La réédition de l'un des premiers traités d'urbanisme écrit par Gustave Kahn à l'aube du siècle dernier.

Belle curiosité littéraire que cette Esthétique de la rue, publiée pour la première fois en 1901 et aujourd’hui rééditée par les éditions Infolio. À l’émotion de la découverte d’une œuvre excavée de l’histoire littéraire s’ajoute l’intérêt de lire l’un des premiers traités d’urbanisme.

Le titre est trompeur. Il ne s’agit pas de théorie mais bien d’un livre d’écrivain. Gustave Kahn (1859-1936) est à la fois un poète symboliste qui se réclame de Baudelaire et Mallarmé, un romancier au talent douteux, un critique d’art et de théâtre, mais surtout un esthète et un touche à tout. Figure semi-célèbre de son temps, il participe à plusieurs revues littéraires, est l’ami des peintres et du poète Jules Laforgue. Son unique texte sur la ville conserve le parfum de cette vie culturelle à laquelle il assista aux premières loges. Il se compose de deux parties : la ville passée et la ville présente, au tournant du XXe siècle. Il faudrait aussi y ajouter la ville future et utopique, qu’il rêve socialiste. Disons-le d’emblée, la première partie intéressera moins le sociologue ou l’urbaniste que la deuxième. Celle-ci fournit un témoignage passionnant des bouleversements que Paris connaît au début du XXe siècle, que l’auteur voit se produire sous ses yeux.

Gustave Kahn reconstitue d’abord la vie des villes disparues : les ruelles fossilisées de Pompéi - où il décrit les peintures murales avec la même passion qu’il le fait des affiches publicitaires du 19ème siècle -, les canaux de Bruges ou d’Amsterdam, les places sous Louis XIV, les ponts accueillant au Moyen-âge les bretteurs et les montreurs de foires. La description s’organise autour de lieux typiques : le pont, le canal, la place, la rue. L’auteur est fasciné par le lien entre les lieux et l’histoire. Chaque lieu est le résultat visible de strates de passé sédimentées, parfois apparentes, parfois effacées et recrées par l’écriture. L’histoire est toujours incarnée par ses habitants imaginaires, illustres ou inconnus : baladins, rois et reines, maires, marchandes, guérisseurs et charlatans, ingénieurs, badauds. L’art de la description apparente ces premiers chapitres à la littérature de voyage. Il se développe au long de phrases amples, fourmillant de détails. Villes passés, imaginaires, d’ailleurs, elles sont d’abord un support de l’écriture. Certes, le texte s’alourdit par moments d’anecdotes qui ont aujourd’hui perdu leur pertinence. Le goût du pittoresque et le style désuet empesé de rhétorique font parfois sourire. L’écrivain tirant à la ligne n’est pas loin. Mais il faut passer outre pour découvrir quelques merveilles. Sa description de la ville orientale s’inspire de souvenirs étonnement vifs de voyages en Tunisie et en Algérie. Si le texte n’échappe pas à quelques lieux communs orientalistes (celui d’une ville "immobile", qui n’est pas soumise au passage du temps par exemple), il n’en témoigne pas moins d’un amour et d’une vraie connaissance des lieux, ainsi que d’un sens aigu de l’altérité.

C’est quand Gustave Kahn parle de Paris qu’il est le plus pertinent. Il met en lumière le lien qui unit Paris à travers les âges, en retraçant par exemple l’histoire du Pont Neuf, de la place Royale ou encore de la place de la Concorde. Compilant des sources secondaires, il se fait notre guide à travers ce Paris disparu. La ville est aussi le sujet central de la deuxième partie du livre. Le style est plus dense et resserré, l’exposé des idées remplace la description. Kahn affronte avec un mélange d’enthousiasme et d’inquiétude les évolutions récentes de Paris : éclairage électrique, circulation automobile, métropolitain, travaux haussmanniens, affiches et réclames, constructions de fer et gares, épuration des lignes architecturales et du mobilier. Ces formes de la modernité s’accompagnent de modes, comme les japonaiseries ou les motifs floraux et végétaux qui caractériseront l’art nouveau.

Avec Haussmann, l’ardoise a remplacé la tuile, la pierre blanche s’est imposée et les tons gris, blanc et noir sont devenus les couleurs de Paris. Sans être totalement insensible à cette "moderne beauté" où règne un neutre bourgeois et de bonne tenue, il déplore néanmoins le "piétisme noir et blanc" où "sous le toit gris, sur la façade grise, (…) la maison étale un plastron impeccable". Il observe comment le sol de Paris a changé : les pavés de gré remplacés par l’asphalte transforment le mouvement de la circulation : "ceux qui pensaient que toujours les voitures élégantes et pavoisées de dames en couleurs claires descendraient avec une grâce nonchalante (…) ne se doutaient point que cela deviendrait comme une piste descendantes sillonnée d’une course furieuse." Sa vision de la ville est plutôt à échelle humaine : il aime l’ornement, le pittoresque, les couleurs, les méandres des rues, les petits métiers. Mais un peu comme Jacques Tati magnifiant la ville moderne dans Playtime en pensant la railler, il se montre, en conservateur, un observateur très fin du changement.

Son idéal est profondément démocratique : l’art élève les citadins, l’art dans la rue éduquera le goût des passants. En magnifiant la ville, on participe au bonheur ordinaire de chacun. Il souhaite "l’ordonnance d’un luxe sobre accessible à tous, vers un confort pour tous". Il défend la journée de travail de 8 heures qui, ajouté à l’automatisation du travail ouvrier, laissera plus de temps à la culture. "La chose la plus simple, le pot à eau comme la borne-fontaine, les casiers d’une bibliothèque comme le hall d’un hôtel des postes, peuvent être conçus en lignes élégantes et harmonieuses qui rendent l’idée de beauté inséparable de l’acte que ces objets ou bâtiments signifient.» Quel plus beau plaidoyer pour la fonctionnalité ? Bien que se faisant l’écho du socialisme ambiant, Kahn se montre généralement réticent face aux règlements étatiques et aux ordonnancements de la voirie qui uniformisent le visage de la ville : "l’État impersonnel, parlementaire qui est le nôtre est difficile à mettre en mouvement sur des questions d’esthétique." Il lui oppose des modèles basés sur un pouvoir municipal plus fort comme à Bruxelles, dont le maire de l’époque, esthète et constructeur, était aussi un de ses proches amis.

Dans ces pages, L’Esthétique de la rue se pose comme un des premiers traités d’urbanisme. Gustave Kahn se fait visionnaire quand il y pense le moins. Non pas dans les passages traitant des utopies urbaines, mais par exemple lorsqu’il évoque les affiches et le rôle croissant des réclames dans le paysage urbain. Le souci d’hygiène, la circulation, le passage des foules, la nécessité de l’agrandissement et de la démocratisation d’un art architectural et mobilier, président selon lui à la ville moderne. Il considère aussi avec quelque inquiétude les gratte-ciels américains : "Ces tours correspondent sans doute en Amérique à une nécessité, mais aussi à une forfanterie de villes écloses rapidement du sol, et voulant le bosseler de flèches, comme le vieux monde n’en connaît pas." Il argumente ensuite que le progrès des transports permettant aux habitants de s’éloigner des centres, la ville pourra s’étendre plutôt que s’élever. Il conclue que les tours ne viendront pas à Paris… En évoquant les passages, Gustave Kahn annonce aussi un autre penseur des villes, Walter Benjamin et son Paris, Capitale du XIXème siècle.