La politique est un domaine de l’agir humain où participent les passions au même titre que les idées. Ce petit traité se propose de les explorer.

Philippe Braud, professeur à Sciences Po Paris, s’est depuis longtemps singularisé au sein du petit milieu des politistes par l’adoption d’une posture et d’un terrain d’étude rares et le plus souvent délaissés à d’autres disciplines : le regard scientifique sur les émois collectifs qui animent la vie politique. Premier du genre, un livre au titre sibyllin, Le jardin des délices démocratiques (1992) posait déjà les jalons d’une étude exigeante des passions et sentiments qui habitent l’univers politique depuis son interprétation jusqu’au désir d’en faire partie, d’embrasser la carrière ou à l‘inverse de s’en retirer. Le résultat était déjà savoureux tant par l’originalité de l’approche (Braud plaide pour une psychologie des situations plutôt qu’une psychologie de l’acteur, propre au psychologue) que par le style limpide adopté. Quelques années plus tard, sort sous la même plume L’émotion en politique (1996), ouvrage nettement plus savant dans lequel Braud se pose en avocat d’une posture de recherche qui mettrait l’accent sur le symbolique et sur les logiques invisibles - mais tellement pesantes - qui président à l’orientation et à la compréhension du politique, tout autant que les déterminismes lourds ou les stratégies calculées, classiquement analysées par ses collègues. Troisième opus de ce regard psychologisant sur la vie politique, Philippe Braud publie ces jours ci un Petit traité des émotions, sentiments et passions politiques, à l‘usage de tous les publics.

C’est d’emblée la forme même du livre qui surprend. Véritable dictionnaire de l’impensé politique, ce traité comporte plus de quatre-vingt entrées, balayant toutes les émotions qu’en général on cherche le plus souvent à masquer si l’on veut durer en politique (arrogance, cruauté, cynisme, indifférence, joie mauvaise…) ou à l’inverse à afficher pour les mêmes raisons (admiration, courage, dévouement, modestie…). Explorateur tenace des sentiments les plus communs et les plus perceptibles de l’activité politique (l’ambition ou l’idéalisme), Braud s’aventure également sur des terrains peu labourés parce qu’interdits aux observateurs ordinaires (l’érotisation du pouvoir, la séduction ou à l’inverse le rôle fondamental de la haine ou de la peur) ou trop complexes à aborder faute de boussole théorique et de voie d’entrée dans l’âme humaine (son analyse de l’amertume ou du mépris séduiront plus d’un lecteur du Prince).
Ecrite d’une plume alerte et extrêmement élégante, chaque entrée se décline en deux ou trois pages, assortie de quelques citations d’auteurs classiques illustrant le propos et témoignant par là même de l’intemporalité des analyses produites. C’est d’ailleurs là un des points forts de cet ouvrage insolite : multiplier les sources et les exemples, puiser dans l’histoire de l’Ancien Régime comme dans celle de la République, user de témoignages français et étrangers pour développer une même ambition qui structure tout ce dictionnaire : prendre au sérieux les humeurs des dirigeants, les préjugés des peuples, les enthousiasmes des militants ou les fureurs des masses.

Braud conduit son lecteur à s’écarter par là même d’une vision trop idéalisée de la politique, univers idéologique dans lequel s’affronterait des doctrines pures au sein d’un univers pratique dans lequel s’opposeraient des hommes et femmes tous habités d’un même souci du bien commun. Mais dans le même temps, en posant les passions des hommes au cœur de leur souci de reconnaissance et d’action politique, Braud œuvre au rapprochement des citoyens et de leurs élites, ramenées aux mêmes grandeurs et bassesses du tout commun. Ce n’est pas là le moindre des mérites de ce livre que chacun pourra commencer à n’importe quelle page sans souci de se perdre autrement que dans la psyché de ceux là même qui nous dirigent.