Bien plus qu'une biographie de la reine Brunehaut (547-613), une précieuse réflexion sur le pouvoir.

Il fallait en vérité un beau courage, et une stupéfiante connaissance de ces VIe et VIIe siècles, auxquels bien peu de spécialistes s’intéressent, pour oser une telle biographie. Non que le personnage soit dépourvu d’intérêt (un vrai "homme d’État", au contraire), ou que manquent les sources (chroniques, vies de saints, canons conciliaires, textes législatifs, etc.), que la parfaite méthode de l’auteur lui permet de maîtriser, voire de décrypter   .

Il est vrai que l’auteur n’est pas n’importe qui désormais : naguère (en 2005), il nous avait déjà donné un maître-livre sur "les racines chrétiennes de l’Europe"   , insurpassable synthèse à laquelle nous avons tous rendu l’hommage mérité. Et aujourd’hui, une biographie, chez un éditeur, certes, chez qui elles abondent. Mais Napoléon III, tout récemment Tocqueville ou Guizot, c’est tout de même plus facile. Gageure donc. Certes on comprend bien ce qui a pu tenter l’auteur : un profil de médaille, peut-être, mais bien noirci par toute une tradition historique (des premiers chroniqueurs, Grégoire de Tours évidemment, des hagiographes de tout poil, du "méchant" Frégédaire, à Augustin Thierry et Michelet) ; donc comme aimait à le dire Lucien Febrve, un profil à décaper, à lustrer, bref à faire ressurgir. C’était tentant, à condition d’avoir les qualités d’un maître. Mais Bruno Dumezil en est un.

Et de la maîtrise il en fallait pour dominer une telle matière ; des généalogies complexes (ah ! ces rois d’Austrasie, de Neustrie, de Burgondie, ces Wisigoths, auquel d’entre nous sont-ils aussi familiers ? Heureusement, il y a les précieux tableaux de la fin du volume) ; plus encore pour acquérir cette familiarité avec ces siècles si difficiles, marqués par tant de violence, de massacres, de guerres fratricides, de pillages, de viols, de rapts et de meurtres, dont l’historiographie romantique a fait ses "choux gras"… Rassurez-vous, ils sont toujours là - comment les éviter ? De fait, on s’étripait gaillardement en ce temps ; et l’horrible fin de l’héroïne elle-même en 613 n’est que l’ultime épisode d’une épouvantable galerie. Mais tout cela, hélas, nous le savons, et depuis longtemps : il suffit de relire Lavisse et nos manuels du primaire (agrémentés de vignettes – heureusement en noir et en petit format, nous montrant la pauvre Brunehaut traînée par son cheval… On en frémit encore !). Tragique fin d’une de ces reines dont on serait pourtant tenté de dire qu’elles ont fait la France. Eh oui ! Aliénor, Blanche de Castille, Catherine de Médicis, Anne d’Autriche, la galerie est longue. Alors pourquoi ne pas y intégrer, en des temps certes plus lointains, cette "sacrée bonne femme", fille, épouse, mère et aïeule de rois, douée d’un sens politique rare, d’un flair diplomatique hors pair ? Bruno Dumézil nous y aide.

Tous les gros livres ne sont pas automatiquement des grands livres, on le sait. Il arrive pourtant parfois… Treize gros chapitres donc, les trois premiers commencent fort naturellement par rappeler la naissance des royaumes barbares, notamment de l’Espagne wisigothique où règne vers 550 Athanagild, le père de Brunehaut, et ce royaume franc que son mariage va bientôt lui faire rejoindre et découvrir. Le chapitre IV évoque justement, après Augustin Thierry, le mariage, fastueux, avec Sigebert, à Metz, probablement au printemps 566 ; là se situe un des morceaux de choix du livre, le décryptage du fameux épithalame composé par le "piquassiette jovial", entendez Venance Fortunat ! Les chapitres suivants nous font ensuite découvrir le rôle des clientèles et des réseaux aristocratiques, les partages (561, 567-568, 596) et leur contexte de guerres civiles (605-908), l’exercice du pouvoir par Brunehaut, d’abord et non sans mal, après la mort de ses deux époux successifs (fin 577, elle était déjà deux fois veuve en moins de deux ans), pour le compte de son fils Childebert II. Après son repli sur la partie burgonde de son domaine dans les années 610-612, elle conduit même une grande politique internationale (chapitre IX), en direction de l’Italie, de Byzance, de l’Espagne wisigothique, de la Grande-Bretagne anglo-saxonne. L’auteur retrace ensuite dans deux chapitres plus thématiques son œuvre (militaire, législative, fiscale, judiciaire), son appui à la réforme de l’Église   , aux efforts missionnaires (la mission d’Augustin en 596), au monarchisme (Lérins, Ste Croix de Poitiers, Ste Marie d’Autun). C’est bientôt "la chute" (chapitre XII) et le fameux supplice soigneusement mis en scène par Clotaire II. Et l’on refermera l’ouvrage sur l’évocation de la "légende" (noire, le plus souvent), de Frégédaire aux Carolingiens, du Neibelunglied à Boccace et Augustin Thierry. Une tradition bien injuste pour "cette grande gouvernante", au sens politique indéniable, aux intuitions rares.

Est-il besoin d’ajouter qu’au-delà d’une simple biographie – déjà une gageure pour cette époque –, ce livre est constamment – mais sans en avoir l’air, sans le dire ouvertement -, une précieuse réflexion sur le pouvoir. Quant à l’appareil scientifique, inutile de dire qu’il est sans faille : quarante pages de notes, quinze de bibliographie, cinq tableaux généalogiques, et en annexe, une vingtaine de textes, en latin et traduction, notamment les lettres de Grégoire le Grand. Une fois encore, un modèle de travail scientifique


Notre photo : Alphonse Marie de Neuville, L'exécution de Brunehaut.