Aux Etats-Unis, la politique change de visage : les blogueurs prennent une place de choix dans le débat public américain. Comment le parti démocrate digère-t-il ces transformations ?
Alors que la campagne des primaires américaines commence à battre son plein, il n’est pas inutile de s’intéresser aux activistes internautes qui semblent avoir investi le parti démocrate. Ils apparaissent à l’horizon politique en 2003 sous l’étendard de celui qui fut un candidat malheureux à l’investiture démocrate, Howard Dean. En 2006, ils démontrent, de façon éclatante, leur pouvoir lorsqu’ils obligent le sénateur Joe Lieberman, qu’ils considèrent comme un traître à la cause démocrate, à quitter le parti.De nouveaux activistes
A l'heure d'Internet, les nouveaux activistes s’engagent non seulement par leurs écrits - souvent incendiaires - mais également en se déplaçant en masse pour soutenir leur(s) candidat(s). Surtout, ils contribuent au financement de la campagne par l’envoi de donations souvent très peu élevées, mais qui, agrégées, représentent une manne non négligeable pour les candidats. Un mode alternatif de financement des campagnes se dessine alors : les candidats ne vont plus uniquement à la recherche de contributeurs qui manifestent leur soutien par des chèques de mille ou deux milles dollars. Que ce soit Hillary Clinton, Barack Obama, Mitt Romney ou encore Rudolph Giuliani, chaque candidat à l’investiture de son parti pour 2008 développe une stratégie Internet, entouré d'une équipe dédiée à la recherche du soutien politique et financier de la blogosphère.
Le parti démocrate et la blogosphère
L’ouvrage de Matt Bai, The Argument : Billionaires, Bloggers and the Battle to Remake Democratic Politics, arrive à point nommé alors que chacun s’efforce de comprendre le rôle politique de la blogosphère. Bai relate l'histoire des nouveaux progressistes de la toile, qui ont longtemps peiné à se faire reconnaître des cadres du parti.
L’arrivée des blogueurs sur la scène démocrate est étroitement liée à l’histoire récente de ce parti. Depuis la vague républicaine de 1994, le parti démocrate erre, allant de défaite électorale en défaite électorale, cherchant à se forger une nouvelle identité. Les années 2003 et 2004 ont vu l’émergence d’une nouvelle tendance démocrate ayant pour caractéristique de se vouloir en dehors du parti. Les meneurs de ce mouvement socialement hétérogène s’auto-proclament tous "progressistes", mais appartiennent tout de même à deux grandes catégories. D’un côté, les fameux blogueurs, dont les plus connus sont Jerome Armstrong ou Markos Moulitsas Zúmiga ; de l’autre, les grosses fortunes, George Soros en tête, qui ont financé trop de campagnes conclues par un échec.
Reconquérir le terrain des idées
L’histoire que nous narre Matt Bai commence avec Rob Stein, un stratège démocrate qui s’intéresse de près aux clés du succès conservateur et en tire… une présentation PowerPoint. Bien que marginaux à l’origine, y compris au sein du parti républicain, les conservateurs ont su s’approprier le débat démocratique en travaillant sur le long terme. Au lieu de se focaliser sur une élection, ils se sont efforcés de reconfigurer les termes du débat, et ce depuis les années 70. Pour ce faire, ils financent notamment de nombreux centres de recherche, parmi lesquels le célèbre "Heritage Institute".
Convaincu que les démocrates ne peuvent reconquérir le pouvoir que s’ils s’engagent à leur tour dans la bataille des idées, Stein part faire du porte à porte pour "vendre" ses propositions. Il finit par obtenir l’écoute de quelques démocrates influents et désabusés : soudainement, ses propositions se diffusent de manière virale. Le contenu de son exposé reste confidentiel, chacun veut être introduit dans le secret des dieux. Progressivement, les groupes de travail qui se forment deviennent la "Democracy Alliance", qui finance d’autres projets démocrates à hauteur de millions de dollars.
Malgré ce nouvel afflux de fonds et de main d’œuvre, les démocrates perdirent l’élection de 2004. Cette défaite n’est pas forcément perçue comme un véritable échec par les progressistes, qui veulent avant tout réformer le parti.
Les réalités du deuxième mandat Bush changent la donne. Les élections de mi-mandat de 2006 semblent alors indiquer un retournement de tendance : le parti républicain est clairement en déroute, et laisse la porte grande ouverte à ses opposants démocrates. Néanmoins, cette défaite républicaine est plus le reflet d’un rejet massif du parti qui contrôle le Congrès et la Maison Blanche que d’une adhésion réelle aux candidats et aux valeurs démocrates. D’ailleurs, quelles sont ces valeurs ? Quelles idées défendent les démocrates d’aujourd'hui, au-delà de leur opposition à George W. Bush ?
Matt Bai pointe ici les faiblesses et les incohérences de ce nouveau mouvement, qui reste disparate et non-organisé. Les progressistes veulent reconstruire un parti, mais commencent "par la fin", sans comprendre le mode de fonctionnement de Washington. Ils veulent créer les termes d’un nouveau débat, mais s’en tiennent le plus souvent à des attaques contre les républicains et à des formules creuses. Ils disent vouloir s’inspirer du succès conservateur, mais s’attachent d’abord à des mesures stratégiques et tactiques, alors que ce qui leur sert de modèle était d’abord un travail sur les idées politiques.
Bai s’en prend aussi à la naïveté politique de ces grosses fortunes, qui ne semblent évaluer l’efficacité, le succès et l’intelligence que par le prisme de la réussite financière. Cette naïveté, cette incohérence, voire parfois cette incompétence, se retrouvent également parmi les blogueurs. Dans leur hâte à chasser les républicains et à tout détruire sur leur passage, ils en oublient les fondamentaux : si les démocrates n’ont pas de vision alternative à proposer, toute victoire électorale ne sera que passagère.
Là se trouve l’argument central de Bai : les Etats-Unis sont en proie à une transformation historique et, pour l’instant, ni démocrates ni républicains ne sont en mesure de proposer un nouveau paradigme. Celui qui réussira à articuler une nouvelle vision pour ce nouveau monde l’emportera.