L’univers du cinéaste américain Paul Sharits exploré dans une recension impressionnante.

On réduit souvent l’œuvre de Paul Sharits, artiste et cinéaste américain, à ses flicker films : "films de clignotement" dont l’esthétique du choc et de la répétition fut largement imitée. Le mérite de cet ouvrage est de nous ouvrir des pans méconnus de son œuvre : dessins, tableaux, objets Fluxus, installations… Publié à l’occasion d’une exposition tenue en 2007, il dépasse largement le contexte d’une simple recension. C’est à la fois une anthologie de textes et d’entretiens de Paul Sharits, souvent publiés pour la première fois en français, un recueil de certains commentaires majeurs de cette œuvre et un parcours iconographique impressionnant par sa diversité.

Paul Sharits est né en 1943 à Denver. Enfant, il étudie la musique classique puis la peinture à l’université. Une fois son diplôme obtenu, il cesse de peindre et découvre le cinéma. Il commence une correspondance avec Stan Brakhage, et restera toujours influencé par la génération de cinéastes expérimentaux qui le précède d’une dizaine d’années : Kenneth Anger, Peter Kubelka, Maya Deren... Sa pratique se développe ensuite globalement dans deux directions : un pan "figuratif" qui illustre les thèmes de la sexualité, de la solitude, de l’angoisse et de la peur ; et un pan plus connu qui explore les possibilités propres au médium cinématographique, dans une perspective moderniste que reconnaîtra immédiatement Rosalind Krauss dans un article de 1976. "Je voulais apporter au cinéma une conscience de soi qu’on associe plutôt avec la peinture" déclare simplement Sharits.

Annette Michelson souligne dès 1974 la critique de l’illusionnisme que portent ses films, et les place avec intuition dans un contexte de dénonciation des pouvoirs et des artifices du cinéma. L’apparition d’un "plan sans image" dans l’œuvre de plusieurs artistes cinéastes de l’époque, le plan "vide" qui rythme justement les flicker films, est pour elle le signe le plus flagrant de cette crise.

Cette lecture rejoint au fond celle de Rosalind Krauss qui remarque d’emblée l’ancrage du travail de Sharits dans l’espace, et voit la situation de projection comme étant partie intégrante de l’œuvre. Bill Brand, artiste et archiviste qui fut l’assistant de Sharits, met aussi au centre cette question du dispositif. Amené à recréer Sound Strip/Film Strip pour une exposition, il raconte les difficultés de la recréation de cette œuvre, à l’heure où les techniques d’enregistrement et de projection ne cessent de se renouveler, et donc de devenir obsolètes. Recréer l’œuvre dans sa forme originale devient alors impossible sans en changer le sens.

La musique et le son tiennent une place essentielle dans l’œuvre de Sharits, ce que montre par exemple l’œuvre inédite Attention : Light !, curieuse "traduction" picturale d’une mazurka de Frédéric Chopin. Yann Beauvais analyse les analogies possibles et opératoires existant entre les films de Sharits et la musique. Influencé par la forme du mandala tibétain ou de l’art de la fugue, Sharits conçoit toujours un continuum image – son. L’installation lui permet de modeler le son, comme l’image, dans un espace. Dans Sound Strip par exemple, on entend un bredouillement, puis soudain le spectateur reconnaît un mot, puis ce mot disparaît à nouveau et l’esprit cherche à le retrouver au milieu la confusion. Dans nombre de ses films, le son participe ainsi pleinement à la construction d’une expérience chez le spectateur.

Les textes de Sharits forment le second volet de cette présentation. Les influences théoriques que l’artiste met volontiers en avant, telle la Théorie de l’information et l’esthétique de la perception d’Abraham Moles, n’y occupent pas une place excessive. Au contraire, les textes présentés ici - courtes introductions de catalogues, lettres, voir simples notes de travail - donnent à comprendre des aspects bien plus subtils de son travail et de ses motivations. Dans "Ma peinture et mes films pour la Galerie A" par exemple, texte inachevé et non corrigé qui clôt le livre, Sharits retrace en quelques pages lumineuses son itinéraire intellectuel et les motifs de son retour tardif à la peinture.

Les deux entretiens montrent un être déchiré, obsédé par la destruction, toujours à la recherche d’expériences de choc et d’extase. Dans sa parole, Sharits envisage toujours à la fois une idée et sa possible objection, posant ses contradictions et son état de déséquilibre constant au fondement même de son travail.

Cet état d’instabilité est également l’expérience que nous offrent ses films. Ils visent à créer un certain état de conscience chez le spectateur. Les images pornographiques ou les fantasmes de mutilation que l’on y trouve redoublent l’agression des clignotements lumineux. Cette cohérence dans la violence en fait tout autre chose qu’un jeu formel. Il s’explique ainsi : "Je me sens inquiet, et je veux faire des choses qui vont mettre les gens dans un état, peut-être pas d’inquiétude, mais pas dans un état qu’ils pourront digérer, classer et oublier. Je veux que ces choses aient une présence vivante, comme le chaos énigmatique de la vie telle que je la vois."

Dans un de ses films les plus fameux, N:O:T:H:I:N:G., les motifs de la chaise en déséquilibre et de l’ampoule qui se vide sont le miroir de l’expérience flottante, presque enivrante, ressentie par le spectateur après une longue exposition aux photogrammes clignotants. Les métaphores du film, autour de thèmes suicidaires et sexuels, représentent l’expérience optique comme une violence érotique. La recherche de cette intensité caractérise le travail de Sharits dans son ensemble. Le cinéaste réitère dans un entretien son ambivalence par rapport à un médium qui l’attire autant qui l’irrite : "J’aime le cinéma… Je le vois comme un médium primitif, vulnérable. Je sais qu’il va disparaître, et je le regarde avec une certaine empathie, comme si c’était un être vivant qui brûlait."