Une belle anthologie sur l'accueil critique et théorique du cinéma lors de son premier quart de siècle.
Le cinéma : naissance d’un art (1895-1920) recèle de très belles pages sur le cinéma, seul "art" dont, les deux auteurs le rappellent, la naissance et les premiers pas ont été commentés en direct, et par les plus grands écrivains. Si le fameux "royaume des ombres" de Gorki est connu, l’apologue du crapaud et du papillon de Tolstoï l’est par exemple beaucoup moins, et à tort . Aucun des attendus ne manque ("Le sixième art" de Ricciotto Canudo, le manifeste d’Yhcam((Ce n’est pas le moindre des mérites de l’anthologie de Banda et Moure de produire un extrait significatif de ce texte incontournable, souvent cité mais trop peu lu((p. 237 - 239)). Yhcam est ainsi le pseudonyme d’un journaliste, toujours inconnu à ce jour qui, en avril et mai 1912, a fait paraître un essai intitulé « La cinématographie » dans Ciné-Journal. Il y défend l’idée que le cinéma s’adresse forcément à un public de masse, que le spectateur du film est actif et non passif même si ses réactions peuvent et doivent être suggestionnées, notamment par un accompagnement musical approprié car "Viens Poupoule ! ne convient pas à la mort d’Yseult".)) et celui de la cinématographie futuriste…) ; bien plus, certains extraits surprennent comme celui du psychiatre Giuseppe d’Abundo commentant les effets du cinéma sur ses patients névrotiques ou encore la première étude sociologique du public par Emilie Altenloh en 1914. La part belle est faite aux romanciers et aux poètes tournés surtout vers l’expérience cinématographique (Apollinaire avec notamment un extrait de L’Hérésiarque et Cie, véritable perle d’humour noir… et blanc sur un ancêtre des snuff-movies , Kafka, Cendrars, Maïakovski, Colette, Pirandello, Soupault, Aragon, Cocteau…), ainsi qu’aux élaborations théoriques des cinéastes eux-mêmes (Méliès, Gance, Griffith, Chaplin, L’Herbier, Delluc, Dreyer…), sans oublier quelques penseurs aux contributions inégales.
Lukács aborde la vie irréelle des images en opposition au théâtre (grand classique théorique des ces premières années où le cinéma cherche à s’affirmer comme un art spécifique et autonome), et le fait de façon très moderne en affirmant : "On aborde aujourd’hui le cinéma […] d’un côté en termes pédagogiques, de l’autre en termes économiques. Mais qu’il s’agit là d’une beauté nouvelle, que sa détermination et son évaluation incombent à l’esthétique, très peu s’en avisent aujourd’hui" . Ernst Bloch et Elie Faure réfléchissent quant à eux aux relations et interactions du cinéma l’un à la musique, l’autre à la peinture (la cinéplastique) . En revanche, le texte de Bergson n’utilise le cinéma que comme le comparant du mécanisme de la connaissance, et la lettre de Freud à ses enfants lors d’un séjour à Rome où il lui arrive de fréquenter un cinéma en plein air est rare, mais anecdotique – ce que les auteurs relèvent, forcément, comme un impensé surprenant…
Ces deux derniers cas ont au moins le mérite de prouver la diversité et l’ampleur de l’entreprise vaillamment conduite par Daniel Banda et José Moure, qui ont souvent exhumé et retraduit des textes inédits ou peu connus. Leur vaste ouvrage ne peut que s’imposer très vite comme un classique des études cinématographiques, d’autant qu’il se présente de manière vraiment pédagogique : les textes sont systématiquement assortis de courtes introductions pertinentes et situés dans une évolution qui va du cinématographe à l’art nouveau. Car le propos n’est pas de surimposer une vue actuelle et biaisée sur le phénomène, mais plutôt de donner à apprécier le dynamisme créatif avec lequel le futur "septième art" fut perçu dès ses débuts, sa manière propre de susciter la pensée au fur et à mesure de ses changements. Que dire donc de cette anthologie qui dépasse la somme de ses parties ? Tout simplement que ses cent textes forment les coupes instantanées nécessaires à produire une image en mouvement du cinéma
Notre photo : image tirée de Voyage dans la lune, film réalisé par George Méliès en 1902 (Crédit : sidewalk_story / flickr.com).