La révolution tranquille et discrète que constitue la construction européenne sous le prisme d’une histoire unifiée de l’Europe.

Elie Barnavi, historien et essayiste, et Krzysztof Pomian, historien et philosophe, sont respectivement conseiller scientifique et directeur du comité scientifique du musée de l’Europe à Bruxelles qui devrait bientôt ouvrir ses portes.

Les auteurs se sont donnés pour objectif, à travers l’histoire de la construction européenne, d’en présenter "en une ébauche historique "l’esprit" (…) au sens où Montesquieu entendait ce mot". Afin d’éviter de produire un énième livre sur la construction européenne   , les auteurs proposent une démarche originale, qui se situe dans le courant intellectuel de (re)construction d’une histoire européenne unifiée : "insérer le processus de l’unification de l’Europe dans la logique historique globale qui l’a rendu possible". Et d’en révéler le caractère révolutionnaire, car le drame de l’Union européenne, c’est bien l’extrême difficulté pour ses citoyens de saisir la révolution tranquille qui s’opère depuis un demi-siècle sous leurs yeux et dans la banalité de leur quotidien.


La construction communautaire sous le prisme d’une histoire unifiée de l’Europe

Les auteurs posent d’emblée l’Europe "comme une option idéologique", dont le présent ouvrage en est, à ne pas en douter, un acte militant. Leur démarche est clairement exposée : l’ouvrage propose une histoire unie de l’Europe, l’histoire d’une civilisation, mais aussi d’une entité politique, pour écarter celle de l’Europe centrée sur les relations conflictuelles ou pacifiques des États européens. L’Europe y est définie comme "un ensemble cohérent : une civilisation unifiée malgré ses divisions, héritière d’un passé largement partagé, que les vicissitudes du siècles ont séparé par une frontière artificielle issue d’une guerre monstrueuse, solidifiée par un ordre mondial mis en place par d’autres qu’elle et dont elle a été l’objet passif, et réunie autour d’un projet commun une fois que cet ordre s’est écroulé".

La période historique mentionnée en sous-titre, 1945-2007, est trompeuse. Le demi-siècle est présenté avec son écrin : les trois millénaires précédents, et plus particulièrement les périodes de l’entre-deux guerre et de la Seconde Guerre mondiale, véritables prolégomènes de la construction européenne. Sur ce dernier point, il est appréciable que les auteurs fassent partir l’histoire de l’intégration européenne, sans remonter à Victor Hugo, aux lendemains de la Grande Guerre. C’est dans les années 20 et 30 que se forgent véritablement l’idée européenne et surtout la dynamique politique en faveur de la construction européenne : Pan-Europa du compte Richard von Coudenhove-Kalergi et le mouvement créé dans la foulée, le discours d’Aristide Briand devant la Xe Assemblée de la Société des Nations, les revues L’Europe nouvelle ou Notre temps. C’est pendant la Seconde Guerre mondiale, en juin 1941, qu’Altiero Spinelli et Ernesto Rossi rédigent, dans leur prison de l’île de Ventotene, un "Manifeste pour une Europe unie", connu sous le nom de Manifeste de Ventotene, qui sera au fondement du Mouvement fédéraliste européen lancé en août 1943. De même, Henry Frenay appelle dès 1942, dans le journal Combat, à la création des États-Unis d’Europe. Autant d’actes qui préparent littéralement le Congrès de La  Haye de 1948.

La place de ces considérations historiques liminaires est conséquente dans la construction de l’ouvrage : les trois premiers chapitres (sur sept) portent respectivement sur l’entre-deux guerre, la Seconde Guerre Mondiale et le début de la Guerre froide. Ce n’est qu’au quatrième chapitre que commence l’histoire proprement dite de la construction européenne.

L’angle choisi par les auteurs permet de bien saisir l’esprit et la situation de l’Europe, défaite et exsangue dans l’ordre bipolaire de la Guerre froide. Mais c’est aussi, peut-être, grâce ce contexte géostratégique que naît en Europe de l’Ouest la possibilité d’une intégration des États dans une organisation régionale supranationale, en renversant en quelque sorte le mot d’Horace : c’est parfois des plus rudes chutes que l’on s’élève vers les plus hauts sommets. Du fait de la menace soviétique et du choix stratégique d’intégrer pleinement l’Allemagne de l’Ouest dans le bloc occidental – évitant ainsi l’écueil d’un nouveau traité de Versailles par peur d’une Allemagne entièrement soviétisée –, les États-Unis ont pu inciter les États européens de son aire géopolitique à coopérer activement, notamment en matière de défense, dans le cadre d’organisations européennes effectives, donc dotées d’un certain degré d’intégration.

Mais dès ses débuts, la construction européenne fait face à deux logiques, non véritablement tranchées à ce jour : l’intergouvernementalisme cher à De Gaulle et le fédéralisme d’un Paul-Henri Spaak. Si la dynamique de la supranationalité a semblé s’emballer dans la première moitié des années 50, l’échec de la ratification française de la Communauté européenne de défense (CED) en 1954 marque la fin de l’espérance fédéraliste – confirmée cinquante ans plus tard par l’échec du Traité établissant une Constitution pour l’Europe – sans pour autant amarrer la construction européenne au droit international classique. Il faudra désormais louvoyer entre ces deux rives. Ce sera la méthode communautaire. D’aucuns, d’ailleurs, pensent la révolution européenne en ces termes : une Union européenne suivant la voie cosmopolitique de la construction européenne, émancipée de la confédération, mais aussi de l’État fédéral, c'est-à-dire du concept de souveraineté étatique   .


L’Europe se heurte aussi à la critique cinglante du réalisme d’un Henry Kissinger. Pour reprendre les mots de Metternich à propos de l’Italie d’avant son unification, l’Europe n’est-elle, finalement, qu’un "concept géographique" ? L’Europe puissance, gaulliste en somme, peine à trouver son chemin face une approche allemande, nécessairement plus atlantiste, qui videra de son contenu le traité de l’Élysée de 1963. Par ailleurs, l’adhésion du Royaume-Uni n’a pas fini de susciter des interrogations quant à son opportunité. Espace économique ou espace politique, le dilemme demeure encore aujourd’hui. L’échec de la ratification irlandaise du Traité de Lisbonne déçoit, une fois de plus, les espérances d’un pas décisif vers une Europe politique et politisée – le traité prévoie notamment la désignation du président de la Commission par le Parlement européen.

Le livre met l’accent sur les grands européens : Jean Monnet, robert Schuman, Paul-Henri Spaak, Alcide De Gasperi, Konrad Adenaueur, Joseph Bech, tous "hommes des frontières, de ces marches improbables où les États européens ont vidé leurs querelles sanglantes". Adenauer et Schuman, des rhénans, De Gasperi, du Trentin, tous démocrates-chrétiens, sensibles "à l’unité de civilisation d’une Europe chrétienne plus ancienne que les États nationaux qui l’on déchirée". Après les pères fondateurs, sont passés en revue les grands couples européens Giscard d’Estaing-Schmidt et Mitterrand-Kohl qui assurent la relève après une décennie d’immobilisme née à la suite du compromis de Luxembourg de 1966. De même, la figure de Jacques Delors, artisan génial de la relance européenne de la deuxième moitié des années 1985-1995 qui mènera à l’Union européenne et à l’Euro. Le contraste avec la période actuelle de marasme est d’autant plus cruel.  "Où sont les grands européens ?" semblent dire les deux auteurs.

Enfin, ceux-ci ne manquent pas de soulever les problèmes actuels qui se posent à l’Union européenne : celui de ses frontières, celui de sa gouvernance, celui de ses objectifs et celui de ses moyens de pression sur ses États membres pour le respect des valeurs de l’Union, à savoir le triptyque État de droit/démocratie/droits fondamentaux.

Les auteurs concluent, tout en rappelant la permanence des forces centrifuges, intrinsèques à la nature d’une telle entité politique, par le mot de Kundera : "Européen, c’est celui qui a la nostalgie de l’Europe", celle des Lumières, celle de la chrétienté et celle de l’Antiquité grecque et romaine. Le génie des pères fondateurs est d’avoir su présenter la mémoire européenne, non pas comme un lourd passif, mais comme un capital à faire fructifier.


Un livre accessible et agréable à lire, mais qui rate l’objectif annoncé par le titre

L’ouvrage est accessible au plus grand nombre. Le néophyte regrettera peut-être l’absence de notes de bas de page, qui, selon un usage parcimonieux, auraient pu l’éclairer sur telle référence ou telle citation. De manière générale, la forme assez condensée et le style simple et limpide de l’ouvrage rendent sa lecture agréable.

Cela dit, une critique s’impose : à trop vouloir aborder la construction européenne dans le cadre d’une histoire européenne unifiée, celle-ci s’en retrouve noyée dans l’histoire européenne de l’après-guerre. En effet, seul les chapitres 4 et 5 et la fin du chapitre 7 s’intéressent vraiment à la création puis l’évolution des Communautés européennes et de l’Union européenne. La place consacrée à l’histoire des démocraties populaires et de leur sortie du communisme paraît excessive au regard du sujet du livre. L’histoire de la construction européenne apparaît à certains moments anecdotique, raccrochée en fin de chapitre, voire absente.

De même, le factuel est peut-être trop envahissant et l’on aurait aimé une approche plus centrée autour de la notion de "révolution européenne". Annoncée par le titre de l’ouvrage, cette notion prometteuse n’est, toutefois, pas sérieusement mise en avant. La rupture paradigmatique au fondement de l’idée européenne des pères fondateurs et de l’Union européenne – la supranationalité et l’unification par la création d’un droit original, le droit communautaire, distinct du droit international et en rupture avec le concept de souveraineté – ne se décèle qu’au détour d’une phrase. Sur ce point fondamental, le livre déçoit. Finalement, il réussit à présenter le contexte d’une histoire unifiée de l’Europe, là où il échoue à faire ressortir la singularité de la construction européenne.

Enfin, la présence plus ou moins explicite de certaines opinions, notamment celle contre l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, ne parait pas forcément des plus justifiées dans un tel ouvrage.

Malgré ces réserves, l’ouvrage contentera celui qui veut aborder l’histoire de l’Europe du XXe siècle par le prisme de l’Europe et non par celui des États, dans un ouvrage synthétique, sans prétention académique et agréable à lire.