Une passionnante étude philosophique et culturelle du jazz et de la communauté afro-américaine.

À l’origine de l'ouvrage de Christian Béthune, Le Jazz et l’Occident, il y a, selon toute évidence, les propos méprisants et réducteurs de Theodor W. Adorno sur le jazz. L'on pourrait passer sous silence cette opposition, si elle n'avait l'avantage d'offrir un exemple de réfutation constructive. Béthune utilise le philosophe allemand, et sa conception de la musique jazz et des "arts de la modernité", réellement comme une base de raisonnement, une fondation de sa propre pensée. Plutôt que de chercher à le renvoyer hors-champ, dans quelque zone maudite où se retrouveraient tous ceux qui n'acceptent ou ne comprennent pas cette musique, il consacre son énergie à montrer combien les incompréhensions d'Adorno sont précisément les topoï qui permettent d'accéder à une connaissance exacte de ce qui fait la culture afro-américaine en général, et le jazz en particulier.


C'est l'un des grands axes nourriciers de l'ouvrage : le jazz est l'expression musicale de la culture afro-américaine, et il faut étudier le général pour accéder à une compréhension du particulier. Le lieu principal de cette étude, très justement choisi et qui donne son titre à l'ouvrage, est celui des relations entre la culture occidentale en tant qu'ailleurs de la culture héritée de l'esclavage, et réciproquement : il s’agit alors de voir comment ces deux cultures cohabitent, se confrontent, s'unissent.

 

 

Mixités

Pour visualiser l'échelle de ces relations, il est primordial de comprendre la peur d'une miscegenation par la classe dominante blanche américaine, et ce, à quelque niveau que cette mixité s’opère – mélanges de races dans la société, mélanges de cultures, mélanges de musiques. Une hantise qui est d'ailleurs réciproque, puisque dans tous les cas, elle correspond à une crainte de perdre une spécificité culturelle, fondée sur l'idée contestable, mais rarement débattue, que les cultures sont solubles dans le sexe et dans le mélange de musiques. Paul Whiteman, mais aussi George Gershwin – qui était, rappelons-le, voué à l'enfer par les critiques "puristes" de jazz dans les années 1930 – sont des exemples de miscegenation musicale : le jazz accepte la musique classique occidentale, et celle-ci tolère le jazz. On s'ébaudit devant les expériences jazz de Chostakovitch, Hindemith ou Charles Ives, porteurs d'une garantie "haute culture classique", et l’on s'effraie des aboutissements de Cole Porter, George Gershwin ou Miles Davis avec Gil Evans. Lorsque la musique classique occidentale importe le jazz, on y voit une tolérance et une ouverture d'esprit géniales ; si, à l'inverse, le jazz a l'audace de se rêver à la hauteur de la musique classique, on s’offusque de tant de prétention.

 

 

Imitation et improvisation

Pour réagir à cette version particulière de l'intolérance raciale – car cette exclusion est bien raciale, qui voit le jazz comme l’epxression de "bruits" barbares afro-américains –, les Noirs américains adoptent une posture qui n'a pas fini de faire couler de l'encre en tant que stéréotype : l'humour. Mais comme l'étudie avec justesse Christian Béthune, c'est plus que l'humour qui est en jeu : une attitude, une philosophie de la relation à l'autre, voire une résistance. C'est aussi un échange culturel. La moquerie des minstrels – spectacles de Blancs se grimant en Noirs, mais aussi de Noirs se peinturlurant derechef en noir   – sont une version abordable et allégée de ces innombrables moqueries des Noirs envers leurs dominants blancs qui ont nourri les débuts du jazz. Reposant sur la fausse compréhension que les tenants de la culture avaient de celle de leurs esclaves, l'art du signifyin’, comme le dit Béthune, est cette tradition de l'imitation biaisée qui fonde l'histoire du jazz. Imitation et improvisation sont, dans la culture afro-américaine comme dans le jazz, deux concepts interdépendants et indissociables, ce qui créée l’une des incompréhensions les plus fortes de la culture classique occidentale envers la musique des Noirs américains. Les relations entre les cultures se développent dès l'origine à partir de la connaissance intime qu'ont les Noirs de cette méprise et de la position dominante qui en découle. L'esclave moque les mimiques des maîtres et le maître est persuadé d'y voir la maladresse naturelle du peuple dominé.

Temps et lieux, rythmes
 

Avec le temps, les lieux du jazz, que ce soit sur un plan symbolique et culturel ou sur un plan factuel, sont ce qui fonde au mieux l’étude des concepts développés par Béthune et abordés ci-dessus. Lieu du chant, à la fois sacré et profane, parole aux sens multiples (le signifyin’ se construit sur des sous-entendus étonnants, qui associent la symbolique religieuse à des aspects parfois même pornographiques).


Le lieu du jazz, nous est-il utilement rappelé, accepte aussi un autre niveau de lecture, qui apporte l’une des grandes différences entre la culture afro-américaine et la culture occidentale   . Béthune note que ce lieu du jazz se situe dans un espace étrange, quelque part entre l’oralité, l’improvisation et l’écriture. Le jazz est écrit – Sketches of Spain, Concerto for Cootie – et improvisé à la fois. Le lieu du jazz en tant qu’œuvre de groupe se situe à un degré particulier de l’improvisation. L’auteur en est un être fugitif, et il semble qu’on peut inclure le public dans cette figure d’auteur.


Le temps du jazz, associé en cela au cinéma – pour ce qui est d’ailleurs l’unique maladresse du travail, Béthune semblant là maîtriser moins bien son sujet, comme en témoignent quelques erreurs malheureuses dans les noms cités –, est lui aussi particulier. C’est un temps où l’aura de l’œuvre est mise à l’épreuve du fait d’un statut hybride, entre la performance dans l’instant et le possible enregistrement. C’est un temps qui perd sa temporalité, où un standard ne vit que parce qu’il est imité. Aucun morceau ne se grave réellement dans le temps, et en un sens, tout comme il n’y a pas d’auteur, il n’y a pas de moment réel, pas de date-butoir. D’ailleurs, malgré les tentatives "occidentalisantes" de trouver un acte de naissance au jazz, celui-ci ne possède pas de figure tutélaire qui serait son créateur. Pareillement, le morceau de jazz existe parce qu’il est interprété à de nombreuses reprises, et plus il se sépare de son éventuel créateur, plus il existe. Encore un champ d’incompréhension pour les cultures occidentales, habituées à une présence auctoriale bien plus visible, aussi bien dans la création que dans l’interprétation.

 

Au fond, que Béthune aborde le cinéma, l'oralité et la littéralité du jazz, la temporalité de l'événement jazz, ce sont ces perspectives essentielles qu’il développe avec soin tout au long de son livre. L'on invoque Platon, Hegel, Benjamin, Kant et la faculté de juger, évidemment, d’une manière admirable et subtile. Le propos de Béthune est éclairant et rafraîchissant parce qu'il est cohérent avec son principe nourricier : dépasser l'archétype par son essence même, puisque lui aussi est signifiant et qu'il est donc inutile de l'ignorer tout autant que d'y adhérer. Ce faisant, l’auteur offre un cheminement équivalent au lecteur : une méthode qui sait se placer entre les lignes, considérer les concepts et les faits comme parties signifiantes d'un tout encore plus signifiant. Le jazz a aussi cette relation à la culture occidentale, finalement: il est une partie clairement autre appartenant à un ensemble qui a su se construire comme commun, puisque différent. C'est aussi ce que fait Adorno quand il parle de jazz.