Richard Millet mène une réflexion inquiète sur la disparition de l’écrivain, s’attachant aux modalités qui font de l’écrivain le pré-texte de sa propre disparition.

Vouant le misanthrope aux investigations anthropomorphiques, Richard Millet fait preuve (œuvre) de misanthropomorphie dans Désenchantement de la littérature ; s’en prenant au dessaisissement dont la littérature est l’objet – Richard Millet met au jour un procès du genre humain, jouant d’une analogie qui sème la discorde entre le genre (littéraire) et l’humain. "Au sein d’une civilisation rongée par le mensonge, le roman serait donc une des voies d’accès à la grammaire du monde". Le constat est moins cynique qu’implacable, l’impact opère surtout comme système de réception et comme effet de lecture, la collision du texte et du genre humain (dont le lecteur pourrait bien être aussi un des derniers représentants) est telle que l’on hésite à le caractériser (ranger). Pamphlet, billet d’humeur, essai ? Conférence, examen, analyse ? Satire, critique, attaque ? La forme même de ce court texte rend compte de ses tensions : vraie-fausse alerte (ne vient-elle pas déjà trop tard ?), il s’agit de signalement autant que d’avertissement. "Conférence de littérature" que Richard Millet prononça le 25 juin 2006 à la Bibliothèque nationale de France, ce texte apporte sa contribution à l’édifice des écrivains misanthropiques. Il offre un panorama littéralement critique, en jouant des modalités oratoires de la langue (l’admonestation, l’imprécation et la prédication), Richard Millet ne fait pas tant une leçon qu’il ne la donne. 

En "réhabilitant le vieux mot de "misanthropie", je veux entrer en un rapport de désacralisation, de désolidarisation, voire de rupture", l’écrivain est un rescapé, le dernier des survivants, "un corps solitaire". L’humeur, fût-elle noire ou défaitiste, doit aussi (surtout) être prise dans son sens, ou plus exactement pour sa motivation la plus anthropologique tant elle renvoie directement au comportement de l’humain – dont la littérature est l’épilogue visionnaire. "Prophète souvent habité par le mal, le vieux Céline n’avait pas tout à fait tort quand il voyait les Chinois débarquer à Brest". Il n’est pas fortuit que ce texte puise dans la lignée des écrivains acerbes et solitaires (ce qui est en soi une généalogie), et tout particulièrement des écrivains à l’européanité aussi problématique qu’essentielle – parce que littéralement cruciale – comme Nietzsche (le "dernier écrivain"), Céline, ou encore Thomas Bernhard. "Au fond, le politique ne m’intéresse que par misanthropie, dans une saine distance ou la contemplation fascinée de la bêtise humaine". Si résonne pour nous la vocifération logorrhéique du Reger d’Alte Meister (Maîtres anciens), deux spécificités formelles ne nous auront pas échappé toutefois : le monologue et le roman, précisément au cœur de Désenchantement de la littérature. "Le roman est l’instrument de la fin de la littérature, au sein de la simplification des langues, du clonage littéraire, de la ruine des littératures nationales et de l’idée que chacun, encouragé à "s’exprimer", peut être écrivain, c’est-à-dire romancier". La contradiction générique et génétique est portée par le déferlement contestataire de Reger (qui critique en général et en particulier le monde autrichien – sa société, ses mœurs, sa nationalité) et permet de réfléchir, par analogie distinctive, aux différents enjeux de Désenchantement de la littérature, et par là même à ses ambivalences ou tout au moins à ses impressions littéralement réactionnaires – la réaction se fait entendre dans ce qu’elle va à l’encontre d’Autrui. En faisant de l’écriture le lieu des invectives sociales, historiques et politiques, en substituant au narratif la virulence de la réprimande et la dénonciation de son propre procès, Richard Millet donne à son Désenchantement de la littérature moins la forme d’une plainte que l’expression d’un verdict. Se démarquant des filiations romantiques, des désespoirs modernes de l’effondrement voire de la destruction, sa voix est blanchotienne, moins orpheline qu’elle ne le dit : "Il s’agit de vivre pleinement, c’est-à-dire en refusant d’incarner nulle autre autorité que celle par quoi je me perds en écrivant (et non en me claquemurant dans l’image que me renvoient mes livres), laissant s’accomplir en moi le travail du négatif qui  risque de m’emporter".

"Raréfaction, aplatissement, perte du sens : autres noms du désenchantement, de la terrible réduction du monde par la technique, l’objet, l’image, la communication, la publicité, le mensonge médiatique, l’illusion télévisuelle, le clonage humain, l’eugénisme déjà à l’œuvre". Si l’"école du désenchantement" est si proverbiale qu’elle est activée par sa lexicalisation même (montrant au passage comment porter ses fruits en critique), elle dit combien la pertinence et l’efficacité d’une appellation ou d’un choix taxinomique reposent sur l’effet et la réception : l’expression parut éclairante parce qu’elle fit réagir, elle donna à écrire et à penser. Il serait un peu fou d’affirmer que le sens du titre de cet ouvrage – qui est sans appel – prime par son originalité et sa singularité. Encore que. Troisième pan d’un triptyque, Le dernier écrivain (Fata Morgana, 2005), Place des Pensées (Gallimard, 2007), Désenchantement de la littérature est une clôture, fermant un cycle qui insiste sur "l’ambiguïté d’une fin qui ne trouverait pas sa véritable résolution", soulignant la difficulté (qui n’est autre qu’une survivance psychique) de vouloir conclure sur une fin (la sienne), et d’achever ce qui est en train (sur le point) de (se) finir. "La littérature est entrée en agonie", elle va de moins en moins et l’on peut entendre cette ténuité aux sens littéral et spatial : "les grands récits et les grandes métaphores sont en train d’émigrer vers d’autres supports dans lesquels la langue n’est qu’un élément parmi d’autres". Au regard du progrès qu’on dit technologique, la posture de l’écrivain révèle notre propre "fatalité crépusculaire". Prenant sur lui les configurations de la finitude, l’écrivain est une espèce en voix d’extinction. Le texte est mu par un paradoxe apocalyptique dont la figure de l’écrivain est l’incarnation diserte : "chaque homme étant à lui seul non seulement une guerre civile, comme disait T. E. Lawrence, mais aussi une apocalypse. Une guerre qui, pour l’écrivain, a donc lieu dans la langue, fût-ce en pure perte, pour la beauté du geste". Jouant d’une révélation comme destruction et comme nouveau monde – où le terme monde est rendu particulièrement impropre et imparfait, en un mot terrestre – Richard Millet anime (déracine) la dimension anthropo-topologique de tout texte : par un bilan (procès) de l’état des lieux de la langue, l’auteur situe la langue française, il dit où elle en est et prédit où elle n’ira pas. Figé et hiératique, c’est bien l’être-le-là de l’écrivain que Richard Millet entreprend, en référence à Heidegger dont il cite un passage de Holzwege (Chemins qui ne mènent nulle part). Paradoxe d’un état du lieu (celui d’où il écrit et parle), c’est moins la condition de la langue (française) qui court au désenchantement que sa place. L’écrivain n’est pas tant un état qu’une position, c’est de là plutôt que de çà qu’il est question dans ce texte : du lieu de la littérature, qui est moins un espace de désillusion (ce serait suivre l’attraction, un peu facile, du désenchantement, et surtout cela signifierait qu’on en a eu – des illusions) que celui des mésillusions : la prise à revers des illusions, comme espoir et comme représentation, qui sont autant de formes vrai-semblantes de l’entreprise littéraire.

Comment écrire (résiste) face à ce que Heidegger appelle le "gigantesque encore délié" de l’Amérique ? Richard Millet, heureusement, ne se contente pas d’examiner la position linguistique de l’Europe face aux États-Unis, il évoque les implications spatiales d’une textualité prise dans les rets d’une immensité conférant à l’uniformité son pouvoir de contagion. C’est par sa langue que la littérature va à l’encontre de la globalisation, autrement dit de l’altérité grandeur nature. Richard Millet, en défendant "ce qui est excessif et dangereux", dénonce "la réduction de l’universel au consensus", il plaide en faveur du dernier écrivain qu’il symptomatise par le vocable de l’ultimité, comme si sa singularité littéraire n’était autre que celle de l’aparté, au sens topo-générique (théâtral et spatial). Richard Millet s’avance par sa propre langue qui le tient autant qu’elle lui tient (à cœur), insufflant à ses imprécations une dynamique réflexive. Le texte s’érige à la force du poignet. Contradiction méduséenne de la forme et du fond ? Clamer son appartenance à une voix d’extinction pour n’en trouver que plus encore à dire, pour se défendre de se taire, au moment où paraît simultanément L’Orient désert (Mercure de France) ? Le déclin s’exprime et se déclame encore, prenant la voie d’une résistance qui désavoue, dans une provocation ostensible, ce qui est dévoilé. "Le désenchantement, ce serait donc le processus par lequel la littérature semble non seulement toucher à sa fin, par épuisement de ses deux vecteurs royaux, le roman et la poésie, mais aussi ce qu’elle recueille de l’enténèbrement du monde et qu’elle ne peut plus disputer au sociologique, au cinéma, à l’inculture, à l’effondrement syntaxique". L’extinction est aussi l’exception qui confirme la règle.

"L’écrivain survivant étant le sans-figure, l’anonyme, une absence frémissante qui défie le temps et dont l’éternité, selon William Blake, serait jalouse". Mais la survivance, que d’aucuns nomment postérité, n’est-elle pas un reproche à des pairs – à la communauté littéraire, à la société, aux lecteurs justement ? Que l’on choisisse la dénégation, dans une sorte d’optimisme effréné, en brandissant le paradoxe de la pérennité temporaire de la littérature pour espérer qu’elle continue encore un peu après nous, ou que l’on opte au contraire pour l'assentiment, adhérant au pessimisme par une radicalité négative et mettant ainsi en œuvre, ou tout au moins montrant l’efficacité active de ce "travail du négatif ", nous sommes pris à parti. Réduire ce texte à sa portée vindicative, contestatrice et nihiliste, ce serait concéder l’efficacité même de ce qui est dit ; le lecteur n’est-il pas tenté de relever le défi, autrement dit de riposter, et de faire des rodomontades de Richard Millet l’expression d’un défi à soi ? Si la littérature se signe, peut-elle pour autant se réduire, se résigner aux adieux ? "Signe d’un mensonge qui se travestit", tout écrit, le plus célèbre, le plus pérenne et le plus immortel soit-il, est aussi une saisie éphémère, métaphore de la projection, du plus loin de chez soi. Au-delà une troisième voie s’exprime en filigrane, celle de n’envisager la littérature que dans son instantanéité, dans une perspective temporelle différente où la gloire, la perpétuité, l’immortalité ne comptent pas plus que l’instant qu’elles donnent et qu’elles représentent ? Les techniques de restauration et de conservation des manuscrits ne disent-elles à quel point la littérature n’est pas durable ? Parée de la vertu de l’inactuel, (richement) dotée du sens de l’inessentiel, la littérature gagnerait de n’avoir rien à perdre, délivrée de la tyrannie du "toujours" et "à jamais".


* Note de la rédaction : Le désenchantement de la littérature suscite actuellement une certaine polémique. Richard Millet y soutient notamment que la France et l'Europe du "métissage racial" serait contraire à l'esprit d'une "société de race blanche, de culture chrétienne". La "nation" que Millet rejette c'est, dit-il, celle des "barbares des banlieues des grandes villes où se joue le drame d'une intégration impossible". Nous laissons à l'auteur la responsabilité de ses propos mais nous souhaitions, à tout le moins, en informer les internautes. (Voir l'article du Monde : ici).