Que faire en mai 2008 ? Certains ont choisi de fêter un anniversaire, d’autres de commémorer. La commémoration a pris l’eau de toute part, mais Esprit regroupe un ensemble d’articles stimulants. L’anniversaire n’a pas été particulièrement joyeux, certes. Alors que faire ? Faisons comme Frédéric Worms, et faisons-le si possible avec lui, parce qu’il le fait bien : réévaluons nos concepts, réfléchissons notre histoire. L’article est dérivé d’un livre à paraître sous le titre Philosophie du XXe siècle en France. Moments, relations. Le concept de moment est au cœur des analyses : réduire à une date ? Construire une unité ? De quel type ? Trouver du nouveau ? Rompre avec le précédent ? Constituer une tension ? Que serait un moment des années 60 en France ?

F. Worms affirme l’existence de ce moment, en précisant de manière critique que ce moment est irréductible à une "continuité pesante" (par exemple, continuité avec le problème de l’existence ou encore avec le problème de la dialectique), irréductible aussi à "une suite de fulgurances sans passé" (fulgurance de la création de concept de G. Deleuze, par exemple, ou encore du concept de biopolitique). Non, un moment philosophique est bien autre chose : c’est un problème autour duquel s’agrègent des productions et qui se reformule avec insistance sous de multiples formes.

F. Worms ordonne un moment à partir des deux propositions fondamentales issues du Cours de linguistique générale : 1) l’existence de systèmes de signes dans lequel s’expriment "toutes les dimensions de la connaissance et même de l’existence humaine" permet de formuler un problème général qui consiste en l’existence d’une structure ; 2) cette structure est un système de relations reliant un signe à la totalité des signes dans laquelle il s’inscrit, système de relations qui fait de la différence une tension intérieure à l’idée de structure.

Ces deux propositions posées, il faut et il suffit de leur relier la production philosophique des années 60 : d’une part, la production dite structuraliste, Lacan, Althusser, Barthes, d’autre part, la production dite de la "différence", Foucault, Derrida, Deleuze, Lyotard. On ne reprendra pas ici la manière dont F. Worms propose de relier cette production, on se contentera de dire qu’il propose cette relation. Il n’articule pas cette production à un problème qui lui serait extérieur (du type "quel est le lien entre Mille plateaux et le concept de structure ?"), mais tente de problématiser de manière complexe et hypothétique les tensions critiques, les reprises et les fermetures internes de cette production, en l’ordonnant selon un même problème sans cesse reformulé.

L’idée que le structuralisme soit le "dénominateur commun" de cette production des années 60 reste tributaire d’un fait : que le structuralisme, qui est une thèse épistémologique générale sur la possibilité et le type de rationalité des sciences humaines, soit mutilé par ce qui est moins parfois qu’une application locale, mais un défaut de compréhension de la notion même de structure. Si "révolution épistémologique" il y a eu, il faut bien convenir qu’elle n’a pas encore suffi à douer d’un sens nécessaire et évident l’expression "science de l’homme", en douant d’une méthode commune ce qu’il faudra bien un jour accepter de nommer "un champ d’objet", fût-ce à titre transitoire.

L’absence de toute mention, dans la détermination de ce moment, au situationnisme, quel que soit son type et son champ (esthétique, éthique ou politique), laisse une indétermination sensible : il semble que l’auteur lui conteste toute forme philosophique, théorique ou pratique.


Frédéric Worms, "Le moment philosophique des années 1960 en France. De la structure à la différence.", Esprit, mai 2008.