En réponse à 11 questions pas toujours pertinentes, l’ancien Premier ministre livre, avec son analyse, très incomplète, et sa mémoire, très sélective, un livre aussi passionnant qu’une mauvaise fiche technique ou qu’un long rapport sénatorial.
Pour le troisième titre de cette nouvelle collection, Michalon donne la parole à l’ancien Premier ministre et sénateur Jean-Pierre Raffarin. Excellente idée ! Le père de l’acte II de la décentralisation, concrétisé avec la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003 et par le train de lois organiques votées dans la foulée, avait sûrement beaucoup à nous dire, sur son ambition pour réformer la France, ses déceptions, les difficultés auxquelles il s’est heurté. N’auriez-vous pas rêvé de disposer des souvenirs du père de la décentralisation-tout-court, Gaston Defferre, décédé en 1986, avant d’avoir eu le temps de se mettre à la plume ?
Hélas, et la responsabilité première en revient peut-être à cette collection qui cherche ses marques, ces 110 pages hésitent entre le livre pour étudiant, à la fois très précis et très incomplet, et l’ouvrage de réflexion qui donne l’occasion à une personnalité de prendre un peu de hauteur. Les "10+1" questions choisies par Pierre-Luc Séguillon, directeur de la collection, mélangent les genres : certaines sont très basiques (question 1 : "de quoi parle-t-on : décentralisation, régionalisation, déconcentration, reformer l’Etat ?"; question 6 : "qui lève l’impôt ? qui dépense ? qui finance ?"), d’autres appellent une réflexion empruntant à la science politique et à la politique tout court (question 7 : "comment organiser la solidarité et l’équité des territoires ?" ; question 2 : "le modèle républicain est-il nécessairement jacobin ?").
Aux unes et aux autres, Jean-Pierre Raffarin répond de manière bien peu convaincante. Les questions les plus simples motivent un long énoncé de chiffres et de références législatives qui tiennent de la fiche technique préparée par un administrateur du Sénat. Et la tromperie sur la marchandise n’est pas loin puisque les termes évoqués ne sont souvent pas définis. On aurait tant aimé que Jean-Pierre Raffarin nous assène quelques unes de ses formules dont il avait le secret, à propos de la déconcentration par exemple ! Mais n'est pas Odilon Barrot qui veut ! La réforme de l’Etat n’est vue que sous l’angle du transfert de compétences aux collectivités territoriales ; l’évolution du rôle du préfet, depuis 25 ans, n’est pas évoquée, pas plus que celui des contre-pouvoirs locaux, notamment juridictionnels (juridictions administratives et financières par exemple) ; quant à l’outre-mer, il est tout simplement oublié alors même que ces collectivités ont souvent joué le rôle de laboratoire, par exemple en matière d’adaptation de la législation métropolitaine.
Alors, la faute aux questions ou la faute au questionné, peu importe. Au total, on aurait aimé connaître le sentiment de Jean-Pierre Raffarin sur la multiplication des niveaux de collectivités territoriales, sur la constitution de nouveaux fiefs politiques, sur l’existence de problèmes de corruption, notamment à cause des marchés publics et sur les moyens de les combattre. Plus globalement encore, face à une ambition décentralisatrice respectable, motivée par une volonté de réformer de notre démocratie, on attendrait une réflexion sur les inégalités, notamment entre les territoires, et sur le principe d’égalité lui-même que l’Etat est là pour défendre. Comment décentraliser, prendre davantage en compte les particularités locales, permettre d’adapter les lois et d’y déroger sans mettre à bas deux siècles d’application du principe d’égalité ? Cette question là n’est pas posée … et n’aura donc pas de réponse.
Pire encore, la mémoire de l’ancien Premier ministre devient sélective lorsque, en décrivant les transferts de compétences réalisés pendant son passage à Matignon, il néglige les polémiques, soulevées notamment par les présidents d’exécutifs régionaux de gauche, à propos de la non compensation de ces transferts. Que l’Etat se réforme, c’est bien ; mais qu’il le fasse en se défaussant sur les régions et leurs contribuables et la machine se grippera ! Le summum de la mauvaise foi est atteint dans le chapitre consacré au Sénat (question 10 : "quel avenir pour le Sénat ?"). Dans sa défense aveugle de l’institution à laquelle il appartient, Jean-Pierre Raffarin multiplie les perles. Citons le : "il est plus que temps d’oublier les caricatures d’un cénacle de "vieux messieurs" puisqu’il compte aujourd’hui 60 femmes" (sur 331 NdR) ; ou encore : "jamais peut-être le bicamérisme n’a été aussi nécessaire pour assurer l’indispensable séparation des pouvoirs chère à Montesquieu". Evoquant à demi-mots la question de la représentativité et du mode d’élection, Raffarin ne craint pas de dire que la critique sur l’anomalie démocratique que représente le Sénat "n’échappe pas à une certaine facilité car de nombreuses collectivités territoriales, à l’image de Lille ou Limoges, n’ont pas connu d’alternance depuis 1958 sans qu’on remette, pour autant, en cause le caractère démocratique de leur gouvernance." La différence entre un mode de scrutin taillé sur mesure pour la droite et le résultat de scrutins au suffrage universel direct, réalisés dans les mêmes conditions que dans d’autres communes, lui a manifestement échappé. Le paradoxe n’est pas loin lorsque, à propos du rapport des collectivités et de l’Etat, Raffarin juge que "le pouvoir moderne est un pouvoir partagé" (p. 109). Pas au Sénat ? Alors quand même, Jean-Pierre Raffarin concède quelques pistes de réformes, par exemple dans la maîtrise de l’ordre du jour, ou dans l’utilisation des nouvelles technologies, pour bâtir un "Parlement 2.0" (sic). Mais sur la méthode, il n’y en a qu’une : celle qui "consiste à faire confiance au Sénat pour conduire son autoréforme." Vous avez dit corporatisme ?
La faiblesse de l’analyse est la même lorsque sont évoquées, dans le dernier chapitre, les autres institutions de la République, par delà le Sénat et les collectivités territoriales. Sur le Premier ministre, aucun problème : malgré la difficulté du "job", comme il dit, malgré ses divergences avec Jacques Chirac qui a été "tout sauf un sleeping partner" (p. 102), Jean-Pierre Raffarin aura été un chef du gouvernement heu-reux. Et d’ailleurs, pour lui, "la question des rapports entre le Président et le Premier ministre dans la Vème République ne se pose pas" (p. 103). Et la nouvelle donne post-présidentielle 2007 ne change rien à cette vision irénique : ses seules réserves portent sur la volonté de Nicolas Sarkozy d’aller parler devant les chambres et sur l’abaissement du rôle des ministres, notamment face aux conseillers de l’Elysée, qui parlent beaucoup trop en public. Attention : il ne faut pas insulter l’avenir et le secrétaire général de l’Elysée est épargné car "il a pris avec Nicolas Sarkozy une dimension institutionnelle renforcée et de fait Claude Guéant a rang gouvernemental" (p. 107).
Pour conclure sur une note positive, relevons certaines propositions intéressantes, qui mériteraient réflexion et débat, par exemple sur la formation de véritables gouvernements locaux plutôt que d’exécutifs élus par l’assemblée délibérante (p. 10), sur la notion de collectivité chef de file rapprochée de la question des compétences des différentes collectivités (p. 38), sur l’intercommunalité. Sur le rôle même du Sénat dans les navettes parlementaire sur les projets de textes, Raffarin aurait des choses à proposer pour conforter "le temps de la réflexion" que Clémenceau décrivait en 1907. Sur le statut de l’élu (p. 76) enfin, Jean-Pierre Raffarin avance des idées intéressantes, mais, opposé au non cumul des mandats (surtout pour les sénateurs…) et à l’élection au suffrage universel direct des exécutifs locaux, il se révèle, ici comme ailleurs, bien conservateur.
Surtout, un soupçon pèse sur ce livre. A quoi sert-il vraiment ? Largement inutile, on l’aura compris, pour ceux qui s’intéressent au droit de la décentralisation et au fonctionnement de nos institutions, cet ouvrage plaira avant tout aux collègues sénateurs de l’ancien Premier ministre, abondamment cités dans chacun des chapitres (notamment les sénateurs Jean-Claude Gaudin, son homonyme Claude, Patrice Gélard, Philippe Marini, Philippe Dallier ou Alain Lambert entre autres). A quelques mois des prochaines élections sénatoriales, c’est déjà pas si mal, direz vous…