Une exigeante biographie d'un écrivain intransigeant.

Sur la photographie de couverture, on peut voir un homme au visage austère et concentré. Le menton saillant, le crâne rasé et la moustache finement taillé, Charles Péguy ne regarde pas l’objectif mais l’horizon, sûr de la grandeur de son destin.

Et de la grandeur il y en eut : l’amitié avec Jean Jaurès, la défense inlassable du capitaine Dreyfus, une mort héroïque d’une balle en plein front le 5 septembre 1914. "Toutes les époques peuvent être séduites, chacune à sa manière, par cette figure presque théâtrale du refus, de la révolte, de l’obstination" écrit justement Arnaud Teyssier dans son introduction. Charles Péguy est en effet un écrivain qui fédère par la force de ses engagements, sa rectitude morale et son mépris des honneurs.

Néanmoins, que reste-t-il de l’homme aujourd’hui ? "Il est devenu la chose des universitaires, et d’un public cultivé qui conserve le goût ou le souvenir de quelques vers entêtants" déplore l’auteur. Presque un siècle après sa mort, il est donc temps de reposer un regard sur un des écrivains les plus singuliers du XXe siècle. Le projet d’Arnaud Teyssier est là : retracer le parcours intellectuel et spirituel d’un homme intransigeant et contradictoire, d’un écrivain passionné par l’histoire et la vérité.


Les années de formation

La première partie de l’ouvrage décrit les années de jeunesse de Charles Péguy. Ce sont les années de l’enfance, de l’adolescence et de la vie étudiante. Elles sont indispensables à la compréhension du fondateur des Cahiers de la quinzaine, de l’auteur du Mystère de la charité de Jeanne d’Arc et du défenseur acharné du capitaine Dreyfus. En effet, les passions et les combats qui traversèrent la vie de Charles Péguy sont en germe dès sa jeunesse. Sa naissance à Orléans le 7 janvier 1873 d’un père menuisier et d’une mère rempailleuse de chaises contient déjà en elle les éléments essentiels de sa vie : la religion et l’engagement. "Tout est joué avant que nous ayons douze ans" écrit-il. Au milieu d’artisans et de petites gens, il forge son caractère, austère et sérieux. Il apprécie l’autorité et l’ordre qu’il apprend à l’école. Au même moment, il découvre les mystères et les grâces de la foi. Tout Péguy est dans cette double aspiration, dans ces deux conceptions du monde. Il lui faudra une vie pour en trouver l’équilibre.

Du lycée d’Orléans à l’École normale, Arnaud Teyssier prend le temps de décrire avec précision la formation intellectuelle, religieuse et politique du jeune Charles Péguy. Sa progression vers le socialisme est lente mais assurée, Péguy n’est pas un dilettante. C’est le temps de l’amitié avec Jean Jaurès et celui des lectures politiques. Toutefois, alors même qu’il confirme son adhésion à un socialisme militant, il étudie la vie de Jeanne d’Arc dont la figure humaine commence à l’obséder. Péguy l’obstiné est aussi Péguy le paradoxal.

En réalité, Charles Péguy n’est encore qu’à la recherche de sa pensée politique. Son socialisme n’est pas celui du discours officiel, ni même celui du marxisme. C’est un idéalisme, une "utopie" (mot qu’il inscrit sur la porte de sa turne à l’École normale) qui "voit l’avenir de l’humanité comme un ‘universel affranchissement intellectuel’, une sorte d’idéal collectif où tous les hommes seraient assez éduqués et le travail réparti avec suffisamment d’équité pour que chacun puisse ‘collaborer à l’œuvre humaine supérieure des pensées ou des sentiments’".



La passion de la vérité

"J’aimerais mieux rater ma carrière que de mettre, soit dans un concours, soit dans une composition d’entrée à Normale, une opinion qui ne soit pas la mienne" écrivait Péguy en 1891. Cette phrase permet de mieux saisir l’originalité de ses choix. Ce qui peut apparaître comme des incohérences ne sont qu’une fidélité à lui-même et à ses convictions : la lutte contre la faiblesse, la défense de la morale et de la justice, la passion pour la vérité.

Péguy ne veut adhérer à aucune doctrine ou idéologie. En 1900, il explique ainsi la fondation des Cahiers de la quinzaine : "Il était entendu que nous ne formerions jamais une école, mais que nous resterions une compagnie d’hommes libres." Perpétuellement au bord du dépôt de bilan et contre toute logique commerciale, Péguy maintiendra envers et contre tout cette idée en publiant les textes les plus anticonformistes : Romain Rolland, André Suarès, Daniel Halévy… L’unité de la pensée de Péguy est par conséquent dans son goût de la liberté.

Passer d’un socialisme humaniste à un patriotisme mystique n’est pas contradictoire. S’il rompt son amitié avec Jaurès c’est qu’il ne se reconnaît plus dans l’unité socialiste de 1905. S’il aime la République, il refuse le radicalisme combiste qui la dégrade. Défenseur infatigable du capitaine Dreyfus, il se bat pour la justice jusqu’à la réhabilitation. C’est pour lui un enjeu moral (et donc de vérité) bien plus que politique. Il n’en devient pas pour autant antimilitariste et s’engage avec conviction dans la lutte contre le péril allemand.

Mais la synthèse est difficile à réaliser et la liberté à un coût. Il perd tous ses amis et n’obtient jamais la reconnaissance de son travail. Dans son chapitre conclusif, Arnaud Teyssier résume ainsi la vie de Péguy : "Sa liberté fut tout entière dans la production d’idées, puis la création poétique. Il connaissait l’esprit du siècle, mais n’entendait pas s’y soumettre : il voulait au contraire le dominer. C’est le sens des Cahiers : il fallait à Péguy une tribune dont il puisse conserver la maîtrise absolue – ce qui ne l’empêchait pas de publier de belles œuvres originales écrites par d’autres. Il lui fallait saisir le monde de toute son énergie créatrice." Péguy est mort comme il a vécu : debout.


"Je suis toujours sur deux plans"

La qualité de l’essai d’Arnaud Teyssier tient dans la subtilité avec laquelle il expose la vie de Charles Péguy. Il exonère son œuvre des interprétations anachroniques de fascisme (un excellent chapitre appelé "Péguy après Péguy" est consacré à sa fortune littéraire). Il ne procède à aucune interprétation psychologique hasardeuse. Il s’en tient aux faits et aux écrits. Il ne lui témoigne pour autant aucune complaisance. Péguy y est décrit comme narcissique, autoritaire, dominateur. Il n‘exclut ni les innombrables brouilles ni l’intransigeance quotidienne qu’il applique aux autres comme à lui-même.

Arnaud Teyssier rend compte avec beaucoup de précision les contradictions qui ont perpétuellement traversé la vie de Charles Péguy sans pourtant jamais remettre en cause l’unité de sa pensée. "Je suis toujours sur deux plans". Cette phrase de Péguy est la colonne vertébrale de l’ouvrage. Elle est la clé pour comprendre l’énigme d’un homme qui a vécu à la frontière de deux mondes.

Dans son introduction, Arnaud Teyssier énonce clairement son ambition : écrire la vie de l’homme Péguy et non celle de son œuvre. On peut toutefois regretter la quasi-absence d’extraits de l’œuvre de Charles Péguy et par conséquent d’analyse littéraire. Malgré cela, il parvient à l’essentiel : donner l’envie à son lecteur de lire ou relire la prose et la poésie d’un des écrivains les plus singuliers du XXe siècle