Deux livres explorent l'interface entre éthique et psychologie expérimentale, en franchissant sans souci les limites traditionnelles de la philosophie.
L'anti-psychologisme s'est bien porté en philosophie au siècle dernier, et il est toujours en vogue. Beaucoup d'éthiciens sont soucieux de préserver l'identité de leur discipline contre ce qui est parfois perçu comme un risque d'abandon de ses ambitions normatives, une subordination aux résultats descriptifs qui sortent des laboratoires. Le prix de cette réserve peut être une relative ignorance de la façon dont les humains réels acquièrent et appliquent leurs principes moraux - l'introspection et l'autorité des grands auteurs n'étant pas infaillibles sur ce sujet. On en trouvera une illustration dans le recueil Textes clés de psychologie morale, publié cette année chez Vrin, dans lequel on ne trouve aucune contribution signée d'un psychologue.
Deux livres récents montrent que cette séparation n'a rien de nécessaire et qu'elle n'a jamais été parfaitement respectée. Chacun le fait à sa manière: Laurent Fedi montre comment une oeuvre basée sur la collection de résultats expérimentaux peut dialoguer sur un pied d'égalité avec des oeuvres d'éthique spéculative. Il relève les multiples influences qui ont lié, dans les deux sens, Piaget à Brunschvicg ou Habermas, ou encore Kohlberg à Kant. Beaucoup plus tonitruant, Anthony Appiah proclame "la renaissance des sciences morales" et la fin d'une "grande séparation" ; son livre ambitionne à la fois de résumer les travaux interdisciplinaires qui se font actuellement en psychologie morale, et de tenter une contribution personnelle.
Piaget et la conscience morale : portrait du psychologue en philosophe
"Reconduire Piaget à un lieu philosophique" : c'est le projet du livre que Laurent Fedi consacre à la psychologie morale du fondateur du constructivisme, et aux débats qu'elle a provoqués. Pour la résumer, la théorie piagetienne voit le développement de l'esprit comme une construction orchestrée par l'individu sous l'influence de son environnement et de son groupe; elle se tient à mi-chemin de doctrines plus nativistes, qui chercheront la trace de mécanismes innés ou préprogrammés, ou socio-constructivistes, qui insisteront sur l'influence des institutions et des générations supérieures. Cette construction est ponctuée par des transitions qui délimitent des stades de développement. Une de ces transitions est celle dont Piaget fait l'hypothèse dans son livre de 1932, Le Jugement Moral chez l'Enfant : au-delà de 7 ans, les garçons des faubourgs de Genève commencent à cesser de considérer les règles du jeu de bille que leur ont transmis leurs aînés comme intangibles et sacrées, et commencent à intervenir dans la fabrication des règles. Pour Piaget, ce changement révèle le passage d'une attitude hétéronome à l'égard des normes à une attitude d'autonomie critique, qui marque le début du raisonnement moral proprement dit.
Les lourds accents kantiens avec lesquels Piaget et Kohlberg décrivent ce processus (dont la réalité n'est pas partout admise) se prêtent fort bien à une analyse philosophique, et Laurent Fedi a la partie belle. Mais le travail d'histoire des idées qu'il présente est remarquablement fouillé, presque trop (on se serait épargné les méditations théologiques de Piaget à 16 ans).
C'est avec une grande clarté que l'auteur dégage l'ossature de la doctrine morale de Piaget, et son dogme principal: la norme morale fondamentale, dont toutes les règles dérivent, est la réciprocité dans la coopération. Cette norme, qu'on appelle souvent la " règle d'Or", est toujours très considérée chez les psychologues de la morale d'aujourd'hui même les moins piagétiens comme Marc Hauser. Le livre nous remémore d'autres découvertes piagétiennes qui ont une actualité importante en psychologie, comme le principe de la responsabilité objective, qui consiste à blâmer des individus sur la base des seuls effets de leurs actes, sans considérer leurs intentions - principe qui permet par exemple de comprendre comment on a pu assigner en justice et condamner des animaux.
Les défauts du livre ne tiennent pas au sérieux du travail ou à la clarté de la présentation, qui sont indiscutables mais à la doctrine de Piaget elle-même, dont Fedi a tendance à surestimer la validité et le crédit . En historien des idées, il place les thèses dans leur contexte et sous le meilleur jour possible, mais à force de déférence, le livre gomme les aspects les plus discutés du constructivisme en morale, qui ne sont d'ailleurs pas les moins intéressants. Plusieurs points de friction auraient mérité d'être abordés beaucoup plus franchement. On aimerait, par exemple, évoquer les problèmes posés par l'évolutionnisme très hétérodoxe de Piaget, mais on se concentrera sur deux autres problèmes.
Le livre d'un constructiviste fervent
Le premier point concerne le développement en stades, qui a fait l'objet de remises en cause profondes pour plusieurs raisons très différentes. L'une d'elle est son manque de clarté chez les fondateurs de la doctrine, comme Kohlberg, qui aménagera et compliquera sans cesse son schéma du développement moral, rendant la réfutation à chaque fois un peu plus difficile. Une autre est le fait que les psychologues d'aujourd'hui ont revu systématiquement à la baisse les prévisions chronologiques de Piaget : les jeunes enfants manifestent très tôt des compétences que Piaget leur dénie. Une dernière est le retour en force, en sciences cognitives notamment en psychologie morale et cognition sociale, des hypothèses nativistes. Laurent Fedi peine à dissiper le vague dans lequel flotte, sur ce point, le dogme constructiviste aujourd'hui.
L'autre point sur lequel le livre convainc moins concerne la question des variations culturelles. Non que Piaget n'ait pas été au courant des sciences sociales de son temps: en rivalité avec la sociologie pour fonder une science de la vie morale, Piaget a abondamment critiqué et commenté Durkheim. L'excellente restitution, par Fedi, de ce débat à sens unique, nous montre comment Piaget tente de substituer au modèle durkheimien, où la contrainte coercitive du social sert de fondement à toute morale, un modèle où la morale a deux sources: l'une dans la contrainte et l'autre dans la coopération, la dernière seule étant authentiquement morale. Mais on a le sentiment que Piaget, et l'auteur à sa suite, exagèrent la généralité des relations de coopération réciproque. Certaines phrases ont de quoi faire s'étrangler un sociologue, par exemple: "L'enfant qui grandit devient un adulte et n'a plus que des pairs avec lesquels il discute d'égal à égal: c'est donc par un mouvement immanent (...) que s'effectue le passage d'une morale de contrainte à une morale de réciprocité" .
Il aurait pu être intéressant d'aborder plus longuement le débat sur la validité interculturelle des hypothèses de Piaget, point sur lequel il a été très attaqué, d'autant plus que les découvertes les plus récentes ne parlent pas unanimement contre elles : des expériences standardisée de psychologie morale menées dans des dizaines de sociétés non-occidentales, ont prouvé qu'elles pouvaient connaître et pratiquer la réciprocité, le raisonnement moral autonome, etc. en dépit de considérables variations sur d'autres plans. Ceci laisse à penser que ces principes n'étaient pas exclusivement ceux de bourgeois genevois en 1920 pour qui le kantisme et la Société Des Nations étaient l'horizon indépassable de l'humanité.
Ces petites réserves mises à part, Laurent Fedi nous propose une synthèse utile doublée d'un bon livre d'histoire des idées, qui ne pèche que par excès d'égards pour son sujet, et fera peut-être découvrir aux philosophes ce que leur discipline doit à la psychologie. Il rappellera aux amateurs de psychologie morale, une discipline en révolution permanente qui a tendance à oublier ses dettes, comment tout cela a commencé.
Experiment in Ethics : portrait des philosophes en psychologues
Le nouveau livre de K.A. Appiah, philosophe célèbre mais nouveau venu en philosophie de la psychologie, est délicat à juger, parce qu'il présente deux visages très différents. C'est d'abord un livre de vulgarisation, qui présente au public cultivé des résultats qui commencent à peine à quitter les colonnes des revues scientifiques (notamment parce que des grands journaux comme le New York Times s'en sont entichés). Mais c'est aussi une contribution personnelle. Le premier livre est aussi enthousiasmant que le second est décevant.
La renaissance des sciences morales
Les critiques dithyrambiques qui ont accueilli l'ouvrage outre-Atlantique, comme celles de Peter Singer ou Paul Bloom, ont avant tout apprécié qu'un philosophe donne toute la place qu'elles méritent aux découvertes des sciences cognitives et de l'économie expérimentale dans l'étude des jugements moraux. C'est là que réside le principal intérêt du livre.
L'expérience emblématique de la nouvelle psychologie morale, le problème des wagons, était à l'origine (cela n'a rien d'anodin) une expérience de pensée proposée par une philosophe rawlsienne (Philippa Foot) pour mettre en évidence l'aspect contre-intuitif de l'utilitarisme. Il y a deux dilemmes ; à chaque fois un wagon s'est détaché d'un train, et fonce à toute allure sur une voie ferrée. Dans le premier dilemme, la voie se sépare en deux: 5 personnes se trouvent sur la première branche ; sur la deuxième se tient une personne seule. Supposons que vous ayez en main le levier permettant d'aiguiller le wagon sur une voie ou sur une autre: vous choisirez vraisemblablement, comme la majorité des interrogés, la première. Dans le deuxième dilemme, il n'y a plus qu'une branche, sur laquelle se trouvent 5 personnes. Au-dessus de la voie, sur un pont, se trouve un gros homme, seul. Si vous le projetez sur la voie, il arrêtera le train et sauvera les 5 personnes. Supposons que vous en soyez capable : le feriez-vous? Il est probable que vous vous y refusiez, comme le font la majeure partie des personnes interrogées. Les raisons qui vous font choisir deux branches différentes de l'alternative dans deux dilemmes qui paraissent pourtant si similaires sont le genre de choses qui sont étudiées par la psychologie morale contemporaine; des dizaines de variations plus ou moins byzantines sur le problème des wagons ont été conçues.
Le rapport que ce genre de travaux entretient avec l'éthique traditionnelle saute aux yeux, et les arguments philosophiques se taillent la part du lion dans les débats. Ainsi les plus kantiens justifient la réponse habituelle au problème des wagons par le fait que, dans le deuxième dilemme, nous nous refusons à traiter le gros homme exclusivement comme un moyen au service du sauvetage des 5 autres. Les utilitaristes quant à eux voient dans le problème des wagons un exemple d'illusion éthique - les deux dilemmes étant formellement similaires selon eux, toute différence ne peut être due qu'à un biais de présentation - et la preuve que notre capacité morale subit des interférences de systèmes cognitifs moins rationnels et plus anciens. Par exemple, nous sommes influencés par la présence plus ou moins immédiate et saillante de la souffrance d'autrui, quand bien même cette souffrance demeure identique. Cette dernière thèse a reçu un appui remarqué dans une étude d'imagerie cérébrale de Josh Greene, assez hâtivement interprétée, célébrée avec la même hâte par des utilitaristes de premier plan comme Singer, et devenue depuis le symbole du succès de ce qu'on appelle parfois la "philosophie expérimentale".
Le champ ne se limite pas aux problèmes de wagons, et Appiah ne l'y limite pas. On trouvera une recension des travaux récents les plus remarqués en économie expérimentale, en psychologie interculturelle, et des points plus précis sur des problèmes comme le maximalisme moral (pourquoi les gens jugent-ils sévèrement des actes qui n'ont pas de conséquence néfaste évidente, comme l'inceste frère-sœur, la masturbation, ou certaines formes de cannibalisme?) ou la modularité de l'esprit.
Il est rare qu'on puisse dire d'un philosophe qu'il se lit trop bien. Le livre est presque trop concis (un bon tiers du propos est ramené en notes compactes), trop fluide (et l'auteur glisse sur des points importants qu'il lui faudrait argumenter), érudit jusqu'à la surcharge (un fleuve de citations et d'anecdotes menace à chaque page d'égarer le lecteur vers d'autres sujets). Enfin il est emballé dans une verve académique bien américaine (quelque part entre les cartoons du New Yorker et le commérage de symposium) - très divertissante, mais dont Appiah, qui se laisse séduire par sa propre facilité, a tendance à faire une recette systématique. Malgré tout, les lecteurs passeront un excellent moment et apprendront beaucoup.
Un livre-programme qui se cherche
Mais - et c'est presque malheureux - vulgariser les travaux des autres n'est pas toute l'ambition d'Appiah. Le livre semble annoncer le lancement d'un programme de recherche complet, dont le but serait de réconcilier la psychologie morale d'aujourd'hui avec une tradition humaniste plus littéraire, représentée par Appiah, et plus spécifiquement, de ramener l'éthique aristotélicienne des vertus dans un champ de recherches qui l'ignore à peu près complètement. Ce programme reste désespérément flou, surtout à mesure que se profile la fin du livre, et que l'auteur, à court d'exemples à décrire, se réfugie dans des considérations de plus en plus vagues.
L'auteur ne parvient pas, par exemple, à nous convaincre que l'éthique des vertus est parfaitement compatible avec la possibilité, prise très au sérieux en psychologie sociale et par l'auteur lui-même, que le caractère et les attitudes morales soient d'une importance très faible dans le comportement moral, comparés aux circonstances extérieures.
Ailleurs, l'auteur se penche sur le statut des raisons que nous donnons pour justifier nos comportements. Certains psychologues ont répandu l'idée que ces justifications ne sont que des rationalisations a posteriori, et ne jouent aucun rôle causal dans la formation de nos comportements. Appiah, qui semble accepter cette conjecture, s'en accommode cependant en utilisant une distinction kantienne entre un monde sensible, gouverné par des causes, où nos jugements ne sont effectivement que des épiphénomènes, et un monde intelligible, un monde des raisons si l'on veut, où nos justifications sont d'une importance cruciale. D'autres critiques ont vu là un des points les plus faibles de l'argument d'Appiah (voir le compte-rendu de Nathalie Gold dans Times Higher Education).
Parfois les raisonnements de l'auteur s'effilochent à vue d'œil à mesure qu'on les lit: ainsi, au chapitre 1, il entreprend de montrer par une preuve logique que l'on peut dériver une proposition morale à partir d'une proposition non-morale - ce qui est un des buts du chapitre. Butant sur une difficulté à mi-chemin dans sa démonstration, il prévient: "je ne vous demande pas de prendre au sérieux cet argument, qui a un peu plus que des allures de sophisme"... avant de la continuer pour enfin conclure explicitement qu'elle n'est pas concluante, et que rien n'a été montré (pp. 26-28). Ailleurs, un Appiah beaucoup plus péremptoire nous assène des maximes sonores mais sans contenu: "Prendre les possibilités que vous ont données vos gènes et votre environnement physique et social, et en faire quelque chose: c'est cela le défi de la vie" (p.176). D'autres passages tout aussi plats ne dépareraient pas dans un Paulo Coelho (voir p.166).
L'ouvrage laisse le soupçon déplaisant que l'auteur a voulu augmenter son capital académique en s'accrochant, sans vraie ambition et sans une compréhension profonde des enjeux scientifiques, aux wagons d'un courant de recherche en plein boom médiatique, qu'il affadit en le récupérant. Découvrir la psychologie morale d'aujourd'hui en lisant le livre d'Appiah, c'est un peu, mutatis mutandis, découvrir Newton à travers la correspondance de Voltaire et d'Émilie du Châtelet. Les lecteurs intéressés, s'ils n'ont pas besoin d'être submergés de culture et d'humour à toutes les pages, pourront sans trop d'efforts se faire leur idée du domaine en allant lire en ligne, et gratuitement, les travaux de Jonathan Haidt, Dan Sperber, Ernst Fehr, Joshua Knobe ou Joshua Greene