Deux livres abordant l'histoire culturelle du bronzage... pour dorer en toute connaissance de cause.

Deux livres paraissent simultanément sur l’histoire du bronzage. L’un a récemment fait l’objet d’une émission sur France Inter   pour expliquer cette "révolution" que constitue le renversement dans l’entre-deux-guerres d’un canon de beauté occidental vieux de plusieurs siècles : celui de la peau pâle et blanche, aristocratique. Idole renversée par la peau bronzée du roturier ? Pas vraiment, c’est une mutation des élites que décrivent les deux livres, avec deux approches assez différentes. En profitant d’une historiographie du corps désormais abondante sur les questions des bains de mer, du maillot de bain, du naturisme ou du maquillage, autant de thèmes qui touchent de près à la question du bronzage, chacun s’attache à décrire ce basculement crucial et propose une lecture agréable sur un thème de vacances dont les enjeux sont bien plus complexes et profonds qu’une lecture superficielle pourrait le supposer.

Le petit livre de Bernard Andrieu   , sous-titré "une petite histoire du soleil et de la peau", est le fruit de la collaboration entre le CNRS et l’Observatoire Nivéa, qui finance des recherches sur la peau. Parce que selon lui, le bronzage est une forme de "culte hédoniste au soleil", il commence son ouvrage par des rappels succincts aux grandes civilisations antiques, orientales et précolombiennes et le termine en ouvrant sur un processus plus vaste, "la prise de conscience écologique de la place de l’homme dans le système solaire", dont le bronzage est une étape puisque "l’héliocivilsation" découvre que les interactions avec l’environnement ont à la fois des conséquences positives et négatives. Pascal Ory   , quant à lui, ne choisit pas les cultes solaires comme point d’entrée dans l’histoire occidentale du bronzage, mais la pâleur chrétienne, présentée comme la lecture religieuse d’une distinction anthropologique qui oppose l’obscurité et la lumière, que l’histoire de la chrétienté occidentale ne fait qu’affiner et renforcer. Le bronzage de Pascal Ory est une rupture majeure, celui de Bernard Andrieu est la réactivation d’un culte millénaire. Et dans les deux cas, le bronzage renverse un "Ancien Régime épidermique" comme le dit Pascal Ory. Et dans les deux cas, ce qui pourrait sembler anecdotique cristallise des enjeux historiques millénaires.

Fidèle à son idée de faire une histoire "du soleil et de la peau", Bernard Andrieu construit la généalogie du bronzage en allant chercher dans le naturisme et l’héliothérapie ("se soigner par le soleil") le préalable à la "découverte" du bronzage, et étend son étude jusqu’à l’époque contemporaine, où à l’émancipation hédoniste du corps succède la volonté de se protéger, tout en continuant à bronzer. Il explore le maquis d’institutions de santé, de sanatoriums pionniers, de précurseurs du naturisme qui ont les premiers défendu l’idée de l’exposition de la peau au soleil ; explique la "métamorphose dermique" du bronzage, l’un des rares moyens de changer son propre corps, de changer de peau et de contrôler ses mutations identitaire ; et revient sur l’émancipation ambiguë du corps féminin que suppose l’exposition de sa peau au soleil.



L’histoire culturelle de Pascal Ory a plus de prétentions historiographiques. Celui-ci a dépouillé un corpus spécifique, les magazines féminins, notamment Elle, Marie-Claire et Vogue, trois magazines au positionnement un peu différent. À la date du renversement, difficile à établir et sur laquelle Bernard Andrieu ne s’attarde pas, Pascal Ory consacre de longs développements pour trancher en faveur de 1937. Il récuse deux explications trop simples, qui insistent sur les congés payés et sur le rôle de Coco Chanel. Plus loin, il refuse également les explications d’ordre économique ou commercial, qui font de l’invention du bronzage la conséquence d’’une stratégie industrielle et publicitaire victorieuse, et argumente qu’ils ne font qu’accompagner une révolution plus globale. Il n’accepte pas non plus l’histoire trop belle qui attribue à l’Oréal, et à Ambre solaire, son produit phare en la matière, un rôle de déclencheur dans la révolution du bronzage, ne serait-ce que parce qu’avec "huile de Chaldée", Jean Patou, disparu dès 1936 avait déjà occupé le marché. Parce qu’il se concentre beaucoup sur ce point de basculement où le bronzage est "inventé", selon une formule très en vogue, pour expliquer un changement culturel, Pascal Ory s’étend moins sur l’avant guerre et l’après 1945, même s’il "survole" les décennies suivantes pour conformer que le bronzage est un "fait social total", dont les évolutions réclament des explications complexes qui prennent en compte tous les aspects : culturels, économiques, politiques ou médicaux.

La révolution a ses limites : Bernard Andrieu et Pascal Ory notent qu’au delà d’un certain seuil les valeurs se renversent à nouveau. Né à l’apogée de la domination coloniale et à l’époque de la Revue Nègre de Joséphine Baker, le bronzage n’abolit pas les préjugés liés à la couleur de peau, ce que Bernard Andrieu résume dans une formule lapidaire : "bronzés, pas immigrés". La mise en valeur de la peau est toujours dangereuse, et aux dangers de la céruse dans le passé correspond les risques cancérigènes de l’exposition au soleil. Bernard Andrieu consacre un chapitre aux manières de se protéger du soleil après avoir consacré le précédent à l’héliothérapie. Ce que les deux livres soulignent ici, parfois de manière assez implicite, et selon un mouvement assez inévitable dans l’histoire des "révolutions", c’est la continuité du système social qui fait la promotion du bronzage, au-delà du renversement des valeurs en fonction desquelles il s’organise. La comparaison avec l’ouvrage de Catherine Lanoë sur les cosmétiques d’Ancien Régime   permet de le souligner: des stratégies de distinction des élites, surtout rappelées par Pascal Ory, qui entretiennent un rapport très ambiguë à la santé, où le corps médical participe à la production des cosmétiques tout en prévenant contre leurs dangers, qui s’appuie sur une production industrielle de luxe et sur le maintien d’un système de valeurs opposées. Le mot fameux de Valéry sur laquelle Pascal Ory ouvre son travail, "ce qu’il y a de plus profond chez l’homme, c’est la peau", n’a en tout cas jamais été autant d’actualité qu’avec la parution de ces deux ouvrages