Eva Illouz explore comment nos émotions structurent notre vie intime mais aussi reflètent les rapports de pouvoir et les normes culturelles du monde capitaliste contemporain.
Eva Illouz, sociologue franco-israélienne et directrice d’études à l’EHESS, a vécu son enfance au Maroc, dans une famille juive séfarade où tout se chevauchait — les langues, les éducations, les univers sociaux. À l’âge de 10 ans, une rupture géographique et culturelle, liée à la migration de sa famille en France, l’a ensuite confrontée au communautarisme, au contact d’une société structurée par des mécanismes de classification et de séparation.
Ces éléments biographiques, restitués dans les deux premiers entretiens menés par la journaliste et éditrice Elena Scappaticci, permettent de saisir les processus d’acculturation successifs, les expériences de désenchantement — la perte du sens du sacré —, mais aussi le refus de reconstructions rétrospectives traumatisantes qui ont marqué le parcours d’Eva Illouz.
S’y ajoute le rapport progressivement construit au savoir, jusqu’à la thèse de doctorat, d’où émerge une question sans cesse reconduite : celle des émotions dans le monde capitalisme contemporain — avec, en arrière-plan, la question de l’émancipation et de l’égalité face à la variabilité des normes. C’est dans ce cadre que s’insère l’ouvrage La Civilisation des émotions, qui soulève les enjeux de la marchandisation des émotions dans ce qu’Illouz nomme « le chaos existentiel qu’offre l’Occident ».
Mais la portée des réflexions développées dans ces entretiens dépassent largement le cadre biographique et l’existence individuelle de la sociologue : comme le souligne Ivan Jablonka dans sa préface, ces réflexions témoignent d’un dialogue plus large entre les sciences sociales et les formes narratives — ces dernières éclairant la construction de nos sentiments dans la tension entre l’universel (les normes sociales) et le particulier (l’expérience intime).
D’une manière ou d’une autre, Illouz s’inscrit dans un héritage intellectuel qui a cherché à comprendre la trajectoire sociale des individus modernes : celui des sociologues (Durkheim, Weber ou Hochschild), bien sûr, mais aussi de certains philosophes (Adorno et Horkheimer). Cette vaste synthèse est toutefois traversé par un fil plus fin, à savoir le féminisme, qui se déploie à partir des mutations de la sphère privée et de l’analyse des violences sexuelles, d’abord ancrées dans l’observation du contexte israélien.
Penser à partir des dilemmes
Eva Illouz affronte avec une grande maîtrise les conflits internes qui ont façonné — et façonnent encore — son monde, mais aussi notre monde commun. Elle ne cède ni à un quelconque « romantisme des origines », ni au « kitsch de l’indigénéité », ni encore à l’illusion de « l’authentique » qui fige certains individus dans des « origines » ou des « points de départ » oblitérant la part d’hybridité constitutive de toute trajectoire.
Illouz précise d’ailleurs que le milieu qui fut le sien croyait passionnément au projet de la Bildung — l’éducation par la culture —, ouvrant la promesse pour chacune et chacun de devenir l’égal de tout autre être humain. Mais les dilemmes ne disparaissent pas avec l’expansion du savoir. Bien au contraire. Poussée par son interlocutrice, Elena Scappaticci, Illouz montre aussi que la fermentation intellectuelle qu’elle a connue outre-Atlantique n’était pas exempte d’amalgames ni de difficultés théoriques.
Affects et désenchantement amoureux
Si l’entretien consacré plus particulièrement aux affects s’ouvre sur une référence à Albert Cohen, c’est que son œuvre permet d’emblée de s’éloigner des mythes entourant les affects — et en particulier l’amour. Celui-ci est souvent appréhendé dans sa dimension charismatique, nourri par la croyance selon laquelle il échapperait totalement à la sociologie, au contrôle, et participerait au réenchantement du monde.
Les synthèses qu’Elena Scappaticci obtient d’Eva Illouz sont, sur ce point, d’une grande clarté. L’ouvrage propose ainsi un parcours théorique décisif sur le plan conceptuel, permettant d’analyser la notion d’amour dans son lien avec le pouvoir (frustration, manque, sujétion, angoisse, souffrance).
Ces réflexions ne sauraient faire abstraction de la question de l’existence sociale des femmes. Illouz montre combien l’amour a joué, historiquement, un rôle démesuré pour elles : par l’amour, elles pouvaient accéder à un statut social, être protégées par un homme, survivre économiquement, et donner sens à une existence dont elles étaient largement exclues dans l’espace public.
Hanté par les figures de Sappho, du Cantique des cantiques ou de la poésie courtoise, l’amour apparaît ainsi comme une modalité centrale de la vie sociale des femmes. C’est par l’amour et dans l’amour qu’elles se sentent exister, qu’elles exercent un pouvoir sur les hommes — et parfois le pouvoir tout court. La lecture de Madame Bovary permet à cet égard d’observer comment une femme peut se regarder devenir image et objet, cherchant à se frayer une place dans la société et à y jouer un rôle.
Les émotions comme marchandises
Les travaux d’Eva Illouz la conduisent ensuite à rencontrer Baudrillard, Bell et d’autres, autour de la place à accorder à la consommation, dès lors que l’imaginaire amoureux est devenu le magma de la culture visuelle et narrative de cette dernière. L’entretien éclaire avec précision les contradictions culturelles du capitalisme.
Illouz résume ici avec une grande netteté ses analyses, donnant à comprendre ces émotions induites par la consommation, dont la spécificité tient à leur capacité à structurer des pratiques sociales et psychiques.
La sociologue analyse des rapports classiques — la manière dont les acteurs incorporent des schèmes de pensée —, mais elle parvient à montrer comment ces acteurs croient néanmoins opérer en permanence des « choix amoureux ». Les sentiments amoureux demeurent ainsi imprégnés d’une imagerie romantique persistante.
Cette perspective s’inscrit dans ce que l’on peut nommer une sociologie des émotions, largement développée au fil de l’entretien, tant du point de vue de ses sources que de ses références théoriques. Illouz s’en empare toutefois de manière singulière, en analysant l’amour comme l’un des principaux vecteurs émotionnels et subjectifs de l’expérience consumériste. Elle synthétise notamment ses acquis concernant la constitution du sujet économique capitaliste par le biais du couple, montrant comment la subjectivité s’est trouvée colonisée par les pratiques de consommation.
Une sociologie des émotions au présent
D’une certaine manière, l’exploration menée tout au long de l’ouvrage permet d’approcher la sociologie des émotions comme un examen des réalités sociales dissimulées derrière les mots. Cette sociologie ne se confond ni avec celle de la famille, ni avec celle de la vie privée ou de la sexualité ; elle possède sa spécificité propre, fondée sur l’idée que l’amour constitue un observatoire privilégié de l’articulation entre les différentes sphères sociales. Elle souligne également combien l’amour a été un vecteur majeur de l’individualisme accompagnant la modernité.
Au cœur de ce travail sur la vie intérieure des individus dans leur rapport à la modernité politique, Illouz insère des réflexions résolument ancrées dans l’actualité. Le féminisme y fait l’objet de développements précis, mais aussi l’universalisme, les revendications identitaires et les émotions mobilisées par les populismes — parmi ceux-ci, celui de Benyamin Netanyahou est analysé comme reposant sur quatre émotions clés : le ressentiment, la peur, le dégoût et l’amour de la patrie.