Labyrinthe est une revue de jeunes chercheurs en sciences humaines qui s’est attachée à faire connaître des travaux liés à de nouveaux domaines de savoirs (la biopolitique, la cognition, le post-colonial, pour citer quelques dossiers récents). Fortement inspirée par le travail de Jacques Rancière, auquel elle a consacré un de ses premiers numéros (n°17 en 2004), elle articule histoire et littérature en vue d’une nouvelle forme de critique sociale. Il est donc particulièrement intéressant de voir comment cette revue s’empare du thème de l’écologie, qui ne faisait pas apparemment partie de ses préoccupations initales.

Ce numéro, coordonné par Charles Ruelle et Frédéric Neyrat, relie fortement, par un ensemble de renvois internes, des articles traitant de sujets divers, qui ont pour point commun d’articuler la recherche écologique, l’éthique environnementale et l’histoire et la critique littéraire. Le titre donné au numéro indique bien que l’écologie désigne moins un domaine de savoir stabilisé, offrant d’emblée ses leçons au politique, qu’une perspective d’avenir encore inconnue ("=x") permettant d’élaborer une "nouvelle équation des savoirs". Face au défi du changement environnemental, tous les savoirs sont mis en quelque sorte à égalité, aucun ne pouvant prétendre parler au-dessus des autres. Cette dimension critique, parce que fondée sur une épistémologie radicalement égalitaire, est ce qui donne au numéro une grande originalité par rapport à tout ce qui se publie sur l’écologie.

Le numéro s’ouvre notamment par un article de Glen Love sur "l’écocritique", un courant des études littéraires américaines qui porte sur l’environnement : en réaction au mouvement déconstructionniste qui s’enferme dans les pièges du langage à force de vouloir les démonter, ce courant littéraire repose sur le postulat réaliste selon lequel l’environnement est une chose qui existe pour autant qu’il est en train d’être détruit, et montre que la littérature est plus à même que les sciences de faire prendre conscience de ce mode d’existence. On peut songer à la lecture de cet article que la philosophie de la déconstruction (notamment dans les dernières réflexions de Derrida sur l’auto-immunité) avait les moyens de penser la crise environnementale (il suffirait de considérer que le mode d’existence du langage est d’emblée présent dans la nature au lieu de relever de la seule culture) ; mais on est heureux d’apprendre que quelque chose se passe dans les départements de littérature autour du thème de l’écologie. De même, les articles de François Duban et François Jarrige nous informent de tout un ensemble de travaux historiques revenant de façon critique sur les conditions dans lesquelles s’est opérée la modernisation industrielle, en mettant en lumière les coûts et les sacrifices de ces moments longtemps conçus comme des étapes d’un développement linéaire. Ils posent de façon intéressante le problème du rapport entre l’historien et le militant écologiste (les historiens Cronon, Limerick, White et Worster sont qualifiés de façon étonnante de "Bande des Quatre" dans le contexte américain !), quoiqu’on aurait aimé en savoir un peu plus sur la capacité de ces recherches à sortir du milieu académique pour influencer les politiques.

Les derniers articles de la revue développent des aspects plus connus de la recherche environnementale : le lien entre esthétique du paysage, représentation écologique et politique des jardins (bien connu depuis les travaux d’Anne Cauquelin et Augustin Berque) ou l’articulation entre science de l’environnement et éthique environnementale (centrale notamment dans les travaux de John Baird Callicott et Holmes Rolston). L’intérêt de ces contributions est de proposer plusieurs modèles politiques permettant d’articuler ces recherches théoriques sur l’environnement avec une véritable pratique en vue de transformer le monde : s’agit-il d’une démocratie participative, selon le modèle développé par Julien Delord, d’un appel au solide bon sens, comme le demande Bérangère Hurand, ou d’une critique radicale du capitalisme et de l’humanisme, telle qu’elle est proposée par Frédéric Neyrat ? La "mise en équation des savoirs" opérée par la crise écologique ne propose un modèle égalitaire qu’au niveau épistémologique : politiquement, ce modèle connaîtra nécessairement des traductions diverses.

On s’étonne à ce titre que les diverses contributions de ce volume fassent si peu appel à l’anthropologie sociale, et notamment aux travaux pionniers en France de Bruno Latour et Philippe Descola. Le concept de social, réélaboré à travers la notion de "collectif", permet en effet de problématiser le rapport entre nature et culture autrement que par le geste du renversement ou à travers des débats scolastiques sur la "valeur intrinsèque" des êtres naturels : il décrit finement la pluralité des agencements d’humains et de non-humains qui sont recomposés par les crises écologiques. Peut-être le modèle de l’anthropologie sociale risque-t-il de mettre en péril la conception égalitaire des savoirs défendue par les contributeurs de ce numéro de Labyrinthe, car l’anthropologue dispose bien d’un point de vue surplombant par rapport à la pluralité de ces agencements, et peut dire en conséquence vers quelle "bonne société" ils s’orientent. Il semble pourtant qu’entre les réflexions théoriques et les pratiques politiques, trop rapidement mises en regard par le geste critique du renversement, l’anthropologie sociale puisse interposer ses schèmes intermédiaires. Il faudrait alors articuler théorie critique et anthropologie de la nature en vue de poser les problèmes esthétiques et politiques soulevés par la crise écologique. Ce sera peut-être pour un autre numéro de Labyrinthe.

"Ecologie=X. Une nouvelle équation des savoirs", Labyrinthe, n°30, 2008, 145 p., 10 euros, www.revuelabyrinthe.org/