Deux spécialistes du droit constitutionnel analysent la crise politique dans laquelle nous nous trouvons du fait de la disparition d'une majorité parlementaire.
Denis Baranger et Olivier Beaud, tous les deux professeurs de droit public, analysent dans La dissolution de la Ve République, qu’ils viennent de publier aux éditions Les petits matins, les conséquences sur nos institutions de la disparition d’une majorité parlementaire, liée à la fragmentation politique que l'on connait, et du changement de régime que cela suppose. Si cette fragmentation perdure comme on peut le penser, pour gouverner, il n'y a pas d'autre solution que de chercher à former une coalition de gouvernement. Encore faut-il que les partis politiques y soient prêts, ce qui est loin d'aller de soi comme on le voit.
Nonfiction : Tout le monde, ou presque, a compris que ce régime, sans majorité parlementaire, ne pouvait plus s’accommoder de l’hyperprésidentialisme selon lequel Emmanuel Macron comprenait sa fonction. Pour autant, comme vous le rappelez, même s’il l’a poussée à un niveau jamais atteint, la pratique du « président–gouvernant » a plutôt été la règle, hors période de cohabitation, sous la Ve République. Peut-être pourriez expliquer, pour commencer, comment notre régime politique pouvait jusqu’ici s’en accommoder ?
Denis Baranger, Olivier Beaud : La raison est très simple et elle tient à l’élection présidentielle au suffrage universel direct, instaurée par la révision constitutionnelle de 1962 et voulue par le Général de Gaulle contre l’avis des parlementaires. Cette réforme s’est avérée d’une immense portée. Le chef de l’Etat supposé impartial et au-dessus des partis a dû se lancer dans la bataille électorale et lors de la première élection, en 1965, Mitterrand a contraint de Gaulle à batailler lors d’un second tour. Du point de vue des institutions, il en a résulté que le président élu par le peuple tout entier (en réalité par une majorité, fût-elle courte) pouvait invoquer une légitimité électorale. De Gaulle a même théorisé la supériorité de cette légitimité par rapport à celle des députés, élus dans les circonscriptions. Fort de cette légitimité électorale, les successeurs du général ont ajouté un programme pour convaincre les électeurs de voter pour eux et une fois élus, ils ont avancé ce programme comme fil directeur de « leur » politique, prétendument voulue par le peuple. Le résultat ne s’est pas fait attendre : le Premier Ministre, chef du gouvernement, a été considéré comme le « subordonné », du chef de l’Etat, avant même de devenir dans une version plus péjorative, son « premier collaborateur ». Tout le monde avait intérêt à ce système, y compris le Premier ministre qui entrait ici dans une relation de type féodal ou clientélaire avec le chef de l’Etat qui pouvait compter sur son appui presque inconditionnel (les deux seules exceptions dans l’histoire étant la rébellion de Chirac vis-à-vis de Giscard d’Estaing en 1976 et la rébellion d’Attal après la dissolution décidée par Macron). Quant à l’opposition, elle s’en accommodait car elle espérait bien gagner un jour la présidentielle. Ce fut le calcul politique de Mitterrand – calcul gagnant – alors que Mendes-France par une sorte de rigueur excessive, n’a pas voulu jouer ce rôle de présidentiable.
Les élections législatives de 2022 ont privé le Président de sa majorité à l’Assemblée et provoqué une situation inédite. L’idée affichée d’aller chercher une majorité « texte par texte » a vite cédé la place à un usage immodéré du 49-3, traduisant le refus du Président et de ses soutiens d’acter qu’ils n’étaient plus seuls décideurs. Le parlementarisme « rationalisé », qui était censé permettre un fonctionnement normal des institutions (en disciplinant une majorité), a largement « déraillé » comme on a pu s’en apercevoir lors de l’adoption de quelques lois emblématiques (vous prenez l’exemple de la réforme des retraites ou encore de la loi asile-immigration). Comment caractériseriez-vous cette période ? Si la dissolution n’y avait pas mis un terme, comment les choses auraient-elles pu se passer selon vous ?
Il est difficile de faire de l’histoire-fiction, mais remarquons que la dissolution a rompu un équilibre, certes précaire, mais encore soutenable. Madame Borne et son gouvernement réussissaient tant bien que mal à faire adopter un certain nombre de textes : une soixantaine au total. Des groupes comme LR, LIOT, voire les socialistes ou les écologistes, n’étaient pas fermés à toute forme de compromis. Mais on voit aussi que plusieurs germes de déstabilisation étaient déjà à l’œuvre. Le premier est la rigidité du Président, qui ne semble pas avoir été intéressé par une attitude de conciliation, malgré ses propos en ce sens après sa réélection, et qui a été déterminé à faire passer coûte que coûte « sa » réforme des retraites. Le Parlement était conçu par lui et son entourage comme au mieux une chambre d’enregistrement, au pire comme une gêne. Un autre facteur a été la difficulté structurelle des partis à trouver un terrain d’entente. Nous racontons dans le livre la crise engendrée par le refus gouvernemental d’un texte de compromis sur le projet « asile – immigration ». On pourra se demander longtemps pourquoi l’arrangement trouvé au Sénat avec les LR a été « détricoté » par le gouvernement, et en particulier par Gérald Darmanin, lorsque le texte est revenu à l’Assemblée nationale en décembre 2023. Pourquoi ne pas être alors parvenu à une entente, alors que ce qui est sorti de la dissolution, ce sont précisément des gouvernements à dominante Renaissance et LR, dont le premier dirigé par un premier ministre de ce parti, Michel Barnier, malgré sa faiblesse électorale ? La réponse tient aussi à la crise interne de LR, parti en quête tant d’une cohérence doctrinale que d’une stratégie de survie entre les deux pôles qui menacent de l’absorber (RN d’un côté, macronistes de l’autre). Mais cette histoire contrefactuelle montre le coût faramineux de la dissolution en termes politiques, et surtout son résultat quasi nul : tout ça pour ça, serait-on tenté de dire…
La dissolution de 2024 a ouvert une phase de gouvernements à la fois minoritaires, hétérogènes et fragiles, comme on allait vite s’en apercevoir. Le positionnement d’Emmanuel Macron est devenu encore plus problématique, comme de nombreux commentateurs ne se sont pas fait priés pour le noter. Mais ces gouvernements eux-mêmes et au premier chef les premiers ministres, expliquez-vous, ont fait comme s’ils pouvaient se passer de trouver un accord avec les partis pour gouverner (mais pouvaient-ils faire autrement ?). Votre livre s’arrête aux gouvernements Barnier et Bayrou, quelle appréciation portez-vous sur les débuts du gouvernement de Lecornu ?
Il y a deux questions dans votre interrogation, mais auxquelles on peut répondre par une seule affirmation : la preuve que les deux premiers ministres (Barnier et Bayrou) pouvaient procéder d’une façon différente tient au fait, justement, que Lecornu s’y est pris différemment. Il a vraiment tenté de construire une majorité parlementaire, et c’est ce qui explique l’alliance qu’il a passée avec le Parti socialiste, parti-pivot malgré son nombre de députés somme toute modeste. Il a donc choisi de faire de véritables compromis, comme l’illustre la mesure ô combien emblématique de la suspension de la réforme de la retraite (relèvement de l’âge légal à 64 ans). Le problème avec le gouvernement Lecornu tient à sa nomination, le Premier Ministre étant ici souvent vu comme le dernier fidèle du président de la République et à qui l’on pouvait imputer la volonté de vouloir à tout prix défendre les acquis de la politique macronienne depuis 2017. Le fait qu’il a concédé au PS cette mesure, que certains perçoivent comme une reculade majeure, peut être interprété comme le signe que l’actuel Premier Ministre peut, de temps en temps, s’écarter de la ligne politique de son président. C’est d’ailleurs la condition pour que son gouvernement survive.
La logique voudrait, expliquez-vous, dans une telle situation, que l’on tire les leçons de cette absence de majorité pour s’employer à constituer une majorité et un gouvernement de coalition. Le problème, comme vous le notez aussi, est que le niveau de polarisation politique à laquelle on semble parvenu rend la chose très difficile. Pourriez-vous expliquer ce qu’impliquerait, selon vous, la formation d’une coalition de gouvernement, que l’on trouve chez nombre de nos voisins, et quelle forme elle pourrait prendre ?
La formation d’un gouvernement de coalition n’est pas une chose inconnue dans l’histoire constitutionnelle française. Il faut rappeler aux lecteurs que c’est essentiellement cette forme que prenaient les gouvernements sous la IIIe et la IVe République. Ce qui expliquait aussi la fameuse instabilité ministérielle qui procédait de la rupture de coalition à l’occasion de tel ou tel évènement ou de telle ou de telle loi. La IVe république est de ce point de vue un cas d’école avec une succession de coalitions, le tripartisme (SFIO, MRP et PCF) de 1947 à 1951 étant remplacé, après l’éviction des communistes, par la troisième force. On a donc ici un précédent précieux à examiner qui est la constitution d’un arc politique large constitué pour contrer les deux partis qui se considéraient à partir de 1951 comme en dehors du système de la IVe : le parti communiste (PCF) et le parti gaulliste (RPF).
On voit que la formation d’un gouvernement de coalition suppose une volonté de s’entendre sur un principe commun : s’allier contre des adversaires qui ne jouent pas le jeu républicain. Or, c’est le cas aujourd’hui avec le Rassemblement national et la France insoumise. Mais du principe à la réalité, il y a parfois un gouffre. Il semble inenvisageable d’avoir en France, du moins pour l’instant, l’équivalent de ce qui existe en Allemagne, à savoir un vrai contrat de coalition (en allemand Koalitionsvertrag) qui peut être très long et incroyablement détaillé et qui fait penser un peu à ce que nous avons connu avec le programme commun de la gauche. La forme que pourrait prendre un tel gouvernement de coalition serait donc nécessairement moins rigide, et fondé sur quelques points communs. Il va sans dire que la faisabilité d’un tel gouvernement s’avère faible, surtout si le parti Les Républicains (LR) continue à dériver vers l’extrême-droite et à flirter avec le RN, faisant éclater le cordon sanitaire.
Si l’on pouvait se convaincre que la polarisation que l’on connaît a de fortes chances de reproduire dans le futur des assemblées sans majorité, il y aurait sans doute là une impulsion supplémentaire à s’engager dans cette voie pour les partis et leurs responsables. De fait, si l’on se dit que l’alternative probable serait la suivante : soit le RN remporte la présidentielle et devient majoritaire à l’Assemblée, soit au contraire un Président est élu pour y faire obstacle, mais celui-ci a alors très peu de chance de disposer d’une majorité à l’Assemblée. Dans ce dernier cas, apprendre à former des coalitions deviendrait en effet un enjeu d’autant plus décisif. Qu’en pensez-vous ?
Vous avez tout à fait raison. Si le RN est battu aux prochaines élections présidentielles, ce qui est loin d’être certain, alors la donne change considérablement car on ne pourra plus faire comme maintenant, c’est-à-dire espérer de l’élection présidentielle la solution à tous nos problèmes. Il faudra dans cette hypothèse d’un président de la République « non-RN », songer plus que sérieusement à un gouvernement de coalition. Cela ne sera cependant possible que si les extrêmes reculent aux législatives résultant d’une dissolution. Cela fait beaucoup de si, comme vous voyez.