Situer les succès récents des socialistes en Bretagne dans un siècle d'histoire politique : tel était l'objectif, partiellement rempli, de ce colloque.

Les Actes du colloque international de Brest (8-10 décembre 2005) consacré à "un siècle de socialismes en Bretagne de la SFIO au PS (1905-2005)" pourraient, à première vue, servir de pièce à charge dans le procès que certains chercheurs ne se lassent pas d’intenter à l’histoire politique. La longue durée n’y est pas toujours entendue comme une invitation à articuler les événements aux mutations de la société et semble autoriser au contraire, ça et là, l’écriture d’un récit ordonné d’où n’émergent guère que des personnalités jugées hors du commun – Tanguy Prigent pour le Finistère des IIIe et IVe Républiques par exemple. La lecture de la table des matières renseigne en outre sur la démarche des organisateurs de cet événement scientifique : plutôt que de raisonner autour de thématiques, ils ont sans doute cherché à établir d’abord une liste d’intervenants. La cohérence de l’ensemble s’en ressent à la lecture, dès lors que les communications portaient sur les spécialités respectives de chacun des participants. De plus, les développements sur d’autres régions (les socialismes marseillais, bourguignon, …), voire sur le socialisme belge n’intègrent pas vraiment de dimension comparatiste, si bien qu’il faut attendre la conclusion d’Alain Bergounioux pour saisir leur rapport au cas breton.

La publication d’un ouvrage consacré au socialisme en Bretagne apparaît pourtant bienvenue peu après les élections présidentielles du printemps 2007, qui virent Ségolène Royal s’imposer dans quatre des cinq départements de cette province historique   . Le Morbihan fit seul figure de forteresse inexpugnable de la droite à cette occasion   . La presse n’a pas manqué depuis de mobiliser les lieux communs pour comprendre ce vote à gauche : la tertiarisation d’une économie autrefois très agricole, l’écho rencontré à senestre par les valeurs de solidarité et de cohésion sociale, hier chères à la démocratie chrétienne, … Ce discours-là résumait l’histoire du socialisme breton à l’après-1945 et voyait dans les Assises du socialisme de 1974 le point de départ d’une conquête des terres blanches ou bleues par le rose.

Le colloque de décembre 2005 autorise à nuancer ces analyses en offrant une visibilité aux travaux consacrés à la SFIO d’avant 1939 et en insistant sur la diversité des socialismes de Bretagne de 1905 à 2005. À considérer la seule représentation parlementaire, on distingue une nouvelle chronologie du socialisme breton, ainsi que le note Gilles Morin dans sa communication. De 1905 au début de la IVe République, cette histoire est celle d’une progression lente mais continue, qui fait place à un effritement dans les années 1950, puis à un effondrement au début de la Ve République, avant que vienne, avec la refondation du Parti socialiste à Épinay, l’heure des lendemains électoraux qui chantent. Ces rythmes sont conformes aux fortunes du socialisme à échelle nationale.


Ville et campagne

Le socialisme trouva d’abord à s’implanter dans les noyaux urbains et industriels de Bretagne à la fin du XIXe siècle, comme à Saint-Nazaire, Lorient et Brest. Cette dernière ville se donna un maire socialiste en la personne de Victor Aubert dès 1904. Comme l’explique l’historien Claude Geslin, le souci d’unité du mouvement ouvrier poussa les différentes tendances du socialisme breton à se rassembler au printemps 1900, soit cinq ans avant la création de la SFIO. La Fédération socialiste de Bretagne (FSB) échoua à préserver une marge d’autonomie face à la direction nationale du mouvement socialiste et disparut dès 1907. En quoi le socialisme breton continua-t-il à se distinguer des orientations nationales par-delà la scission de 1920 et les mues de 1969 et de 1971 ?

L’intérêt pour la question agraire et les problèmes du monde rural singularisèrent très tôt les adhérents et élus de la SFIO en Bretagne après 1905. La bonne représentation des exploitants agricoles parmi les élus locaux socialistes en 1953 y infirme ainsi le topos de la SFIO comme parti des enseignants et des employés sous la IVe République : les thèses d’Edouard Lynch pour l’entre-deux-guerres   et, plus récemment, de Fabien Conord ont au reste fait justice du prétendu "désintérêt" des socialistes pour le monde rural au XXe siècle   . Dans un autre ordre d’idées, les liens entre le parti socialiste et le mouvement coopératif furent particulièrement forts en Bretagne de la Belle Epoque au début des années 1920. On oublie souvent que la SFIO reconnut la valeur socialiste de la coopération lors du congrès de Paris en 1910 : ce mode d’organisation de la production eut un temps valeur d’alternative au capitalisme pour de nombreux socialistes, avant d’être cantonné à une dimension "correctrice" relevant de l’économie sociale dans les années 1920 et 1930. La communication de Robert Gauthier sur "Emmanuel Svob, les socialistes bretons et le mouvement coopératif de consommation" apporte de très précieux éclairages sur l’histoire de l’économie coopérative en France.


L'Église

Si l’ouvrage publié aux Presses universitaires de Rennes aborde – le plus souvent de manière indirecte - la question du rapport des socialistes bretons à l’Église, c’est pour y apporter une réponse "ouverte". Du début du XXe siècle aux années 1970, l’anticléricalisme ou une laïcité de combat caractérisèrent un socialisme partisan qui entendait prendre le relais du radicalisme comme expression de la tradition "bleue", dans les Côtes du Nord, le Morbihan ou l’Ille-et-Vilaine. Les socialistes de Brest, de Lorient ou de Nantes affichaient également leur rejet des institutions et valeurs catholiques dans les années 1900, mais cet anticléricalisme relevait peut-être de logiques différentes. Le souci d’affirmer des valeurs "ouvrières" contre des arrière-pays "blancs", catholiques et conservateurs y entrait en effet pour beaucoup. Est-il nécessaire de revenir en détail sur les "passerelles" qui conduisirent de nombreux Bretons à passer d’un catholicisme "de gauche" à l’engagement socialiste dans les années 1970 ? Pierre Le Goïc renouvelle en partie l’approche de ces "conversions" en étudiant des itinéraires dans sa communication. L’expérience de la Résistance, le rapprochement opéré à l’époque de la Troisième Force (1947-1951), les guerres coloniales et l’identification du MRP au conflit indochinois, le tiers-mondisme des milieux catholiques et les bouleversements ecclésiologiques des années 1960 avaient posé les conditions d’un nouveau ralliement : en l’espèce, des catholiques de gauche au socialisme. Il reste que le PSU dans les années 1960, puis le PS enregistrèrent leurs progressions les plus spectaculaires dans ces marges urbaines ou périurbaines où l’encadrement religieux était particulièrement lâche : cette observation invite à ne pas surestimer l’impact des "chrétiens de gauche" dans les succès du socialisme breton depuis le congrès d’Épinay.

Les apports de ce colloque à l’histoire du socialisme "par en bas" ne font pas débat. Le professeur Christian Bougeard, à l’origine de cet événement scientifique, avait en particulier souhaité "créer de l’archive" en recueillant les propos d’acteurs de cette histoire qui relève pour partie du temps présent. L’intérêt des témoignages d’élus comme Louis Le Pensec, Marylise Lebranchu ou Bernard Poignant s’impose à la lecture. Comment ne pas regretter, en revanche, qu’aucun texte ne traite explicitement de la position socialiste face à l’usage de la langue bretonne ou même des dialectes romans en pays gallo ? Comment comprendre qu’un colloque consacré aux socialismes de Bretagne fasse l’économie d’une réflexion sur le rapport aux revendications et aux mouvements autonomistes ? Le Parti socialiste d’aujourd’hui n’est pas toujours à l’aise avec ces problématiques, partagé entre un Jack Lang défenseur de la Charte des langues régionales et un jacobinisme qui, depuis l’adoption des lois Defferre, relève du refoulé.

On pourra donc, au choix, considérer Un siècle de socialismes en Bretagne comme un bilan d’étape ou comme une invitation à poursuivre la recherche sur des sentiers moins fléchés.