Fanny Déchanet-Platz s'intéresse à l'expérience nocturne et à ses représentations littéraires.

Comme l’indique le sous-titre du livre de Fanny Déchanet-Platz, c’est moins le rôle accordé en général par la représentation littéraire au sommeil et au rêve qu’il s’agit d’explorer dans ce livre qu’une certaine configuration historique. Celle-ci, initiée par le romantisme allemand, serait celle d’un "essor" de ces représentations marquant le XIXe puis le début du XXe siècle, avant leur éventuelle "déstructuration" dans les témoignages de l’expérience concentrationnaire.

L’approche de l’ouvrage n’est pas pourtant spécifiquement historiciste. S’intéressant à la question du sommeil et du rêve d’une manière plus générale que ne le laisse entendre la périodisation (et l’on pourrait certes arguer du fait qu’il s’agit bien là de phénomènes transhistoriques), Fanny Déchanet-Platz prend volontiers pour guide la neurophysiologie contemporaine, notamment les travaux passionnants de Michel Jouvet, ainsi que la psychanalyse, principalement freudienne, mais aussi - plus rarement - jungienne. C’est ce que reflète au demeurant la structure d’ensemble du livre, calquée non sur une quelconque histoire littéraire du sommeil et du rêve, mais sur le déroulement d’une nuit, de l’endormissent au réveil, en passant par les différentes phases du sommeil et les différents types de rêves. Cette approche que l’auteur qualifie de "phénoménologique" lui permet d’organiser, au fur et à mesure de son déroulement, un grand foisonnement d’exemples littéraires considérés comme "témoignage" et ainsi d’initier un dialogue fécond entre les œuvres et ces modèles scientifiques" en relatant "les correspondances mais aussi les divergences entre le phénomène clinique et son abord par la littérature".

C’est donc avant tout l’expérience nocturne dans son ensemble qui retient l’auteur dans sa volonté de "recréer", lui aussi, "une nuit de sommeil littéraire" : angoisses de l’endormissement ou de l’insomnie, mystère du sommeil éprouvé par soi-même ou dans le spectacle de l’autre endormi, nuances infinies des transitions entre la conscience lucide et sa perte, hallucinations hypnagogiques et hypnopompiques, impressions insaisissables du sommeil profond, les spectacles du rêve, les déformations de l’espace et du temps, les incertitudes du réveil, le jeu de la mémoire et de l’oubli, l’effort de reconstruction de soi et de ses rêves. Autant de points où, effectivement, les écrivains se sont efforcés de décrire avec minutie ou en le métaphorisant un monde pourtant à la limite de l’exprimable, et d’en montrer toute l’importance dans la vie psychique, effort auquel le livre rend tout à fait justice par la richesse de ces citations et la nuance de ses propres analyses.

Mais si la méthode a le mérite de montrer à quel point l’observation par les écrivains du sommeil et des rêves peut-être précise et concrète, en regard même des découvertes ultérieures, elle a néanmoins selon moi deux inconvénients. D’abord, elle a tendance à brouiller l’évolution historique spécifique à la question, et le dialogue que les écrivains entretiennent non pas avec notre science mais avec celle de leur époque. Non que l’auteur les ignore : elle note par exemple, et c’est toujours intéressant, la conception différente du somnambulisme - comme "rêve" - qu’avait le XIXe siècle, le rapport du rêve à la folie qui caractérise volontiers le paradigme médical à la même époque ou encore le passage de la description à l’interprétation dans le contexte du freudisme naissant, tout comme elle évoque les travaux de Maury, de Delboeuf, de Hervey de Saint-Denis, de Scherner ou de Wundt. Sans doute n’a t-elle pas voulu refaire le travail contextuel de Tony James dans son essentiel Vies secondes, mais peut-être aussi que, de ce fait, des enjeux essentiels spécifiques à une période donnée apparaissent parfois de manière peut-être trop fugitive (comme, par exemple, dans le cas de Nerval, où la notion du rêve comme seconde vie est à la fois un symptôme mais aussi une stratégie de défense contre la "simple" accusation de folie, le rêve étant toujours aussi du côté d’une expérience plus commune que celle du délire).



Le second reproche que l’on pourrait faire à la structure "nocturne", c’est de mettre en valeur plus "les correspondances" que les "divergences" entre littérature et science et par conséquent de ne pas mettre toujours pleinement donner tout son relief, ou de le faire trop tardivement, au sujet essentiel du livre qui est bien la "spécificité" de l’approche littéraire du sommeil et du rêve par rapport à une approche qui serait simplement descriptive. Et si la littérature s’empare de cette dimension nocturne de l’existence, l’auteur montre par ailleurs très justement que c’est parce qu’elle reconnaît dans le "rêve artiste" une certaine image d’elle-même et qu’elle y poursuit, par là même ses propres fins. Au fond, ce que raconte l’ouvrage aussi, en nous racontant cette nuit, c’est aussi la manière dont la littérature accède à elle-même, depuis la manière "nocturne" dont l’inspiration lui vient jusqu’à la tentative d’en ressaisir le "trésor perdu" dans le moment du réveil (et de fait le chapitre consacré au réveil est presque entièrement consacré à des réflexions poétiques et théoriques). Or, le moins qu’on puisse dire, c’est que sur chemin, la littérature s’écarte parfois singulièrement des considérations raisonnables de la science : depuis la conviction romantique que l’endormissement est une initiation et l’occasion d’une "lecture supra-lucide" du monde jusqu’à l’affirmation du "génie onirique" du surréalisme qui fait de chaque homme un poète en puissance, et du rêve la source vive de toute littérature, en passant par la "muse nocturne" revendiquée par Proust, on a l’impression que la spécificité de l’approche littéraire du sommeil et du rêve n’est jamais que sa propre spécificité qu’elle métaphorise encore et toujours, faisant de la nuit et des ses phénomènes, comme le rappelle l’auteur, une "muse essentielle".

Mais cette spécificité "inspirée" est tout aussi paradoxale que le sommeil qui la provoque. Car ce qui définit ce monde nocturne c’est précisément, la difficulté non seulement à s’en souvenir mais encore à en "transcrire verbalement" l’expérience, "car le rêve semble s’écrire dans une langue étrangère." Ce qui caractérise alors la littérature, si elle ne veut pas faire son deuil de ce "trésor perdu" et souhaite en conjurer la perte (c’est la définition astucieuse que Fanny Déchanet-Platz donne en passant du fantastique), c’est un double effort à la fois de reconstruction du sens et de mise en forme, auquel l’auteur consacre la dernière partie de son livre. Rêve simplement noté, rêve institué en poème par la magie d’un titre, rêve recomposé en récit et inséré lui-même dans un récit plus vaste où il fonctionne comme un adjuvant, les formes ne manquent qui tentent de faire de la matière la plus labile qui soit une expérience partageable et interprétable, quitte à aller parfois vers une surdétermination allégorique ou mythique - ou psychanalytique - du sens plutôt que vers le trouble incommunicable de l’expérience onirique. Cette artificialisation n’est au demeurant pas la seule : sans s’y attarder, Fanny Déchanet-Platz note par exemple à propos de Pierre-Jean Jouve, le fait troublant que le récit du rêve soit souvent au présent quand ce temps ne saurait être que rétrospectif. Comment alors, au vu de cette imposture bien naturelle, rejeter vraiment ceux qui, parmi les rêves littéraires, souhaitent simplement "faire onirique", comme l’auteur le fait par ailleurs ? Le critère du rêve personnel de l’écrivain n’étant pas toujours vérifiable, et ce rêve étant lui-même l’objet de constantes réélaborations, la frontière qui sépare le rêve composé du rêve recomposé, la fiction onirique de l’onirisme fictif devient mince sinon imperceptible, et il n’y pas de rêve littéraire qui ne soit fait en plus ou moins grande partie de ce "faire onirique". Et peut-être qu’au fond compte moins le "trésor perdu" que celui, bien différent peut-être, que la littérature "retrouve" en recherchant le premier.

Le livre constitue en tout cas une base de départ riche et utile pour qui voudrait explorer les enjeux du rêve dans la modernité littéraire, et, éventuellement prolonger l’interrogation dans d’autres directions : par exemple, celle que l’auteur aborde indirectement en évoquant la dimension de moins en moins religieuse des rêves ou les bouleversements dus à l’expérience de la déportation, de la modification éventuelle des contenus, des formes et des modèles du rêve dans la période étudiée qui n’a certainement pas été, par la violence et la succession mutations propres, sans impact sur le psychisme