► COUP DE COEUR NONFICTION : Pékin va-t-il remplacer l’Occident auprès du continent Noir ? Près d’un million de Chinois en Afrique, bientôt 100 milliards de dollars d’échanges bilatéraux, des infrastructures construites et offertes dans des temps records…

La Chine dérange. Nous ne savons pas la penser. Pays du Sud qui réussit, pays communiste qui maîtrise toutes les ficelles du capitalisme, nation de paysans et d’ouvriers qui inonde le monde de produits bon marchés, mais qui excelle aussi dans les biotechnologies et réussit à envoyer un homme dans l’espace.

Ce que nous ne réussissons pas à penser, nous le rejetons. Nous oublions ainsi cette réalité bien simple : civilisation millénaire, puissance hors norme, la Chine veut jouer un rôle de tout premier plan dans les affaires du monde. Elle s’y prépare et s’y emploie. Et elle dispose, désormais, des moyens de ses ambitions.

C’est l’un des intérêts de ce livre de Serge Michel, correspondant en Afrique de l’Ouest du Monde, de Michel Beuret, chef du service étranger de L’Hebdo (Suisse) et de Paolo Woods, photographe et grand reporter : il oblige à regarder la réalité en face. Un an d’enquête dans plus de quinze pays d’Afrique comme en Chine, des entretiens, des images saisissantes, des récits de vie mais aussi des faits, des données et des chiffres implacables obligent à prendre acte de cette nouvelle réalité : la Chine est devenue, en quelques années, un acteur majeur en Afrique. Elle s’y implante, elle y commerce et y rencontre un certain succès. Elle déploie une démarche construite, y consacre des moyens importants et le fait au nom d’impératifs stratégiques vitaux. Il existe désormais une Chinafrique et elle a sans doute une influence bien supérieure à celle de feue (?) la Françafrique.


Huit Chinois pour un Français

Les faits et chiffres qui émaillent ce Chinafrique sont sans appel. Alors que la France, comme la plupart des pays occidentaux, se désengage humainement et commercialement de l’Afrique, alors que le nombre de Français sur le continent a baissé de 25 % en 20 ans pour atteindre 110 000 personnes environ, la présence Chinoise s’y développe de manière accélérée. Entre 500 000 et 1 million de Chinois vivent désormais en Afrique. "Le commerce bilatéral entre les deux régions a été multiplié par cinquante entre 1980 et 2005, il a quintuplé entre 2000 et 2006, passant de 10 à 55 milliards et devrait atteindre 100 milliards en 2010. En 2007, la Chine aurait pris la place de la France comme second plus gros partenaire commercial de l’Afrique."

Encore, ces chiffres ne prennent-ils pas en compte les investissements privés, parfois difficile à démêler des actions du gouvernement chinois, les dons aux États, les soutiens à différentes ethnies, le travail à perte et tant d’autres formes d’échanges.

Les deux auteurs ont ainsi pu assister, seuls journalistes occidentaux, au "Forum de la coopération Chine Afrique"   , troisième du genre, qui s’est tenu à Pékin en novembre 2006. 48 pays représentés (sur 53 pays d’Afrique, les cinq autres, petits États, restant fidèles à Taïwan), 41 chefs d’État et de gouvernement, une ode à Bandung et aux coopérations Sud-Sud, et de nombreuses images destinées aux télévisions nationales de tout le continent ont formé l’essentiel du contenu des échanges de cette rencontre qui avait été organisée de manière à minimiser autant que possible la présence de journalistes occidentaux. Des accords bilatéraux sans fin ont émaillé la rencontre. La Chine a en effet investi, prêté ou donné près de 50 milliards d’euros ces trois dernières années à presque tous les pays du continent (avec une nette préférence pour les pays détenteurs de pétrole, et notamment le Soudan et le Nigeria, ou de richesses minières, comme la République démocratique du Congo).

À travers leur périple, les auteurs ont pu mesurer que cet investissement outrepassait largement les flux financiers. Élites africaines qui étudient en Chine, connaissance parfaite des chefs d’États et de leurs opposants, construction d’infrastructures de dimensions dantesques… la Chine semble en passe, avec des succès variables, de réussir à tisser une alliance nouvelle et inédite avec presque tous les pays de ce continent.


Le grand jeu de la mondialisation


Rudyard Kipling parlait volontiers du "grand jeu" que menaient, au XIXe Siècle, l’Angleterre et la Russie dans le cadre de leur rivalité coloniale au Caucase et en Asie. Alliances, coups d’États, rebellions, création d’États tampons caractérisèrent cette rivalité.

Tout semble montrer que le continent africain est désormais le théâtre d’un même affrontement. L’Angleterre et la France, anciennes puissances coloniales, y sont toujours présentes. Les États-Unis et la Chine commencent à y croiser le fer dans le cadre d’une rivalité croissante que nombre d’analystes estiment devoir immanquablement entraîner un affrontement armé à l’horizon 2020-2030, et qui suscite aux États-Unis la résurrection du vocabulaire et des approches stratégiques de la guerre froide.

Les enjeux sont considérables. La croissance chinoise, considérable, est pourtant très loin d’assurer les besoins d’une population encore très largement frappée par la pauvreté. Les auteurs rappellent ainsi opportunément le propos d’un scientifique anonyme cité par Le Figaro : "Nous avons 600 rivières en Chine, 400 sont mortes de pollution. On ne s’en tirera pas sans envoyer 300 millions de personnes en Afrique !". Sans aller forcément aussi loin, ce pays qui comptait 3 millions de voitures en 1999 devrait en avoir 100 millions en 2010. Il devra alors importer 10 à 15 millions de barils de pétrole par jour, soit le double de la production de l’Arabie saoudite. Ses besoins en matières première ou en produits agricoles atteindront des proportions difficilement imaginables.

Par ailleurs, avec près de 1 500 milliards de dollars de réserve de change, avec une main d’œuvre bon marché "exportable" avec une grande facilité, avec une tradition de diaspora et une absence de tradition coloniale, avec sa souplesse à l’égard des droits de l’homme et sa diplomatie du jeu de go, la Chine a de sérieux atouts pour devenir une puissance mondiale.

En regard, l’Afrique, avec un taux de croissance supérieur à 5,5% depuis quatre ans et 28 pays africains sur 53 qui auront un taux de croissance supérieur à 7,5% en 2008, avec des réserves connues de pétrole qui augmentent chaque année, mais aussi de l’uranium, des minerais, une production agricole qui n’est pas nulle, des bois précieux et tant d’autres ressources, l’Afrique est un territoire beaucoup plus intéressant que ne le supposaient, jusqu’à présent, les Occidentaux.



Pékin peut-il développer tout un continent ?

L’intérêt de Chinafrique est que les auteurs ne se limitent pas à ces chiffres et à ces analyses géostratégiques. C’est avant tout un reportage d’une année qui nous est proposé, ce qui fait de ce livre un livre essentiel.

Ce sont les destins croisés de ces Chinois qui ont fui leur village, qui ont été enrôlés par les grands consortiums nationaux, ou ont rejoint qui un oncle, qui un mari, les trajectoires de ces commerçants qui ont bâti un empire en redressant une usine de biscuits en faillite, de ces ministres africains qui reviennent de Pékin avec des étoiles dans les yeux, de ces contremaîtres à qui le gouvernement a suggéré de créer leur propre entreprise. Ce sont des milliers de kilomètres de gazoducs, des installations portuaires, des milliers d’ouvriers chinois qui construisent l’autoroute transalgérienne en moins de quatre ans. Nous voyons renaître une ligne de chemin de fer bâtie par les anglais et anéanties par 27 ans de guerre civile en Angola. Nous voyons les promesses de Ben Laden au Soudan tenues par le régime communiste. Nous voyons des gamins du Congo qui interpellent tous les Occidentaux en chinois… Nous apprenons que la pacotille vendue dans les souks égyptiens, qui accueilleront prochainement des millions de touristes chinois, est la plupart du temps produite en Chine…

Les photographies ne se contentent pas d’illustrer le propos, elles l’imagent, au sens strict, et donnent à voir et à imaginer ce que le texte ne sait pas dire.

C’est une ambition concrète qui nous est ainsi montrée. Quelle en est la limite ? Il n’y en a quasiment pas. "L’Empire du milieu a besoin d’un continent pacifié et s’y emploie : la pax sinica est à l’œuvre."Tout semble montrer que la Chine a décidé de développer uniment l’ensemble d’un continent, de Capetown à Rabat, de Dakar à Addis Abeba, et notamment d’y déployer des infrastructures à l’échelle d’un continent.

C’est une ambition ancrée dans la tectonique de la mondialisation. L’Occident a abandonné le continent noir pour investir massivement dans une Asie qui l’inonde de produits bon marchés. Ces investissements ont dégagé en Asie une capacité d’investissement sans précédent, qui est aujourd’hui utilisée en Afrique, avant peut-être de se déplacer vers d’autres continents…

Les raisons d’une telle ambition sont à la hauteur du défi. Il y a d’abord l’explosion des besoins chinois : "Il paraît que les Chinois mangent déjà 32 % du riz produit sur terre, utilisent 47 % de son ciment et fument une cigarette sur trois. Leur consommation de bois étranger semble pour l’instant plus raisonnable : ils n’auraient importé que 83,5 millions de mètres cubes en 2003, soit 10 % du marché mondial, mais cela fait déjà des dégâts considérables chez leurs principaux fournisseurs, la Sibérie et l’Asie du Sud Est. Le consortium Forest Trend estime que si les coupes continuent au rythme actuel, les forêts d’Indonésie et du Cambodge auront disparu dans dix ans, celles de Papouasie-Nouvelle Guinée dans treize ans, celles de Russie dans vingt ans."

Mais il y a aussi l’importance stratégique de disposer d’un grand nombre de votes alliés à l’ONU (et le désir d’en dépouiller le grand rival Taïwan). Il y a encore le plaisir immodéré de réussir là où visiblement l’Occident a échoué. Il y a peut-être aussi le besoin de former une nouvelle élite des affaires aux règles du commerce international en prévision de futurs déploiements sur d’autres marchés. Il y a également une authentique ambition de réussir un développement Sud-Sud, et l’on devine d’ailleurs à travers cet ouvrage qu’il y aurait sans doute matière à proposer prochainement un Indafrique ou même un Brésilafrique aux lecteurs français.



Quand Sun Tsu fait de la géostratégie

Quels que soient les développements à venir de cette aventure chinoise en Afrique, elle comporte de beaux succès, dont les raisons méritent examen, d’autant plus que nombre d’entre elles signalent l’incurie ou l’aveuglement du partenariat avec l’Occident. Au fil des pages de ce Chinafrique, on relève ainsi l’acharnement d’un pays qui a considéré qu’il y avait encore de la valeur dans un continent que tous avaient abandonné.

On note également la force que représentent les centaines de millions de paysans et d’ouvriers pauvres qui peuvent être projetés par milliers sur un chantier, et qui acceptent de travailler à des conditions et à des tarifs qui rendent le business africain tout à fait rentable. On remarque également que les exigences du FMI, et notamment la publication d’appels d’offres internationaux pour les infrastructures, rendent quasiment obligatoire la sélection des offres chinoises. On entend l’admiration, qui n’est pas exempte de sarcasme, des Africains envers la capacité de travail de ces ouvriers chinois, qui acceptent parfois de quitter leur famille pour un voire deux ans sans aucune pause. On comprend que les conditions offertes aux "expat" français sont désormais intenables sur ce type de projet.

Mais les auteurs pointent aussi une implication sans faille de l‘État chinois et des formes originales de partenariat public privé. La diplomatie, la coopération entre États et le soutien aux entreprises privées sont difficiles à démêler : les ambassades soutiennent les entreprises chinoises, l’État accepte de prendre des marchés déficitaires pour ouvrir la voie à ses propres entreprises, de toutes tailles.

On observe la prégnance d’un sentiment national très fort, même parmi les exilés de longue date. On entend d’ailleurs la difficulté à s’assimiler avec des populations qui ne sont pas très aimées, la préservation du mode de vie chinois qui peut même passer par l’implantation d’une agriculture dédiée à ces communautés. On remarque d’ailleurs que cette défiance réciproque sera peut-être le talon d’Achille de ce projet.

On est bien contraint de reconnaître que l’Occident s’est enlisé dans son discours sur les droits de l’homme, pas toujours traduit dans les faits, et souvent vécu comme hypocrite ou condescendant alors que les Chinois ne s’embarrassent pas de ces principes et se consacrent au négoce. On note que comme leurs concurrents occidentaux, les Chinois n’hésitent pas non plus à manipuler des rebellions, à monter des chantages, à armer des coups d’Etats.
On soupçonne la naissance d’un ressentiment fort contre l’Occident, contre les diktats d’un FMI qui a ruiné ses meilleurs élèves, contre sa pingrerie et ses sermons, et donc la vulnérabilité de certaines élites africaines (à qui sont largement ouvertes les portes des universités chinoises) à un certain discours sur les partenariats gagnant-gagnant Sud-Sud et sur l’immortel esprit de Bandung.

On relève l’efficacité de la concentration des Chinois sur la construction d’infrastructures majeures, qui ne sont pas seulement financées mais équipées, construites et parfois opérées.

La somme de ces atouts aboutit à une politique profonde, complexe, difficile à cerner, quasi impossible à contrer et au total redoutablement efficace.



Perspectives

C’est une autre des qualités de ce livre que de ne pas chercher à juger, à alarmer, ou à simplifier. La réflexion finale sur les perspectives de cette aventure est donc nuancée et contrastée.

Au crédit de la Chine : son implication durable et l’ampleur des investissements ; la construction effective d’infrastructures durables ("Les Congolais nous disent souvent qu’ils auraient préféré être colonisés par la Chine que par la France, affirme Philippe Zang (…). Les Français n’ont rien fait pour ce pays, pas de routes, pas d’usines, rien. Si c’était les Chinois qui étaient venus, cette plage aurait été bordée de grattes-ciels") ; la recherche de formes de développement Sud-Sud ; la construction d’une influence essentiellement pacifique et commerçante.

Au débit : une stratégie de développement fondée sur la contradiction des (rares) accès de courage de l’Occident et sur le rapprochement systématique avec les États condamnés pour leurs entorses aux droits de l’homme ; une entrée rapide dans le jeu pas très propre (mais déjà pratiqué par l’Occident) des ventes d’armes, du trafic d’armes, de la corruption de certaines élites ; un irrespect de l’environnement qui finit pas introduire en Afrique les mêmes terribles problèmes que ceux qui sont aujourd’hui rencontrés en Chine ; et l’impression d’une grande difficulté à nouer de véritables échanges culturels.

L’avenir des relations Chine-Afrique ? Difficile à prédire. Au vu de ces pages, on peut s’attendre à des relations durables et à un développement important. Mais il semble aussi que ces mouvements chinois aient éveillé soit l’inquiétude soit l’intérêt de l’Occident et qu’ils suscitent en retour de nouveaux investissements. Il semble aussi que les élites africaines, qui ont quand même la mémoire du colonialisme bien présente à l’esprit, aient appris à ne dépendre de personne et à diversifier les alliances et les soutiens.
Le plus inquiétant est sans doute la petite musique qui traverse subtilement l’ensemble de l’ouvrage et qui donne le sentiment d’une immense ambition chinoise pour prendre un leadership dans les affaires d’une grande partie du monde - en s’appuyant sur des moyens considérables -, et d’une ferme résolution des États-Unis et de leurs alliés d’empêcher ce développement. Le scénario de la guerre militaire est visiblement très présent dans de nombreuses chancelleries.

Sera-t-il possible, sur un continent qui a avec l’Europe une relation privilégiée et qui s’engage à son tour dans un hyper développement économique d’inventer de nouvelles manières de gérer l’affrontement des candidats à l’hyperpuissance ? C’est une question à laquelle un reportage d’un an, quelle qu’en soit la qualité, ne saurait répondre…


* À lire également sur nonfiction.fr : la critique de La Chinafrique. Pékin à la conquête du continent noir, par Stanislas Kraland, de LeCourant.info.