Cette anthologie critique propose une réflexion sur la lecture du texte théâtral.

Il est d’usage de considérer que le théâtre doit être joué : une œuvre dramatique ne serait « complète » qu’une fois représentée sur scène. Prenant le contre-pied de ce jugement, les auteurs proposent ici une mosaïque de textes qui rappellent que lire le théâtre a son importance.

Commençons par dire que toutes les pièces ne peuvent être jouées sur scène : ainsi, la longueur « exceptionnelle » d’une œuvre comme Les Chastes et Loyales Amours de Théagène et Cariclée d’Alexandre Hardy (1623) la rend à proprement parler injouable. La publication assortie d’un paratexte facilite aussi la lecture des œuvres dont l’intrigue multiplie les rebondissements. Sommaville, l’éditeur du dramaturge Jean de Rotrou, fait ainsi précéder La Doristée d’un argument qui s’avère « un guide très efficace pour la lecture de cette pièce dont l’intrigue foisonnante fait surgir nombre de personnages au fil de la route et des rencontres ». Dans le cas de ces œuvres quasi romanesques, la lecture s’impose.

Elle est d’ailleurs facilitée par les évolutions qui ont lieu, au XVIIIe siècle notamment, dans la fabrication et la vente des livres. Les œuvres théâtrales peuvent être achetées au format in-octavo, ce qui facilite leur transport. C’est très certainement dans ce format que Madame de Sévigné lisait Corneille lors de ses voyages. La diffusion du livre change notre rapport au texte théâtral, ce dont témoigne Thomas Corneille dans son épître dédicatoire à la comtesse de Fiesque : il y distingue en effet la représentation, où les « dehors fastueux » peuvent contribuer au succès de la pièce et la lecture dans le « cabinet », qui fait apparaître les « véritables défauts » de l’œuvre. La disposition du texte sur la page imprimée devient, en elle-même, matière à réflexion : par exemple, un débat a lieu autour des notes figurant dans les marges du texte. Autant Corneille les approuve dans son Discours des trois unités, autant d’Aubignac les réprouve : « Les choses que le Poète met sur son Théâtre  », écrit-il, « et toutes les Actions qui s’y doivent faire, n’attendent point son secours pour être connues, elles doivent être expliquées par ceux qu’il y fait agir. »

Toutefois, la lecture n’est pas une activité qui se réduit au for privé. Elle recouvre aussi des enjeux esthétiques et politiques que l’anthologie cherche à mettre en évidence. Car s’il est possible de lire une pièce de théâtre, c’est parce qu’elle a été publiée. Or, la publication n’a rien d’un acte neutre. Publier l’ouvrage, c’est le rendre public, donc le mettre entre les mains de potentiels adversaires. En ce sens, elle représente un pari. Thomas Corneille, par exemple, prend des risques en publiant Timocrate, qui a été « le plus grand succès théâtral du XVIIe siècle » : « Je ne doute point que je ne hasarde beaucoup en donnant cet Ouvrage au Public », écrit-il dans l’avis au lecteur avant de répondre aux « objections » qui ont été faites contre sa pièce. La publication prend aussi le risque de décevoir le public qui a assisté à la représentation théâtrale. Le « bourgeois de Paris » reproche par exemple à Pierre Corneille d’avoir publié Le Cid : « Corneille ne devait point faire imprimer Le Cid : il devait se contenter d’avoir été si applaudi, sans souffrir que l’on l’examinât. » Aussi, l’impression sur papier change-t-elle le statut de l’œuvre, qui devient susceptible d’un examen. Le destin de l’ouvrage n’est plus seulement entre les mains de son auteur, mais entre celles de ses lecteurs, partisans ou adversaires. Le dramaturge a donc intérêt à s’emparer de l’espace offert par le paratexte pour mettre en évidence ses qualités. En publiant Mélite, Corneille assure d’abord, dans l’avis au lecteur, que ses amis lui ont conseillé « de ne rien mettre sous la presse », mais il ajoute qu’il n’a pu s’y résoudre et s’en remet à ces mêmes amis, espérant qu’ils lui conservent la « même affection ». Antoine Favre, en 1589, construisait également « l’image du poète laissant libre cours à la vie de ses vers aux mains du lecteur ».

La publication transforme donc l’œuvre dramatique en un texte susceptible de circuler, de plaire mais aussi de déplaire. Les auteurs peuvent ainsi mobiliser l’espace que leur offre le livre pour se défendre des reproches qui leur sont adressés. Claude Boyer, rival de Jean Racine, s’en prend aux critiques qui ont voulu « déchirer » son ouvrage : la représentation d’Artaxerxe lui promettait un succès infaillible ; comment a-t-il pu soudainement déchoir aux yeux du public ? Il apparaît nécessaire de donner à tout le monde « le loisir de l’examiner, et d’asseoir sur la lecture un jugement solide ». Le fait de publier permettrait ainsi de pointer du doigt les « censeurs », en d’autres termes de désigner ses adversaires. Plusieurs textes sont également consacrés à la querelle du Cid, pièce que Corneille a fait le choix d’imprimer très vite (23 mars 1637). Dans ses Observations sur le Cid, Georges de Scudéry « découpe » le texte pour pointer du doigt, vers par vers, ce qu’il estime être des manquements au bon usage de la langue. Mais, dans le même temps, il reconnaît que ses propres pièces comportent des fautes : « Je crois qu’il y a beaucoup de fautes dans mes Ouvrages. » C’est une manière de souligner l’importance du livre qui, en circulant, peut être l’objet de controverses. La lecture devient l’espace d’un dialogue critique : l’auteur des Sentiments de l’Académie française sur la tragi-comédie du Cid se livre au « commentaire du commentaire », amendant parfois les remarques de Scudéry désigné comme « l’Observateur ». Ainsi, à propos du vers « Ma plus douce espérance est de perdre l’espoir », l’Académie estime que « l’Observateur l’a mal repris ». La conclusion concède que ses commentaires sont pleins de «  savoir » et « d’élégance », mais elle affirme, dans le même temps, le statut d’auteur de Corneille, dont Le Cid présente à l’évidence un « agrément inexplicable ». Dans le Mercure galant (1677), c’est la querelle des deux « Phèdre » qui est mise en scène à travers une correspondance fictive. Cette correspondance est l’occasion d’affirmer le talent de Racine dont la pièce résiste, en quelque sorte, à l’épreuve de la publication : « Monsieur Racine est toujours Monsieur Racine, et ses Vers sont trop beaux pour ne pas donner à la lecture le même plaisir qu’ils donnent à les entendre réciter au Théâtre. »

La publication n’est donc pas une simple transposition par écrit de ce qui a été joué sur scène. Elle recouvre une autre manière d’apprécier l’œuvre. Ainsi, le paratexte peut devenir un espace de réhabilitation. D’Aubignac, dans l’avant-propos de La Pucelle d’Orléans, déplore par exemple que sa pièce ait été « défigurée en la représentation », c’est-à-dire mal jouée : il l’offre donc à ses lecteurs « dans son état naturel et sous ses propres ornements ». Les auteurs s’emparent également des possibilités offertes par le livre pour diffuser leurs idées en matière d’esthétique. Théodore de Bèze présente explicitement son Abraham sacrifiant comme un « contre-modèle à la poésie de la Pléiade ». Et le dialogue avec le texte imprimé se prolonge au-delà des XVIe et XVIIe siècles, comme le montre la dernière section de l’ouvrage, consacrée aux travaux de metteurs en scène contemporains.

Cet ouvrage intéressera au premier chef les spécialistes du théâtre de l’Ancien Régime. Bien des noms nous sont aujourd’hui inconnus, et il n’est pas toujours aisé d’identifier ce que chacun des textes a à voir avec les autres. Aussi convient-il de préciser que cette anthologie critique fait suite à un autre recueil publié sous la direction de Sandrine Berrégard, Lire le théâtre. Pratiques et théories de la lecture du théâtre français des XVIe et XVIIe siècles.