Pour faire le récit de la campagne de Nicolas Sarkozy, Yasmina Réza s'éloigne des codes de l'écriture journalistique et refuse la retranscription brute du réel. Par des choix, grâce à une écriture théâtralisée qui juxtapose des saynètes, elle s'efforce de saisir le sens d'une volonté de pouvoir face au caractère fuyant du temps.

Au-delà de son étrangeté, le titre de ce livre donne une indication de lecture importante : la pâleur ou l'absence de la lumière du jour projettent dans la lumière artificielle une temporalité fuyante. C'est ce que je retiens de la lecture de ce livre dont la forme échappe aux classifications connues et qui propose une représentation jusqu'alors inconnue de son personnage central.

Les saynettes juxtaposées sans lien explicité déroulent le temps d'une année de campagne. Pas de commentaire, peu de didascalies dans cette succession d'échanges sur une scène dont le décor change à peine, même s'il n'y a pas d'unité de lieu. C'est la représentation qui a lieu, qui est lieu, dans une grande unité d'action et de temps et les personnages, quand bien même ils sont saisis dans les coulisses de l'action principale, sont infiniment investis dans le rôle qu'ils se sont dévolu. Il ne s'agit pas là d'une écriture journalistique à distance de micro qui capte la parole pour qu'elle soit restituée dans l'instant qui suit, mais d'une tentative d'écriture théâtralisée des morceaux qui, parce qu'ils sont choisis et ordonnés, produisent le sens : bien loin d'une vie vécue dans l'émotion, le personnage se joue et « [il] joue gros... [il] ne jou[e] pas [son] existence, mais plus grave; l'idée qu'[il] s'en [est] faite » (quatrième de couverture) . Ce n'est pas pour rendre compte de ce qu'ils racontent ou ne racontent pas que ces morceaux sont choisis mais pour rendre le son en creux de la vibration que produit la juxtaposition, et c'est à cette vibration en clair-obscur que renvoie le titre.
Avec le recul du temps, nous saurons mieux si ce texte inaugure une forme nouvelle d'écriture issue de l'esthétique morcelée produite dans le monde du zapping, plongeant ses racines dans l'exercice rhétorique somme toute assez brillant. Je sais seulement que j'ai lu ce livre avec le plaisir que donne, seule, l'écriture travaillée dans laquelle la forme épouse le sens, et qu'il est bien insuffisant de n'y reconnaître que la forme immédiate de l'écriture journalistique en quête de sensationnel.

De fait, il n'y a rien de sensationnel dans ce livre pour la bonne raison que les sens et les sentiments - qui seraient peut-être la quête de l'auteur à l'aube de son expérience - se sont absentés du personnage principal qui n'en a que faire. La première émotion dont le crédite l'auteur est l'impatience   . Alors qu'elle semble partir à la recherche d'une « solitude emblématique », elle donne  d'emblée la clé de cette vaine recherche : « un leurre », « une illusion ». Et aussi cette autre clé : « les écrivains ont en commun avec les tyrans de plier le monde à leur désir. » Le lecteur ne peut faire mine de l'ignorer : le réel n'est que la matière première de ce livre et les figures proposées sont des leurres, des marionnettes en carton pâte que manipule à plaisir la narratrice impliquée dans l'histoire. « La maison basse de Bourg-Blanc est un décor, ses pensionnaires des figurants »   . Le lecteur suivra donc cet étrange metteur en scène pour assister dans son regard à la représentation d'une pièce de théâtre qu'il peut croire avoir vu jouer dans le réel, et le danger est grand de se laisser entraîner dans la confusion des genres. La modalité de la narration n'a rien de commun avec les figures dont elle s'inspire : nous ne sommes pas dans un magazine ou devant un écran mais bien dans la linéarité d'une écriture qui n'emprunte à ces formes que pour mieux en dénoncer la vanité.

Et c'est dans cette perspective qu'il convient de considérer l'image qui se dégage du personnage sur lequel sont focalisés la quasi totalité des échanges brefs qui constituent la forme de ce récit . Car il est une image, un leurre, une illusion dans la clarté diaphane des mots qui le constituent. Regardé et écouté de tous, il est « incrédule »     de ses propres mots, naïf, trépignant. Sa légère claudication, maintes fois soulignée, souligne la fragilité en même temps qu'elle l'apparente discrètement au « diable boîteux », une fragilité transfigurée. Ce qui conduit l'attention de la narratrice, c'est le caractère d'enfance (« Comme souvent et, bien avant que je ne le rencontre, je suis frappée par l'enfance »)   parce que l'enfant échappe à la temporalité, vit dans l'instant : « Il faut redire que c'était bien. Il faut redire avant que les choses s'évaporent »   . Echappé de toute inscription dans l'histoire, l'enfant se représente ou simplement se présente sans considération de durée, ne distingue pas entre la représentation et l'intimité, et se construit dans le vouloir : « Côtoyant Nicolas pendant ces mois, je n'ai vu que le vouloir à l'oeuvre. Le désir et l'attrait de la politique, principes vitaux mais qui n'engagent pas tout l'être, ne l'habitent plus. Ils ont constitué sa matière en une époque que je n'ai pas connue et dont il ne cesse d'exprimer le regret. »   . Au bout de ce parcours d'une année de campagne, ce n'est pas l'aboutissement ou la victoire qui sont repérés mais la « calcification de l'être »   , l'absence de joie ou de grâce (« il n'y avait pas la moindre trace de frivolité, cette dilatation de joie nécessaire à la grâce »   ou encore « il sourit, d'un sourire disgrâcieux et étonnamment gai (comme celui des enfants dont l'expression n'est pas encore polie pour la séduction »)   .

On s'égarerait à rechercher dans ce texte les signes d'une adhésion politique ou au contraire d'une critique. Ce n'est pas là le propos de l'auteur. Ce qui est en question relève de la représentation théâtrale. Saisi dans un présent discontinu mais non durable, le personnage sans émotion, hors du mouvement temporel, appartient totalement à la scène où il se représente, où il est représenté, à distance de toute intimité. Plié au désir de l'auteur ? Ou résistant à son projet ? L'histoire sans histoire ne le dit pas, parce que ce n'est pas une histoire mais, dans la lignée de Jarry ou de Ionesco, une proposition de lecture métaphysique de la volonté de pouvoir. Et c'est peut-être la raison pour laquelle elle conclut seulement que « derrière la montagne... il n'est même pas sûr qu'il y ait quoi que ce soit. »