L'importance des prélats dans la naissance de l'État moderne mise en lumière dans un ouvrage clair et riche.

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Dans cet ouvrage issu d’une thèse de doctorat dirigée par Jean-Marie Constant et Denis Crouzet, soutenue en 2004, Cédric Michon, maître de conférences à l’université du Maine, spécialiste de la Renaissance, nous plonge au cœur de l’administration royale et fait plus particulièrement la lumière sur le rôle politique des hommes d’Église en Angleterre et en France sous les règne d’Henri VIII et de François Ier. Il choisit, revenant sur la question de l’émergence, dans les monarchies anglaise et française de la Renaissance, d’un État toujours plus centralisé et d’une bureaucratie toujours plus efficace, de se pencher sur cette catégorie singulière de serviteurs du roi qu’il nomme les "prélats d’État".

Ce choix se justifie par des chiffres éloquents qui, tant pour la France que pour l’Angleterre, montrent que les prélats occupent au cœur de l’État une place décisive quels que soient les secteurs de gouvernement envisagés - conseil du roi, administration centrale ou régionale, diplomatie, prélèvement fiscal ou ravitaillement des armées. Jean du Bellay, François de Tournon ou Stephen Gardiner en sont des exemples illustres. Les ecclésiastiques représentent ainsi près du tiers des principaux conseillers de François Ier et sont présents dans des proportions comparables dans le conseil d’Henri VIII. On les retrouve à l’échelon régional où ils sont particulièrement utilisés dans des régions ou des contextes de crise. Dans le personnel diplomatique, le pourcentage des hommes d’Église représente en France comme en Angleterre 30 à 50 %. Cédric Michon explique qu’il n’existe, ni dans les sources, ni dans le vocabulaire historique, de terme spécifique pour désigner ce groupe particulier de serviteurs du roi. C’est pourquoi il choisit d’utiliser le terme de "prélats d’État" pour évoquer cette présence ecclésiastique au cœur de l’administration royale.

En dépouillant des sources issues de plus de trente fonds d’archives conservés en France, en Angleterre, en Italie et aux États-Unis, l’historien a pu retracer, en choisissant une méthode médiane entre la biographie et la prosopographie, la carrière d’une trentaine de prélats d’État, pour la France comme pour l’Angleterre. Dans chaque monarchie, seuls une dizaine d’entre eux jouit d’une influence politique importante, qui se traduit notamment par une présence au conseil du roi. Les autres, présents dans l’administration régionale ou fiscale, la diplomatie ou la chancellerie, agissent à l’échelle provinciale.

Ils constituent une élite originale, qui se définit par ses liens avec le roi et dont l’étude permet, comme l’explique l’auteur, d’apporter un éclairage particulier sur l’administration royale. Cédric Michon insère en effet son étude dans le large débat sur la nature de l’État moderne qui oppose les tenants du développement précoce d’un État bureaucratique à ceux qui considèrent l’État renaissant comme encore profondément domestique. Rebondissant sur ces débats, il veut souligner que s’exprime avec force une troisième voie, ecclésiastique, d’affirmation de l’État. Prolongeant les réflexions de Denis Richet, il s’attache à montrer comment le développement puis la disparition du prélat d’État révèle la dimension éminemment pragmatique de l’affirmation du pouvoir royal.

Dans une première partie intitulée "Les prélats, piliers de l’État", Cédric Michon s’attache à mettre en lumière les compétences des prélats d’État et la manière dont celles-ci sont mises au service de la monarchie, pour souligner que la catégorie des prélats d’État constitue, outre celle des courtisans et des juristes, une troisième voie dans la croissance de l’État renaissant. Cédric Michon montre bien que c’est une palette variée de compétences qui peut expliquer l’intérêt du recours aux prélats d’État : fins techniciens, formés dans les meilleures universités, ces derniers sont des juristes et théologiens de haut niveau ; mécènes, ils peuvent être au cœur de réseaux importants qui sont mis au service des intérêts royaux ; évêques, ils ont une influence locale certaine qui peut être exploitée pour un meilleur maillage des provinces. Un tiers des diplomates et des conseillers, la moitié des principaux ministres, des personnages importants de l’administration provinciale se révèlent ainsi être des prélats, dont Henri VIII comme François Ier exploitent tant les compétences juridiques ou théologiques que les réseaux de sociabilité qui s’étendent à l’Europe entière et se révèlent essentiels dans le règlement de questions épineuses telles que l’annulation du mariage aragonais d’Henri VIII ou l’établissement de relations avec les princes allemands.

Les larges compétences des prélats sont de même utilisées à l’intérieur du royaume : prestige et assise locale en font des relais politiques, administratifs et militaires essentiels du pouvoir royal.



Derrière ce large recours aux prélats dans les deux royaumes, se cachent des logiques de promotion et d’intégration bien différentes qui, en France, renforcent la dimension domestique et en Angleterre, la dimension bureaucratique de l’État. L’étude comparée des origines sociales et culturelles des prélats d’État anglais et français, qui, sous le titre "héritiers et parvenus", fait l’objet de la seconde partie de l’ouvrage, permet à l’auteur d’opposer le règne des docteurs à celui des gentislhommes : alors que sous Henri VIII, près de la moitié des évêques est issue des rangs de la yeomanry et un tiers de ceux de la gentry, la grande majorité des prélats français de la Renaissance vient de familles nobles. Cédric Michon se penche sur la complexité du cas français qui fait voisiner des prélats courtisans comme François de Tournon ou des prélats bureaucrates comme Antoine Duprat, pour lui opposer le cas anglais remarquable par le fait que les prélats sont presque tous des juristes issus d’un milieu social homogène et pour lesquels l’Église agit comme un convertisseur social.

Si l’auteur souligne, pour l’Angleterre comme pour la France, le poids politique des prélats d’État, il ne manque pas de faire remarquer que leur mode d’intégration aux plus hautes sphères de l’État se fait par des voies bien différentes. Gentilshommes, c’est en effet par héritage que les prélats français, intégrés dès leur plus jeune âge à la vie de cour, pénètrent l’entourage royal alors que les prélats anglais, membres de la bourgeoisie ou de la gentry passés par les universités d’Oxford ou de Cambridge, techniciens avant tout, y parviennent suivant la voie administrative et la carrière juridique. Cédric Michon se penche sur l’importance déterminante des familles, qui, dans le cas des prélats français, assurent les carrières.

Contrairement à leurs homologues français, les prélats anglais ne s’intègrent pas naturellement à la vie de cour et doivent subir le mépris des autres piliers de l’État : parvenus pour la grande majorité d’entre eux, isolés, ils ne peuvent s’appuyer sur des réseaux familiaux ou courtisans. Pour palier ces difficulté, c’est une solidarité universitaire qui prévaut et dont Cédric Michon met en lumière les réussites et les échecs sous le nom de "Cambridge connection".

Malgré l’hostilité qu’il rencontre de la part des lettrés en France ou de l’aristocratie et de la noblesse en Angleterre, le recours aux prélats est large sous les règnes d’Henri VIII et de François Ier. Dans une troisième partie intitulée "Le prélat en question", Cédric Michon s’interroge sur les conséquences de ce recours sur la nature de l’État. Les prélats constituent-ils une catégorie spécifique de serviteurs du roi, en particulier pour ce qui concerne le problème de leur fidélité ? N’y a-t-il pas risque de conflit entre deux allégeances ? Cette question se révèle particulièrement importante dans un contexte de concurrence entre un absolutisme pontifical, perceptible sous Jules II et l’affirmation de l’État royal, qui se défend avec le concordat de Bologne en France ou les offensives d’Henri VIII en Angleterre. L’auteur montre, par l’analyse comparée des situations des prélats anglais et français, que s’il y a bien double fidélité des prélats d’État, la fidélité au roi se révèle moins concurrencée par la soumission au pape que par l’attachement à l’Église nationale. Les prélats sont avant tout attachés au roi auquel ils doivent leur promotion ou leur ascension, mais sont prêts à défendre les intérêts des Églises nationales auxquelles ils se révèlent particulièrement attachés. Le lien avec le pape, même s’il est régulièrement dénoncé et qu’il n’est pas premier, a néanmoins aussi son importance.



L’utilisation de clercs pour le service de l’État ne comporte donc pas de risque d’infidélité au souverain : elle se révèle même particulièrement intéressante pour les finances royales puisque les prélats employés par le roi ne touchent en principe pas de gages. Aiguillé par l’hypothèse de certains historiens qui voient dans l’utilisation des prélats pour le service du roi une exploitation de l’administration royale et une forme de mainmise sur l’Église, Cédric Michon s’interroge sur l’ampleur de l’économie réellement réalisée. Une étude fine et comparée des sources lui permet de conclure que cette solution représente une économie substantielle pour les finances royales qui représenterait entre une demi et une maison ou l’équivalent de dizaine de juristes.

Cet intérêt financier n’est néanmoins pas suffisant pour pérenniser la place des prélats au service du roi. L’étude de Cédric Michon s’ouvre en effet sur la question de l’effacement progressivement de ce personnel. Alors que le rôle des prélats d’État est essentiel sous les règnes d’Henri VIII et de François Ier, leur disparition se révèle très rapide. Dès le règne d’Elisabeth I pour l’Angleterre et aux lendemains des guerres de Religion en France, leur présence s’estompe, laissant place aux aristocrates et aux juristes laïcs.

En Angleterre, cette disparition peut s’expliquer par la restructuration des études juridiques à Oxford et Cambridge qui voient la suppression de l’enseignement du droit canon et le discrédit porté contre le droit civil à partir du milieu du siècle. La réaffirmation du rôle avant tout pastoral de l’évêque qui fait jour dès les années 1530 en Angleterre et quelques cinquante ans plus tard en France permet aussi de comprendre cet effacement progressif des prélats pour lesquels le service de l’État devient à la fin du XVIe siècle une exception. Mais c’est la croissance de l’État lui-même qui condamne les prélats polyvalents, progressivement noyés dans la masse des officiers laïcs spécialisés. Plus qu’une stratégie à long terme, il apparaît bien ainsi que l’utilisation des prélats est conjoncturelle et liée à un besoin précis de monarchies à la recherche de serviteurs compétents. Devenue inutile, cette institution informelle disparaît sans heurts dans les années 1550-1600, révélant le caractère éminemment pragmatique de la construction de l’État royal moderne.

Dans un ouvrage toujours clair et illustré de nombreux exemples et annexes tirés de dépouillements fructueux, Cédric Michon met au jour une catégorie méconnue de serviteurs de l’État royal et apporte un éclairage neuf et riche à l’histoire de la naissance de l’État moderne

 

Ouvrage publié avec l'aide du Centre national du livre.