Dans ce troisième numéro d’une série de récits de travail, Emmanuel, responsable sécurité, Aurélie guide, Damien, responsable syndical, partagent leur fascination et leurs préoccupations.

La Compagnie « Pourquoi se lever le matin ! » s’est donné pour but d’apporter le point de vue du travail, exprimé par ceux qui le font, dans les débats qui agitent notre société : santé, alimentation, enseignement, transport, énergie…

Cette première série s’intéresse à la fabrique d’un territoire par le travail : à Saint-Nazaire, c’est toute une société qui se ramifie autour des chantiers de l’Atlantique, où se croisent et collaborent des métiers d’une infinie diversité. La Compagnie a ainsi recueilli les paroles d’ouvriers et d’artisans, de techniciens et d’ingénieurs, d’employés et de formateurs... qui livrent le récit de leur expérience de la vie sociale autour des chantiers navals.

Nonfiction partage aujourd’hui le point de vue d’Emmanuel, responsable de la sécurité à bord, des navires en construction, ainsi que celui d’Aurélie, guide de tourisme industriel, et celui de Damien, responsable syndical. Au-delà de leur fascination pour ces chantiers navals, ils partagent ici leurs interrogations et la vision qu’ils ont du travail dans ce territoire.

L’intégralité des récits sur ce thème sont à découvrir sur le site de la Compagnie Pourquoi se lever le matin, dans la rubrique « Travail & territoire ».

 

Voyage au cœur d’un navire en construction (Emmanuel, responsable sécurité à bord)

Un navire en construction, c’est un univers de bruits, d’odeurs et de silences. Il y a les odeurs liées à la peinture ou à l'activité de soudage qui va générer des fumées contre lesquelles il faut se protéger. Des odeurs de brûlé aussi parce que quelquefois il y a des incendies qui sont vite et heureusement circonscrits. Et aussi des odeurs liées aux activités humaines, un vrai parfum ! Il a beau y avoir des toilettes, le comportement humain ne s’est pas pour autant amélioré de la même façon. Et puis, lors des essais en mer, la merveilleuse odeur provenant des cuisines car, non seulement il faut les tester elles aussi, mais également nourrir plusieurs jours tout le personnel à bord.

Le bruit discret mais permanent des ventilations ou celui, assourdissant des premiers essais moteurs. Et puis les silences qui sont comme un signe de l’avancement des travaux. Lorsqu’une pièce est finie côté travaux et acceptée côté armateur, on dit qu’elle est « vendue ». Ainsi, le théâtre, une fois que tous les tests sont achevés et les accès fermés, devient un temple de silence. Il est « vendu » !

[La salle de théâtre du dernier paquebot. Photographie personnelle.]

J’ai été durant six années responsable sécurité à bord des navires en construction aux Chantiers de l’Atlantique. Je devais organiser et veiller à la prévention des risques pour toutes les personnes qui travaillent à bord, tant les salariés des Chantiers que les autres intervenants. Les peintres dans leurs nacelles ou sur leurs échelles, les mécaniciens en fond de cale, les soudeurs, les poseurs de rambardes de sécurité, les menuisiers et carreleurs, des métiers qui sont très proches de ceux du bâtiment. Cela représente entre 1000 à 2500 personnes selon les moments de la construction et dure deux ans environ, de la conception à l’achèvement des travaux. Ce sont tous ces métiers qui aboutissent à la construction du navire durant cette période. […]

Pour tenir cette fonction, j’ai une pratique qui consiste à aller à la rencontre des personnes sur leur lieu de travail. Ce sont elles qui vous apprennent leurs pratiques et leurs difficultés et non l’inverse. Je parcourais l'ensemble du navire, 300 mètres de long et plus de 20 ponts. Soit environ 12 km par jour. Ça vous maintient en forme physique. Circuler dans tous les locaux, monter, descendre, pour voir les gens là où ils sont en activité. C’est un déplacement permanent, à tous les niveaux de l'ouvrage, qui occupait plus de la moitié de mon temps de travail ; avec des moments très attendus et appréciés, comme le jour où on met les ascenseurs en service. Et puis, de temps en temps, quand il fallait descendre dans les fonds de cale, j’avais comme une sensation d’enfermement. J’étais dans ce que seront demain les cuves des eaux usées. La forme du navire étant un peu ovale, plus on descend, plus cela devient étroit. Et tout cela avec une simple lampe frontale et quelques appareils d’éclairage au sol. […]

[Le pont supérieur d’un paquebot en finition. Photographie personnelle.]

La sécurité est aussi gravée dans l’histoire des Chantiers. Il y a eu des accidents graves, mortels, qui ont marqué les esprits Le droit de retrait fait partie de la prévention des risques. Il est autorisé pour tous, quel que soit le positionnement hiérarchique. Un ouvrier dans un atelier qui constate quelque chose qui ne va pas en termes de sécurité à tout à fait le droit de dire : « Stop, je n’y vais pas tant que ce n’est pas clair ». On peut même considérer que non seulement c’est un droit, mais également un devoir. En tout cas, j’ai toujours disposé des moyens pour mener cette politique de prévention des risques. Je suis persuadé qu’il y a toujours une réponse possible. Mais face à un danger grave, voire mortel, il n’y a pas à transiger.

Si la notion de risque doit être surveillée comme le lait sur le feu, il y a comme dans toute activité, des moments heureux et des moments tragiques. Un samedi matin j’arrive à six heures, l’heure de l’embauche. Je vois un ouvrier prenant son café. Je m’approche et je constate qu’il fait un malaise. J’appelle les gardiens. Ils ont les premiers gestes de secours. Ensuite nous avons déroulé toute la procédure puisque cette personne-là était en train de faire un arrêt cardiaque. Et je me dis « et si c’était arrivé à bord, qui l’aurait retrouvé, quand ? » Voilà, c'était un matin à l’heure de l'embauche.

Et des moments heureux comme ceux que j’ai passés avec une équipe d’opérateurs électriciens espagnols. Ils devaient tirer des câbles à la main ce qui est très fatigant. On a mis en place un petit moteur électrique qui permettait de faciliter le travail. Je me souviens également d’une équipe de peintres grecs. J’étais allé les voir de nuit dans le bas du navire pour vérifier avec eux leurs conditions de travail. Je suis retourné les voir plusieurs fois. Chaque fois ils me faisaient comprendre qu’ils étaient heureux de me revoir, de sentir qu’on s’occupait d’eux. Nous ne parlions pas la même langue, mais leurs sourires quand ils levaient le pouce étaient le signe que nous nous étions compris.

 

« Je cherche à ce que la fascination que j’éprouve pour ce territoire industrialo-portuaire embarque les visiteurs » (Aurélie, guide à « Saint-Nazaire Renversante »)

Les deux choses que je trouve fascinantes et que j’aimerais vraiment transmettre quand je fais visiter les Chantiers de l’Atlantique, c’est d’abord le rapport d’échelle entre l’objet monumental qu’est un paquebot et la main humaine de celui qui le construit ; puis tout le travail de planification que demande la fabrication de tels navires. J’aime conduire les visiteurs au pied de ces choses colossales et uniques pour qu’ils les voient en train de se faire.

La première partie de la visite des Chantiers se passe dans un autocar qui emmène les passagers, entre le port et l’estuaire de la Loire, à travers les 120 hectares de l’entreprise. Ils aperçoivent à travers les vitres les différents ateliers. Ils longent les espaces où sont entreposés à ciel ouvert les morceaux de puzzles en acier destinés à être assemblés en « panneaux » puis en « blocs » qui sont autant de parties plus ou moins complètes des futurs bateaux.

[Dans la coursive de la cale de montage. Photopgraphie  Farid Makhlouf.]

Puis les visiteurs sont bientôt invités à mettre pied à terre pour entrer à l’intérieur de la forme de montage. Là, ils pénètrent dans la coursive technique qui surplombe la cale en béton de 900 m de long et de 60 mètres de large, constituée, en fait, de deux parties alignées bout à bout, sur deux niveaux différents. On peut y voir deux paquebots prendre forme l’un derrière l’autre. Ici, tout est gigantesque. Et, directement immergés dans cet espace hors de proportion, les visiteurs peuvent éprouver concrètement ce rapport entre leur propre taille et l’immense masse qui se dresse devant eux et s’impose soudain à leur regard. Je vois les doigts qui se tendent, les gens qui se parlent, les expressions totalement subjuguées par le navire dont l’assemblage est le plus avancé. Alors, je prends le temps de donner tranquillement toutes les explications. Les regards se posent sur chaque partie de la coque et des ponts, chaque élément de la cale. C’est alors que les visiteurs aperçoivent des travailleurs et des travailleuses derrière un hublot, sur une passerelle, dans l’encadrement d’une porte, qui s’affairent à l’intérieur des structures pharaoniques. Ils se rendent compte que ce ne sont pas des robots qui ont conçu tout cela et qui le construisent, ce sont réellement des équipes d’hommes et de femmes. C’est l’addition des gestes de travailleurs qui ont chacun leur tâche. C’est le coup de lime de l’ajusteur que l’on voit œuvrer sur sa pièce à l’intérieur du bateau colossal près duquel nous nous sentons nous-mêmes minuscules. Cette prise de conscience de la part des visiteurs a quelque chose qui relève de l’émotion.

Dominant la cale, deux immenses portiques rouges et blancs culminent à un peu plus de cent mètres de hauteur avec tous leurs apparaux de levage. Ces engins sont capables de soulever des blocs de plus de 1000 tonnes, qui s’ajustent ensuite à la manière d’un lego. On voit ces portiques de loin quand on approche de Saint-Nazaire. Que l’on vienne du Sud-Loire, de Nantes ou de la Baule par la « Route bleue », ils écrasent tout.

[Le « très grand portique » des Chantiers de l’Atlantique domine la ville de Saint-Nazaire. Photographie personnelle.]

Comme les paquebots en construction dont on aperçoit les silhouettes au-dessus des maisons de la ville, ce sont des signaux dans le paysage. Les Chantiers de l’Atlantique parlent ainsi à beaucoup de monde ! Enfin, ce qu’on ne voit pas et que l’on pressent, c’est le travail d’anticipation qui a précédé. Il y a des ingénieurs et des techniciens qui ont tout planifié deux ou trois années en amont. Ils ont prévu qu’à tel moment, pour construire telle chose, il faudrait faire intervenir telle entreprise qui serait en coactivité avec telle et telle autre. Ils ont coordonné, dans l’espace et dans le temps, 5.000 à 8.000 personnes qui appartiennent à toutes sortes de corps de métier différents, avec un impératif de réussite collective, de sécurité et de qualité maximale. […]

Le site industriel des Chantiers de l’Atlantique n’est pas le seul que je fais visiter dans la région de Saint-Nazaire. Outre Airbus Atlantic, à Montoir-de-Bretagne, il y a aussi les terminaux portuaires « aval » du Grand port maritime Nantes-Saint-Nazaire, qui s’étendent sur les communes de Saint-Nazaire, Montoir-de-Bretagne et Donges. Je fais découvrir ce complexe portuaire au long d’une visite en très grande proximité. Les visiteurs peuvent alors presque toucher du doigt ce qui se joue au milieu de ce paysage de grues, de portiques et d’installations enchevêtrées que l’on ne fait que deviner depuis la voie express. […]

Pour conduire une visite, je ne me contente pas de délivrer des informations, je veux donner à réfléchir et, pour cela, il me faut capter l’attention des visiteurs et établir un contact. C’est un travail incompatible avec la routine. […] En définitive, la clef d’un bon guidage, c’est mon propre intérêt pour le site… Je cherche à ce que la fascination que j’éprouve pour tout ce territoire industrialo-portuaire, ma sincérité, mon plaisir d’être là, embarquent les visiteurs dans ce que je n’hésite pas à considérer comme une véritable passion.

 

Faire du lien (Damien, responsable syndical)

Quand je circule à vélo dans les rues de la ville de Saint-Nazaire, j’aperçois souvent, en fond de paysage, au-dessus des toits, un inhabituel immeuble à balcons. C’est un paquebot en phase de finition, amarré dans un bassin du port. Au bout de quelques semaines, il disparaît. Puis un autre apparaît à un autre endroit, près d’un autre quai. On ne peut pas les rater. Leurs structures en acier dominent la ville. Saint-Nazaire est indissociable de cette image liée à la construction navale.

À côté de mon travail de cheminot que j’exerce à mi-temps, mes activités de responsable syndical m’amènent à être souvent en contact avec les travailleurs des Chantiers de l’Atlantique. Mais je rencontre aussi ceux qui appartiennent à d’autres pans du territoire nazairien marqués par l’industrie, la métallurgie, le service public. Située sur les bords de Loire, en amont, près de Donges, la raffinerie constitue également un point de repère assez visible au-delà des cuves du terminal méthanier. Et, depuis le toit de la base sous-marine ou depuis le sommet du pont, on arrive même à apercevoir, au loin, la centrale électrique de Cordemais.

 

 

[Le paquebot Queen Mary 2 en construction à Saint-Nazaire. CC Wikimedia / Fabrice Pluchet.]

Aux alentours du port, les stigmates des entreprises des années de l’après-guerre s’effacent peu à peu. Ces friches industrielles ont été récupérées par la ville pour réaliser des aménagements urbains ou ont été reconquises notamment par les chantiers navals. Il reste encore moins de vestiges d’avant-guerre puisque la ville a été détruite par les bombardements. On peut encore voir l’usine élévatoire, construite au début du XXe siècle pour maintenir les bassins du port à flot, et les forges de Trignac qui datent des débuts de la construction navale. Il y avait, à cette époque, des échanges maritimes avec le Pays de Galles pour la houille et les poteaux de mine et avec l’Espagne pour le minerai de fer. Et de grandes grèves se développaient déjà. Saint-Nazaire servait alors de point d’ancrage sur l’ensemble de la région. Beaucoup de familles venaient s’installer autour des forges et des chantiers navals. La majorité des ouvriers habitait alors la Brière. D’autres venaient du Sud, d’Italie, de Pologne ou encore de Bretagne et de Vendée.

En fait, l’identité nazairienne s’est construite autour du sentiment d’appartenir à un univers commun : celui de l’industrie et de la classe ouvrière plus qu’autour du lieu d’origine de chacun. Ce sentiment d’appartenance a culminé avec les grandes grèves de 1956 dont tous les anciens se souviennent. Il y avait eu des échauffourées, des charges des CRS, un ouvrier s’était retrouvé écrasé sous le portail des chantiers. À ce moment-là, toute la population soutenait les ouvriers. Les familles apportaient de la nourriture ou un peu d’argent quand elles en avaient les moyens. Les commerçants ramenaient des fruits et des légumes pour que les grévistes puissent tenir. C’était la solidarité d’une ville entière qui se reconnaissait ouvrière. […]

Aujourd’hui, même si, avec la construction navale et aéronautique, elle occupe une place beaucoup plus importante que sur l’ensemble du territoire de la Loire-Atlantique, l’industrie n’est plus ici le secteur prédominant. […] Ainsi, l’identité nazairienne se trouve de fait moins liée au travail manuel industriel. Lors des derniers grands mouvements sociaux sur la retraite, ce sont les corporations les plus soudées comme les cheminots et les électriciens-gaziers qui ont été le plus dans le feu de la lutte. Ces travailleurs avaient encore conscience de leur appartenance à un métier voire presque à une caste. C’était un peu la même chose du côté des raffineurs et de certains services publics. En revanche, la mobilisation des salariés des chantiers navals s’est faite de manière plus dispersée. La forte proportion de sous-traitants et de travailleurs détachés a certainement amoindri le sentiment d’appartenance au collectif de travail. En effet, si la phase d’études et la réalisation des plans sont encore un peu le domaine exclusif des Chantiers, la construction des navires est assurée par un grand nombre de sous-traitants : soudeurs, tuyauteurs, chaudronniers, etc. Quand le bateau est terminé, le contrat s’arrête et les travailleurs détachés s’en vont vers une autre mission à Cadix, en Italie ou en Lituanie, là où il reste encore des chantiers navals. […] Défendre ces travailleurs n’est pas simple parce qu’il est nécessaire de maîtriser les droits de chaque pays même si les directives européennes les transposent sur le sol français. D’autre part, il faut surtout avoir connaissance des infractions. C’est pratiquement mission impossible parce que, pour un salarié étranger, dénoncer son patron équivaut à perdre son boulot. De son côté, le patron use et abuse de cette situation tout en assurant les démarches administratives et la résolution des soucis du quotidien, quitte, parfois, à contourner les règles élémentaires. […]

 

Mon rôle, au niveau de la CGT, est de travailler aux convergences possibles entre par exemple les secteurs de la chimie, de la construction navale et de la métallurgie. Pas facile, en outre, de trouver les intérêts communs entre ces secteurs industriels et ceux de la santé ou de l’éducation, entre un docker et quelqu’un qui travaille aux urgences. […] Dans ce bassin d’emploi complexe, il s’agit de créer du lien pour, entre autres, restaurer la dignité des travailleurs. C’est de cette manière qu’ils pourront parler de leurs propres besoins, de leurs propres revendications, qu’ils les mettront en commun et qu’ils agiront.

* Propos recueillis et mis en récit par Pierre Madiot en janvier 2022. Illustration de tête : Pont de Saint-Nazaire, Yves LC (CC Wikimedia commons).

 

Pour aller plus loin :

L’intégralité des récits d’Emmanuel, Aurélie et Damien est accessible sur le site de la Compagnie « Pourquoi se lever le matin », dans le dossier « Travail & territoire ».

Le documentaire de Marcel Trillat et Hubert Knap, « Le 1er mai à Saint-Nazaire » (1967 - 25 mn).