Darbon examine le lien entre l'impérialisme anglo-saxon et la diffusion des sports dans le monde. Un ouvrage exceptionnel à plus d'un titre.
À l’heure où les compétitions sportives internationales battent leur plein, rares sont les commentateurs à s’interroger sur les origines de la répartition géographique des pratiques sportives. Pourquoi ne retrouve-t-on pas d’équipes de rugby en Inde quand bien même la quasi totalité des territoires de l’empire britannique l’ont adopté ? Quid de la communion des Japonais, à première vue intrigante, autour du baseball ?
Sébastien Darbon, spécialiste de l’anthropologie des sports, apporte une contribution essentielle pour comprendre la distribution des pratiques sportives de par le monde. S’intéressant aux modalités d’élaboration, de diffusion, de réception et enfin de réinterprétation des sports dans les aires géographiques où s’exerce l’impérialisme anglo-saxon (britannique et états-unien), l’auteur nous livre un ouvrage d’une qualité exceptionnelle, à la croisée de l’histoire (comment cela s’est passé ?) et de l’anthropologie (pourquoi ainsi et non autrement ?).
Les foyers anglo-saxons du système sportif
Appréhender la question de la diffusion du fait sportif ne peut faire l’économie de l’étude des lieux de naissance des "systèmes sportifs" eux-mêmes, en l’occurrence l’Angleterre et les États-Unis. L’auteur ne cache pas sa volonté de dresser des types idéaux afin de montrer les particularités des sports dans ces deux pays. Il souligne la nécessaire distinction à opérer entre jeux traditionnels et sports. Ces derniers étant "un système fondé sur l’autonomisation, l’uniformisation, l’abstraction, la codification et l’institutionnalisation", intimement liés à la société industrielle, ce qui explique pourquoi les premières formes apparaissent en Angleterre dès le XVIII° siècle.
Darbon met en évidence deux spécificités britanniques : le rôle du système éducatif, notamment les public schools, et l’idéologie de la "chrétienté musculaire". Dans une période de différenciation sociale croissante, liée notamment aux nouveaux rapports de classes induits par la révolution industrielle, s’opère une volonté de dressage du corps par les institutions scolaires chez les classes supérieures. Les pratiques sportives vont devenir les instruments de cette nouvelle idéologie. Vont dès lors se créer une solidarité de classe et un esprit de corps parmi ces élèves, via une exaltation scolaire du corps, une multiplication des lieux d’entraînement et de compétition, l’établissement des règles formelles de jeu (par exemple la distinction entre rugby et soccer) et une ritualisation propice à l’intériorisation de ces nouvelles normes. Parallèlement apparaît une idéologie qui voit dans le sportif anglais la quintessence du héros chrétien viril, défenseur de l’Église et de l’empire : la "chrétienté musculaire". Ainsi, logique missionnaire et impérialisme vont aller de pair grâce au sport. Enfin, la dernière particularité du système sportif anglais est la place prise par l’"éthique de l’amateur", conséquence de la distinction sociale et de l’idéologie victorienne chez les classes dominantes.
Outre-Atlantique, apparaît un autre système sportif, qui malgré une influence anglaise indéniable, émerge dans des conditions sociales et culturelles différentes. Ce qui permet à Darbon d’établir un idéal-type du sport américain qui se caractérise par trois traits fondamentaux. En premier lieu, les mouvements évangéliques sont à tel point impliqués dans ce domaine dès le milieu du XIX° siècle qu’ils inventent deux sports : le basket-ball et le volley-ball, dans l’optique de former une jeunesse physiquement et moralement saine et virile face aux dangers de l’industrialisation et de l’urbanisation croissante. La rationalisation de la pratique et de l’organisation sportive, influencée par la division scientifique du travail, constitue le second trait caractéristique. À ce titre le football en constitue le parangon. Enfin, la plus grande démocratie d’alors exalte le professionnalisme et la pratique de masse des sports, valeurs éminemment démocratiques, opposées à l’approche aristocratique anglaise. En somme, et même si l’auteur rappelle qu’il s’agit de modèles purs à nuancer, deux systèmes sportifs se dessinent. Systèmes que les deux pays vont mettre un point d’honneur à diffuser en tant que qu’incarnations de la civilisation.
Les sports anglo-saxons à l’assaut du globe
La seconde partie de l’ouvrage s’intéresse donc aux modalités de diffusion de ces pratiques sportives et aux formes spécifiques qu’elle va prendre dans les zones soumises à l’impérialisme anglo-saxon. Bien évidemment, l’impérialisme britannique a peu de rapport avec l’hégémonie culturelle et commerciale américaine. C’est la raison pour laquelle l’essentiel des cas étudiés par Darbon portent sur l’"empire où le soleil ne se couche jamais". Les spécificités historico-politiques et culturelles de chaque pays sont telles que l’auteur les a regroupées en zones géographiques. Des White dominions hétérogènes aux Caraïbes tiraillées entre les influences américaine et anglaise, en passant par le sous-continent indien, et clôturant par l’étude de pays particulièrement affectés par l’influence anglo-saxonne mais non soumis à une quelconque domination (le Japon et l’Argentine), Darbon fait du sport un fait social total. Il agit tel un miroir des relations entre la puissance coloniale et ses colonies, mais aussi des rapports de force socio-politiques propres aux pays. Citons par exemple le cas sud-africain qui donne à voir les variations de l’instrumentalisation du sport en fonction de l’évolution des conflits entre Afrikaners (qui arborent le rugby comme sport "national") et Anglais (choisissant le cricket), mais aussi de la ségrégation raciale.
Si les acteurs et les vecteurs des sports anglais sont communs à l’ensemble des régions dominées (armée et administrateurs civils, enseignants et missionnaires sont les couples principaux), la place prise par les populations locales, et en particulier par les élites, n’est pas négligée. Dans le cas indien par exemple, le rôle des princes anglophiles par opportunisme ou par adhésion a été décisif. Mais c’est surtout l’importance de la réappropriation culturelle et symbolique du sport, et en particulier la construction des identités nationales par le sport qui constitue un élément central de l’ouvrage. Le sport est une production culturelle qui se transforme au gré du contexte spécifique qui l’accepte. À titre d’exemple, Cuba n’hésite pas, à la suite d’un long travail de création d’une mémoire sportive, à faire du baseball le "sport national", hérité des Indiens Taïnos.
Mais l’érudition et la clarté exceptionnelles de cet ouvrage se manifestent surtout par le biais de l’analyse de la situation indienne, ô combien complexe en raison de la mosaïque culturelle qui la compose. En outre, c’est au travers de cette étude que Darbon cherche, en conclusion, à montrer les limites d’une approche historique et monographique : il invoque la nécessaire construction de modèles théoriques pour comprendre pourquoi un sport est accepté ou rejeté. L’auteur prend notamment l’exemple du couple impérial cricket-rugby. Le rugby, sport de contacts par excellence, va à l’encontre des "dimensions culturelles inscrites au cœur des castes" ; le cricket, sport de distance et d’évitement, permet au contraire de comprendre les nécessaires affinités entre propriétés formelles (convivialité, durée, chevaux…) d’un sport et les traits culturels locaux (grandes épopées mythiques, mode de vie des brahmanes, élégance…), pour qu’un sport soit éventuellement adopté par les populations colonisées.
Nous avons ainsi affaire à un ouvrage d’une rigueur scientifique magistrale doublée d’une écriture claire et didactique, où la modestie se mêle à une réflexivité heuristiquement stimulante. Un ouvrage à recommander à tous ceux, sportifs ou non, qui cherchent à comprendre la géographie actuelle du sport mondial, et à saisir plus globalement comment les productions culturelles se diffusent