La première tâche du nouveau président des États-Unis (Barack Obama ou John McCain, élu en novembre ne prendra ses fonctions qu’en janvier 2009) sera de (ré)unir ses concitoyens. C’est-à-dire de faire tenir ensemble des pans entiers de la société américaine que la présidence Bush a isolés, polarisés ou divisés. La politique menée par George W. Bush pendant huit ans a conduit à une plus grande disparité économique et sociale entre Américains, à des positions politiques de plus en plus radicales et à des visions de l’avenir du pays de moins en moins conciliables. Pour venir à bout des conséquences de cette période particulière de l’histoire du pays sur le plan intérieur, celle de la poursuite de la "Révolution conservatrice" commencée vingt ans plus tôt sous Reagan, le nouvel élu aura à faire face dès les premiers mois de son mandat en 2009 à trois grands défis "domestiques". Un défi économique : rompre avec l’héritage de son prédécesseur tout en faisant face à une conjoncture particulièrement dégradée ; un défi "sociétal" : proposer des règles de vie commune acceptables par le plus grand nombre malgré la profondeur des divergences sur les valeurs morales notamment ; et un défi identitaire qui rejoint en partie le précédent mais qui se joue davantage sur la conception que les Américains se font d’eux-mêmes comme nation malgré les tensions dues en particulier aux phénomènes migratoires. Ces défis ne seront pas moins difficiles à relever que ceux de la politique extérieure dont il est plus souvent question à l’étranger, à cause de l’effet grossissant de la crise irakienne. Cette difficulté sera d’autant plus grande que les deux dimensions, interne et externe, sont étroitement liées aux États-Unis sans doute plus que n’importe où ailleurs – qu’il s’agisse, par exemple, du budget ou de l’image donnée et perçue des États-Unis à travers le monde.


Un double défi économique

Le nouveau président américain devra faire face à la fois à l’héritage de Bush et à une conjoncture fortement dégradée. Les contraintes sont d’ailleurs si fortes que le programme proposé durant la campagne a peu de chances d’être appliqué en l’état. Elles sont d’abord le résultat de la politique menée par George W. Bush pendant ses deux mandats (2001-2008) : diminution des impôts pour les couches supérieures de la population (Paul Krugman a ainsi calculé que la moitié des réductions d’impôts engagées par l’Administration Bush sont allées aux 10% les plus riches de la population américaine   ) ; augmentation considérable du budget consacré à la sécurité (intérieur et défense) – ainsi les dépenses militaires sont-elles passées d’un peu plus de 300 milliards de dollars en 2001 à plus de 700 aujourd’hui (elles représentent 4,6% du PIB) ; déficit des balances commerciale et des comptes courants (respectivement 765 et 850 milliards de dollars en 2006), déficit budgétaire (près de 3% du PIB désormais alors qu’il y a dix ans l’excédent représentait 2% du PIB) et endettement records. Ces déficits sont surtout le signe d’une Amérique qui vit grâce à l’épargne étrangère, ainsi les investisseurs non américains, notamment chinois, détiennent-ils 40% des obligations du Trésor et 35% de celles des entreprises. Face à cette fuite en avant autorisée notamment par un dollar durablement faible, en particulier face à l’euro, les revenus du travail ont stagné et les inégalités sociales se sont creusées. Ainsi, par exemple, le salaire minimum n’a-t-il été relevé qu’à l’arrivée de la majorité démocrate au Congrès en 2007 (cela faisait dix ans qu’il n’avait pas bougé…) ou encore les retraites fournies par les entreprises sont-elles passées de plus en plus du système de pensions garanties (dont le fameux exemple de General Motors a permis de mesure l’ampleur) à celui des comptes d’épargne personnels (dits 401(k)) qui fluctuent en fonction des aléas des marchés. La conjoncture internationale rend encore plus difficile toute action économique ou sociale : crise des prêts immobiliers à risque (subprimes), crise de l’immobilier, crise énergétique, crise alimentaire… Les Américains sont désormais confrontés à un renchérissement continu des matières premières et énergétiques alors qu’ils ne peuvent plus accéder au crédit aussi facilement qu’auparavant – ce qui leur permettait de faire face à la stagnation du pouvoir d’achat par exemple.



Face à ce double défi, le nouveau président devra faire des choix qui dépassent la simple question du soutien conjoncturel à la demande par exemple – que le Président Bush a assumé en dépit de son credo conservateur. Ce qui est en jeu désormais, compte tenu de l’ampleur des déséquilibres structurels, c’est le modèle économique américain lui-même. Ainsi, par exemple, les tentations protectionnistes sont-elles particulièrement fortes au moment où l’on se remet à parler de récession et de chômage (5% de la population active désormais). Les syndicats de l’industrie, particulièrement dans les États du Nord-Est, sont vigilants à l’égard de la politique d’ouverture commerciale engagée depuis la mise en place de l’ALENA. La préservation de ce qui reste d’emplois industriels – nombreux dans les États "stratégiques" où se joue l’élection présidentielle depuis quelques années – a été mise en avant pendant la campagne et sera certainement une des priorités du nouveau président. L’économie américaine ne peut pour des raisons à la fois économiques et politiques se transformer en pure économie de services dont l’atelier – et le banquier… – serait la Chine. La conscience de ces transformations, au même titre que les évolutions environnementales, est désormais parfaitement assimilée tant par les élites que par la population dans son ensemble. Il reste à voir comment la croissance sera relancée, selon l’opposition traditionnelle entre une stratégie de l’offre et une stratégie de la demande : soit en ouvrant davantage encore les règles de la concurrence et en poursuivant la baisse des impôts, ce qui est la proposition classique des conservateurs économiques (fiscal conservatives) ; soit en investissant massivement, pour faire levier sur la demande et la croissance futures, de l’argent public dans des programmes d’infrastructures (les catastrophes de ces dernières années telles que l’ouragan Katrina ou l’effondrement de ponts ont fait prendre conscience aux Américains de leurs lacunes) et dans la recherche, avec l’espoir de développer l’emploi qualifié. C’est le position défendue par le Parti démocrate.

Quel que soit le choix stratégique que fera le nouveau président, il sera confronté à la "contrainte" budgétaire. Il semble en effet difficile, même en cas de désengagement partiel des troupes américaines de l’un ou l’autre des théâtres d’opération actuels (Irak, Afghanistan…), de parier sur une économie substantielle en termes de dépenses de sécurité et de défense. Or les demandes de protection de la part de la population américaine touchée par les différentes crises évoquées plus haut se multiplient. On l’a vu récemment à l’occasion de la crise de l’immobilier face à laquelle le Président Bush a engagé le gouvernement fédéral mais aussi en termes de politique de la santé avec le maintien du remboursement de certains médicaments dans le cadre du programme Medicare – à la fois pour satisfaire et soutenir les industries pharmaceutiques et pour rassurer la population âgée ; on le verra certainement lorsque les questions de l’extension de la couverture maladie (plus de 40 millions d’Américains n’en bénéficient pas et le sujet a été au cœur de la campagne présidentielle) et de la retraite fédérale (le minimum assuré par le système fédéral dit de Social Security) reviendront au cœur des préoccupations, au moment où les protections contre la maladie et la cessation d’activité   seront remises en cause du fait du ralentissement de l’économie, de la montée du chômage, du vieillissement de la population et de la retraite des baby boomers.



Un défi "sociétal" multiforme

Le deuxième grand défi du nouveau président sera celui des "valeurs". Ce terme recouvre peu ou prou l’ensemble des questions de société, essentiellement liées aux libertés et droits individuels, qui appellent des choix normatifs forts de la part de la puissance publique : avortement, mariage homosexuel, fin de vie, port d’arme, etc. Les "années Bush" ont été de ce point de vue celles d’une intensification, notamment sous la pression de groupes religieux qui se sont senti soutenus par la Maison-Blanche, des guerres culturelles (culture wars) opposant, schématiquement, les social conservatives (opposés à l’avortement, au mariage homosexuel et à l’euthanasie mais favorables au port d’arme) aux liberals qui défendent les positions inverses. La division, en particulier lors des élections, s’est ainsi accentuée entre une Amérique "rouge", base du Parti républicain (les "petits Blancs", le Sud, l’intérieur du pays, les petites villes et les banlieues lointaines des grandes villes) et une Amérique "bleue", celle des Démocrates (les minorités, les grandes villes des côtes et du nord-est). Les affaires "Terri Schiavo" sur l’euthanasie, Katrina (l’ouragan qui a dévasté la Nouvelle-Orléans), de mœurs (prostitution, adultère, homosexualité…) de la part de pasteurs conservateurs ou d’élus républicains prônant les valeurs familiales, ou encore les tensions autour de la nomination de deux juges réputés conservateurs à la Cour Suprême par le Président Bush (Alito et Roberts) ont fortement contribué à polarisé électorat et médias dans une Amérique déjà profondément marquée par le fiasco irakien et les mensonges de l’Administration Bush.

Le nouvel élu aura pour tâche de réunifier la société américaine ou, du moins, de mettre fin à cette polarisation "culturelle" qui mine les relations sociales et encourage la séparation territoriale déjà forte entre groupes sociaux et ethniques. Cela passera certainement d’abord par une forme de retenue religieuse par rapport à son prédécesseur mais aussi par la nomination, à peu près certaine compte tenu de l’âge de certains membres de la Cour suprême, de nouveaux juges aux positions plus modérées afin de maintenir un équilibre a priori sur les questions de société de ce type qui risquent d’arriver jusqu’à la Cour. On peut aussi faire l’hypothèse que le président élu ne pourra échapper à une nouvelle manière de gérer le "gouvernement" plus consensuelle (projets bipartisans, association plus étroite du Congrès aux décisions de la Maison-Blanche…) que l’extension de la mainmise de la "branche" exécutive sur l’ensemble du pouvoir que l’Administration Bush a porté à son point le plus avancé en temps de paix.

Cette politique nouvelle, à la fois de réunification de l’Amérique et de gouvernement par consensus, pourrait conduire à son tour à une forme de recentrage des deux grands partis à rebours des évolutions récentes. Le Parti républicain reposant moins sur les groupes religieux conservateurs issus notamment du Sud, et le Parti démocrate redevenant enfin autre chose qu’une coalition de minorités et d’élites culturelles de plus en plus éloignées de la réalité sociale du pays. La personnalité tout à fait particulière, et originale dans son camp, du nouveau président (qui reste aussi le chef de son parti au sens large du terme) pouvant laisser espérer un mouvement d’ampleur de ce type.

Le nouvel élu aura aussi pour tâche de redonner à son pays la fierté de lui-même concernant la défense des libertés et des droits constitutionnels. Les conséquences des attentats du 11-Septembre ayant été dévastatrices de ce point de vue. Les lois sécuritaires du type Patriot Act comme les atteintes aux libertés fondamentales à Guantanamo par exemple ont cassé l’image du pays des libertés non seulement dans le monde mais aux yeux des Américains eux-mêmes. Après des rapports accablants pour l’Administration Bush et les décisions de la Cour suprême sur le sujet, ce sera au nouveau président de redonner du crédit aux États-Unis : fermeture de Guantanamo, retour sur les mesures sécuritaires discriminatoires à l’égard de certaines catégories de population, séparation de la politique de l’immigration et de la politique de sécurité, etc. L’image extérieure du pays sera ainsi en ce domaine comme dans d’autres fortement indexée sur une politique de gestion de la relation entre liberté et sécurité à l’intérieur même de la société américaine.



Le nouveau défi identitaire américain

L’unité retrouvée de l’Amérique, programme incontournable de la nouvelle présidence, passera aussi nécessairement par une redéfinition de l’identité du pays à un moment de son histoire où la composition de sa population évolue sous la pression d’une immigration, mexicaine notamment, de plus en plus forte. Là encore, la période qui s’achève a été particulièrement dommageable pour l’image des États-Unis. Même si, sur ce point, le Président Bush défendait une politique ouverte et accueillante, le Parti républicain a refusé l’assouplissement des conditions de régularisation des travailleurs clandestins – pour des raisons de coût du travail notamment. De même, le durcissement de la politique de sécurité a-t-elle modifié les contours de la politique de l’immigration. Des conditions d’entrée plus difficile ont conduit à une augmentation de l’immigration clandestine et à des oppositions parfois vives entre autorités locales et fédérales (en charge de la frontière) notamment dans les États du sud-ouest – et à des réactions souvent hostiles des populations localement qui vont parfois jusqu’à faire la police des frontières elles-mêmes (comme le montre l’exemple du mouvement des Minutemen).

Plus généralement, le nouveau président devra faire face à une transformation de la structure démographique de la population américaine dans laquelle les "Blancs" ne seront plus majoritaires au cours du siècle, et surtout, dans laquelle la minorité principale désormais (avant les Noirs), les Hispaniques (dont les Mexicains d’origine représentent une part dominante et croissante), seront à la fois plus nombreux et plus concentrés géographiquement – dans les États limitrophes du Mexique. Ce qui entraîne d’ores et déjà des difficultés importantes de gestion linguistique (l’espagnol devient la langue dominante dans certaines parties du territoire) et de nouvelles revendications de la part des nouveaux arrivants (autonomie, éducation, protection sociale…).
Le slogan entendu dans la campagne présidentielle d’une Amérique post-raciale prend ici tout son sens car ces difficultés, inédites dans l’histoire américaine, soulevées par la forte concentration d’une population minoritaire à la frontière de son pays d’origine, sont redoublées par celles d’un affrontement toujours possible entre minorités – surtout si la situation économique (chômage, salaires des travailleurs non qualifiés…) se tend.


Conclusion

On peut d’ores et déjà parier que le nouvel élu aura à cœur de mettre en place, au plus vite, les signes symboliques et réels d’un nouveau type de présidence, celle d’une unité retrouvée des Américains, afin de rompre avec la période Bush. Une présidence à la fois plus acceptable par tous ses partenaires internationaux et par les Américains. C’est-à-dire plus ouverte à la discussion (multilatérale à l’extérieur, coopérative et participative à l’intérieur), plus soucieuse d’obtenir un large consensus sur ces objectifs et ces choix, plus sûre d’elle-même parce que reposant sur des valeurs acceptées et légitimes. Il semble que ce soit à ce prix que les États-Unis pourront s’éloigner de la "Présidence impériale" pour une présidence apaisée mais aussi plus efficace et plus utile, tant pour le monde que pour les Américains


Retrouvez cet article sur le blog de Laurent Bouvet.