Le 63e numéro de la revue Images documentaires est consacré aux trajectoires de l’archive, de la réappropriation des images à l’emboîtement des regards. L’enjeu est véritablement de questionner le pouvoir de l’image cinématographique et la confiance qu’on lui accorde ; le regard porté sur l’archive et la façon de l’utiliser (ou de la réutiliser).

Images documentaires est une revue qui, depuis 1993, s’attache à analyser et à promouvoir le cinéma documentaire dans sa diversité, sa richesse, son engagement et sa complexité, par des articles de fond et la recension des films sortis récemment. Ce 63e numéro de la revue est consacré aux "Regards sur les archives", s’attachant à tracer les trajectoires de l’archive en compagnie de théoriciens de renom : Sylvie Lindeperg, Jean-Louis Comolli et Laurent Véray.  
   
La singularité de l’image cinématographique, par rapport à tout autre document "historique", c’est qu’elle est composée d’image et de son : deux raisons de plus pour s’en méfier et redoubler de vigilance. Avec l’image d’archive, on n’est plus seulement dans l’histoire ou dans la conservation matérielle d’un passé, on touche aussi au domaine de l’esthétique. On remarque d’ailleurs que la puissance esthétique de l’image est très peu mise en avant par les différents contributeurs.

Dès lors, dans une perspective historienne, comment fait-on parler une image ? Comment l’image est-elle interprétée, utilisée en fonction d’une contextualisation discursive particulière ? Comment des images peuvent-elles être utilisées dans deux contextes différents (visée de propagande et désir de vérité) sans perdre leur crédibilité ? C’est sur ces problématiques que se penche cet ouvrage. La reprise d’une image survivante et les diverses transformations de son sens.


L’image cinématographique est trompeuse


"La caméra n’est pas une machine neutre", déclare Jean-Louis Comolli en commençant sa démonstration en dix points sur les relations entre documents et spectacle   . Sylvie Lindeperg et Laurent Véray prendront le même genre de précaution et n’auront de cesse d’avertir le lecteur en précisant à maintes reprises que non, le chat que nous voyons à l’image n’est pas susceptible de nous griffer. Autrement dit, l’image n’est pas un reflet fidèle de la réalité : la ressemblance entre le monde réel et le monde filmé (représentation fragmentaire et subjective) est à envisager sur le mode du semblable et non de l’identique ou de l’équivalent.

Par ailleurs, l’image cinématographique diffère également de l’image photographique. Si le récit de cette dernière est surtout produit par le spectateur, l’image cinématographique développe cette particularité que le récit se construit d’abord dans le temps de la prise de vue   et ensuite dans le temps du montage qui est déjà une "reprise de vue". L’image cinématographique est donc une construction de regard et d’objet, par la délimitation du cadre, l’angle de prise de vue, l’utilisation ou non du son synchrone que le montage reconstruit. L’image est le produit de choix de réalisation, elle est soumise à ses conditions de production mais aussi à ses conditions de reprise.

Comme le précise Sylvie Lindeperg dans l’entretien qu’elle accorde à Jean-Louis Comolli, face à l’image d’archive, "il convient de mener conjointement l’histoire des pratiques documentaires et celle du savoir iconographique et du commerce des images qui ont évolué considérablement dans les dernières décennies"   . Elle souligne ainsi le fait que, dans la reprise d’images, le cinéaste n’a pas toujours le recul temporel et la connaissance historique nécessaires pour contextualiser les images réemployées. Et de citer l’exemple du savoir incertain qu’Alain Resnais avait sur la Deuxième Guerre Mondiale lorsqu’il a réalisé Nuit et Brouillard au début des années cinquante. Une inconscience de la valeur de l’image à attribuer en premier lieu aux opérateurs : Jean-Louis Comolli rapporte que "ce qui a été filmé à Bergen-Belsen l’a été sans savoir et sans comprendre la dimension même de l’événement filmé – la Shoah." Comme Resnais pour certains plans, "les opérateurs de Memory of the camp   ont filmé et monté sans avoir conscience de toute la portée des éléments qu’ils fabriquaient. Les caméras avaient enregistré ce qu’elles avaient en face d’elles. "L’histoire était hors champ." (p. 59)

L’histoire est effectivement hors champ et ressurgit des années après, fruit de recherches d’historiens. Un des exemples les plus frappants est celui du plan de la petite fille au foulard dans Nuit et brouillard. Le plan de la petite fille qui regarde fixement l’objectif   rompt avec la représentation idéalisée du camp de Westerbork et du départ vers Birkenau, et a touché Resnais qui l’a choisi après avoir visionné les archives. Il l’insère dans son montage en ignorant ce que des chercheurs hollandais découvriront en 1997, à savoir que la petite fille s’appelle Anna-Maria et qu’elle n’est pas juive mais tzigane. Comme le dit très bien Sylvie Lindeperg, à l’instar entre autres de Georges Didi-Hubermn, "des signes opèrent de l’intérieur des images" (p. 19). On repère ici une force interne à l’image qui interpelle le spectateur (Resnais autant que nous), qui a sur lui un effet médusant   . Dans cette seule image se joue une intersubjectivité : à la tension entre le champ et le hors champ s’ajoute une ligne traçant un regard entre filmeur et filmé, lui-même relayé par un regard entre le spectateur et cette petite fille. L’image de cette petite fille est si forte qu’elle est devenue l’icône de la Shoah.

Il y a donc bien ici emboîtement de regards : celui de Resnais qui par l’acte de reprise de ce plan s’emboîte dans celui du filmeur et celui du spectateur qui englobe tout. On retrouve cette puissance de l’image et l’emboîtement de regards dans le film Mother Dao, Chroniques coloniales de Vincent Monnikedam   analysé par Laurent Véray. Le cinéaste hollandais recycle également à la fin du film des images à forte charge affective : des portraits d’hommes et de femmes. La puissance de ces images (à l’instar de celle d’Anna Maria) est redoublée ici par la bande-son. La différence dans le cas de Mother Dao réside dans le fait que choisir ces images plutôt que d’autres, les sonoriser de façon à retourner leur nature colonialiste relève d’une manipulation du spectateur. Mais nous reviendrons plus loin sur ce point…



Le devenir archive du document

Face à la complexité de l’image et de son utilisation, on peut s’interroger avec Sylvie Lindeperg sur le moment où une image devient archive. Comme le précise l’historienne, celle-ci n’est pas enregistrée comme telle : elle le devient. D’où la nécessité d’identifier les conditions de production et de réalisation de l’image et de la contextualiser. L’image est manipulable, et c’est bien là que réside le danger historique. Sylvie Lindeperg prend comme exemple deux plans de Nuit et Brouillard tournés par Wanda Jacubowska. Dans le film d’Alain Resnais, ces plans en couleur ressortent par rapport aux archives en noir et blanc et sont reconnus comme contemporains du montage. Or ces plans ont été repris par des Américains, passés en noir et blanc et utilisées dans des programmes américains au même titre que les autres images du film. On voit bien ici la double manipulation due à l’homogénéisation des images : d’abord on les passe en noir et blanc, ensuite on ne précise pas que leur source et leur visée sont différentes des autres images. L’histoire était hors champ disait Jean-Louis Comolli, d’où la nécessité de bien identifier et contextualiser les images (pour que le spectateur puisse suivre un pacte de lecture qui lui sera commun au cinéaste). Façon finalement de transformer le document en archive.

L’image cinématographique apparaît comme un défi pour les historiens, notamment parce qu’elle implique plusieurs regards : celui du filmeur, celui du filmé, celui du spectateur et enfin, celui de l’historien. Jean-Louis Comolli nous livre quant à lui une définition du document (p. 45-46) qui relève du principe de la coprésence : D’abord il nous parle du phénomène d’"inscription vraie". Il nous précise que la machine caméra, le corps filmé et le corps filmant partagent la même durée et le même espace. Cette coprésence est attestée par l’enregistrement du film. "Une vérité de l’inscription et non une inscription du vrai" précise-t-il au cas où le lecteur n’aurait pas encore compris que le document cinématographique se distingue du reflet que l’on y voit. Comolli appelle document "la trace de cette relation entre corps et machine" (p. 46), ajoutant que cette relation est duelle : "le corps filmé entre dans un processus d’auto-mise en scène et c’est cela qui est enregistré alors même qu’elle le suscite" (p. 46).

La croyance du spectateur dépend de la façon dont on construit le discours cinématographique, dont on lui fait lire les images. Or la question de la croyance est fondamentale. Jean-Louis Comolli cite dans son article l’exemple du film Memory of the camp que nous avons déjà évoqué : les rushes (et notamment les images tournées lors de la libération du camp de Bergen-Belsen) sont expédiés à Londres. Comolli décrit le désarroi du producteur Berstein et du monteur devant les images de ces milliers de cadavres, ces corps déplacés au Bulldozer. La limite de la pulsion scopique est atteinte : "alors peut-être pour la première fois dans l’histoire vient la question terrible : est-ce que les spectateurs vont y croire ?" (p. 56).   Et Comolli de rajouter à la même page, "pour la première fois peut-être, des hommes, des "professionnels" comme on dira par la suite, s’inquiète de la possibilité de surgissement d’un spectateur sceptique, soupçonneux, incrédule, qui n’en croirait pas ses yeux". Comment amener le spectateur à croire à un fait avéré ? Contre toute attente, le producteur Bernstein demande de l’aide à Alfred Hitchcock qui fait deux recommandations : d’abord, réinscrire le camp dans son paysage, autrement dit contextualiser, donner des informations concrètes de temps et de lieu. Ensuite, contraindre les civils des camps voisins d’assister à l’inhumation des corps et filmer. C’est-à-dire, emboîter les regards : filmer, relier par un panoramique le regard de ces hommes et ces femmes qui disaient n’avoir rien vu et les fosses où étaient enterrés les cadavres. Là encore, tout se joue et se définit par un rapport de coprésence entre victimes et bourreaux, ceux qui ne savaient pas, les caméramen et le spectateur. Jean-Louis Comolli conclura ainsi sur ce point : "Relier le regard et la chose regardée, voilà ce qui fait document".


Survivance et migrations

Mais parfois, et nous l’avons déjà évoqué, les cinéastes peu scrupuleux ou malhonnêtes ont tendance à penser que le double du réel montre une défaillance à signifier, ou à anticiper un défaut de crédibilité de l’image documentaire (en général lorsqu’elle ne correspond pas à leur image fantasmée de la réalité). Ainsi, Veit Harlan choisira pour son film Le Juif Süss de reconstituer de manière fictionnelle la vie dans les ghettos de Pologne plutôt que d’utiliser les images documentaires tournées dans ces mêmes ghettos. Car il est plus facile de recréer l’histoire pour la conformer à son point de vue. L’image d’archive, l’image tournée par un autre peut échapper à celui qui la réutilise.

Jean-Louis Comolli nous expose un autre cas de figure, celui du film de propagande anglais Desert Victory réalisé à partir d’images tournées lors de la bataille égyptienne d’El Alamein en octobre 1942. Les monteurs du film retournent littéralement les images filmées par les opérateurs anglais car le mouvement des chars ne suivait pas le sens de l’offensive sur la carte. Ils montent donc les images à l’envers. Puis, ils estiment que manquent des plans rapprochés sur les soldats au cœur de la bataille. Qu’à cela ne tienne, quand le filmage de la réalité est défaillant, il convient d’appeler la fiction en renfort. Et effectivement, des comédiens dans un décor crédible produisent des images qui, accolées aux images documentaires par le montage, se fondent à elles. De fait, ces images de fiction (que l’on ne pouvait pas lire comme de la fiction du fait de l’amalgame des sources et de l’absence de changement de pacte de lecture pour le spectateur), plans serrés des soldats, tension au cœur de la bataille, etc. furent cités dans des documentaires postérieurs comme des archives de la bataille. Et Comolli d’ajouter dans un élan baudrillardien : "le cinéma fabrique le monde, premier temps ; ensuite, il le remplace" (p. 57).

Et c’est un fait, nous sommes depuis longtemps dans un rapport de spectacularisation du monde sur laquelle se calque notre perception. Ce qui compte est l’efficacité spectaculaire, mais quand ces dimensions sont vraiment saisies sur le vif, on entre dans une certaine confusion.   Comolli ajoute encore que le spectateur a une disposition à "croire malgré tout ; à annuler ce qui vient gêner la croyance ; à préférer la beauté du mensonge, le "mentir-vrai" d’Aragon, à la peut-être plus ingrate manifestation d’une vérité" (p. 54). Le spectateur doit alors être éduqué à l’image pour ne pas croire aveuglément en elle.


Le cinéaste Vincent Monnikendam recycle des images dont la visée première était colonialiste. Il les détourne dans son propre film, les intègre à son propre discours anti-colonialiste et retourne leur sens au moyen du son et du montage. Le cinéaste choisit de réemployer des plans assez stéréotypés (vie quotidienne des autochtones, tentatives d’évangélisation, auscultation par des médecins…) auxquels il ajoute des sons. Laurent Véray cite une séquence dans laquelle des malades recouverts de pustules vus par des médecins qui portent des combinaisons blanches pour se protéger de la contamination. Le cinéaste accole à ces images un son qui semble reproduire le son d’une respiration à travers un masque. Outre le fait de créer de la tension et de l’angoisse, ce procédé crée également une empathie de la part du spectateur envers les malades indonésiens.

Laurent Véray (p. 73) nous dit qu’il n’y a pas de narrateur pour présenter les images. Mais l’énonciateur Monnikendam est là, qui a choisi les images réemployées et le son qui leur est ajouté. Il y a donc production d’un commentaire sur ces images : par le choix des images, le montage et la bande son. La recontextualisation se fait ici en même temps qu’une dénonciation (du colonialisme) / manipulation (du spectateur).

Sylvie Lindeperg souligne qu’il faut enquêter sur ce qui est irréductible au regard de l’opérateur mais aussi sur ce qui se révèle au fil de ses réemplois (p. 12). Il y a une sorte de sédimentation de l’image dont on découvre et redécouvre le sens à mesure qu’elle est confrontée à un discours, un contexte, des images différentes. Si le filmage attribue un sens premier à l’image, son réemploi des années après peut faire émerger un sens jusqu’alors caché. Le réemploi opère un vrai travail de décantation. Un travail pour lequel jouent le temps et l’Histoire : car si l’on est capable de détourner une image, de lui faire dire la vérité en fonction d’une réalité historique, c’est que nous avons la connaissance de ce qui s’est passé depuis le tournage de cette image. Nous avons une pré-connaissance de ce qui s’est passé, qui nous permet de contextualiser cette image rejouée devant nous.

Un des meilleurs exemples de réemploi documentaire réussi à tous points de vue est celui que pratiquent Yervant Gianikian et Angela Ricci-Lucchi. Car leur travail esthétique sur les images ne "vaporise"   pas la valeur historique ni la dimension historiographique du récit. Les deux cinéastes restaurent les images, leur redonnent une plasticité en respectant les attaques du temps faites à la pellicule mais surtout ils exercent à partir des plans retrouvés un véritable travail d’archéologue afin de leur redonner une source, de les dater, situant le lieu de leur prise de vue, le nom de l’opérateur, leur orientation première (la propagande fasciste par exemple). C’est à partir de cette recherche scientifique initiale que les images pourront être retournées, déplacées et détournées.

Les films dont il est question dans ce numéro d’Images documentaires ne sont pas à proprement parler des films d’histoire. Ce ne sont pas des documentaires dans lesquels le commentaire contextualise, explique l’archive en l’utilisant comme une caution historique. Ces films sont des films de cinéma dans lesquels coexistent la dimension artistique et la dimension historique. C’est tout le mérite de cette revue que d’en avoir exposé les problématiques


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Images documentaires n°63, "Regards sur les archives", Association Images documentaires avec la participation du CNL, Paris, 2008, 112 pages, 8,70 €