Dans cette seconde série de récits, Brahim, soudeur, Corinne, bibliothécaire, et Jean-François, bureau d’études, partagent leur expérience de ce qui se noue entre les travailleurs des Chantiers.
La Compagnie « Pourquoi se lever le matin ! » s’est donné pour but d’apporter le point de vue du travail, exprimé par ceux qui le font, dans les débats qui agitent notre société : santé, alimentation, enseignement, transport, énergie…
Cette première série s’intéresse à la fabrique d’un territoire par le travail : à Saint-Nazaire, c’est toute une société qui se ramifie autour des chantiers de l’Atlantique, où se croisent et collaborent des métiers d’une infinie diversité. La Compagnie a ainsi recueilli les paroles d’ouvriers et d’artisans, de techniciens et d’ingénieurs, d’employés et de formateurs... qui livrent le récit de leur expérience de la vie sociale autour des chantiers navals.
L’intégralité des récits sur ce thème est à découvrir sur le site de la Compagnie Pourquoi se lever le matin, dans la rubrique « Travail & territoire ».
« Souder, souder, raccorder, raccorder… des tubes et des tubes… » (Brahim, soudeur sur les grands chantiers)
J’habite dans le sud de l’Espagne depuis que j’ai seize ans. Mon père y travaillait, et nous avons quitté le Maroc avec le reste de la famille pour le rejoindre. Maintenant, j’ai les deux nationalités et j’ai acheté une maison en Espagne. J’avais commencé ma formation de soudeur au Maroc, je l’ai terminée en Espagne et j’ai commencé à travailler à 18 ans. Depuis, j’ai travaillé dans toutes les régions d’Espagne, puis en Finlande, aux Pays-Bas, en France et ailleurs. Et me voilà depuis presque deux ans aux Chantiers Navals de Saint-Nazaire.
Le chantier ressemble à une sorte de Lego géant où l’on assemble des blocs qui sont des morceaux de paquebot. Les panneaux qui vont faire les blocs sont très grands et il faut y souder les tuyaux dans les trous prévus. Je soude les tubes et quand j’ai fini mon travail, la grue se saisit du bloc entier et le pose sur le bateau. Et ainsi de suite. Après, quand les panneaux sont installés, je monte raccorder leurs tuyaux. C’est toujours pareil : souder, souder, raccorder, raccorder… des tubes, des cornières, des tubes, des cornières.
[…] Quand c’est possible, je porte une cagoule équipée d’un système de ventilation. C’est un équipement volumineux, que je peux utiliser dans l’atelier mais qui ne passe pas dans les endroits étroits sur le chantier. Alors je m’équipe avec une cagoule en cuir, qui me couvre le nez et la bouche, et qui est pourvue d’une cartouche filtrante pour les fumées. Dans tous les cas, les cagoules ont un écran anti UV à cristaux liquides qui reste clair quand je pointe ma torche et qui s’opacifie dès que j’allume l’arc électrique. […] Mais je ne suis pas tout seul sur le chantier. Dans les endroits fermés, il y a beaucoup de gens qui travaillent en même temps dans un vacarme incessant et dans un nuage de fumée. Ils ont beau mettre un extracteur, dans certaines zones, cela ne suffit pas pour renouveler correctement l’air.
Quand il y a un travail difficile, ils m’appellent et ils me disent : « Toi, tu es capable de le faire ». Par exemple, quand le soudeur n’arrive pas à pointer sa torche pour souder dans un recoin, j’y vais et je soude avec un miroir. C’est un miroir professionnel, qui permet de regarder tout le tour de la soudure. Je ne vois pas ce que fait ma main, je soude seulement en regardant dans le miroir, où l’image est à l’envers. Peu de soudeurs savent le faire. Parfois, je dois me contorsionner. J’ai la tête en bas, je regarde l’intérieur du tube par un petit trou. Je ne vois que la lumière de ma torche, que j’ai passée par le bas du tube, alors que j’ai enfilé la baguette par le haut, dans un trou de cinq millimètres. Et je soude à l’intérieur du tube, sans voir. Dans certains cas, je soude même de la main gauche. Tout le monde ne sait pas souder de la main gauche.
Quand je soude, je sais ce que je suis en train de faire. Par exemple, je sais à l’oreille si je dois remonter pour régler mon poste. Pour la baguette, c’est au nez. Je sais avec l’odeur de la fumée si la baguette est usée, ou si ce n’est carrément pas la bonne. Je repère un bon soudeur dès qu’il commence à travailler, à la manière dont il empoigne sa torche et sa baguette. C’est comme quand quelqu’un s’installe au volant, on voit tout de suite à quelle sorte de conducteur on a affaire. Je sais que j’ai fait un bon travail quand je vois que ma soudure est aussi belle à l’intérieur qu’à l’extérieur. Je sors ma lampe, je regarde, et je dis « Wahou ! C’est encore mieux que la dernière fois ». Une belle soudure est uniforme et régulière.
J’ai dix-sept ans d’expérience de soudure sur beaucoup de matériaux, dans des entreprises et des pays différents. Alors quand je suis arrivé ici et que j’ai vu les soudures que j’aurais à faire, j’ai trouvé que c’était presque un jeu. Le travail de soudeur le plus difficile que j’aie eu à faire n’est pas ici. C’était dans les constructions de centrales thermiques, de raffineries ou de centrales nucléaires. Dans ces chantiers, c’est à la fois plus difficile et plus dangereux. On y soude des tuyaux en inox qui serviront à transporter des produits dangereux ou toxiques. C’est donc très exigeant pour les soudeurs. Une société vient pendant la nuit faire des radiographies de toutes les soudures de la journée et quand il y en a une mauvaise, ils font une marque dessus. Ici il y a très peu de contrôle par radio parce que l’on soude surtout des tuyaux pour transporter de l’eau.
J’aime mon travail. Je ne sais rien faire d’autre mais quand j’ai commencé la soudure, ça m’a plu. […] Et puis je voyage, je rencontre des gens. Par exemple, j’avais sympathisé avec un électricien italien sur le chantier d’une centrale thermique en Espagne. Douze ans plus tard, j’ai retrouvé cet ami en Martinique. Pour moi, le monde est petit. Ici, chacun parle sa langue. Je mélange du français, de l’espagnol, et avec les mains j’arrive à parler avec tout le monde, des Polonais, des Roumains, des Italiens, des Suisses. Ça me plaît d’apprendre à parler français. Lorsque j’étais à Dunkerque ou à Brest, il y avait surtout des soudeurs qui venaient d’Espagne ou d’Amérique du Sud. Ici, c’est la première fois que je travaille avec beaucoup de Français. Il y a une chose qui me plaît aux Chantiers de Saint-Nazaire, et que je n’ai vue nulle part ailleurs : chaque matin, en arrivant au travail, tout le monde se salue. Tous les ouvriers, pas seulement les soudeurs, viennent te dire : « Salut ! ». J’apprécie beaucoup cela. […]
La bibliothèque des Chantiers : un endroit magique ! (Corinne, bibliothécaire à la médiathèque des Chantiers de l’Atlantique)
La fréquentation de la bibliothèque des Chantiers tourne autour d’une cinquantaine de personnes par jour. C’est énorme. Cela représente un chiffre plus de deux fois supérieur à la fréquentation moyenne des médiathèques de CSE. Cette différence vient de la proximité que nous avons avec notre public. Nous proposons régulièrement des animations qui ont beaucoup de succès comme les « midi-jeux » avec un animateur. D’ailleurs, les gens nous demandent souvent d’acheter un des nouveaux jeux présentés à ce moment-là, pour enrichir notre ludothèque.
Du côté des livres, on essaie de coller à l’actualité littéraire tout en respectant le principe selon lequel la bibliothèque appartient aux salariés. Donc, si les adhérents ont des demandes spécifiques, on en tient compte pour établir, avec la collaboration des gérants de la librairie “L’Embarcadère”, la liste des ouvrages à acheter, que nous proposons au CSE. Un livre, c’est un investissement, tout le monde n’a pas les moyens de s’en acheter et, s’il est demandé par une personne, il pourra aussi en intéresser d’autres. On connaît 90 % de nos adhérents. On sait ce qu’ils attendent. Certains viennent chaque jour ! On finit donc par savoir ce qu’ils aiment lire, ce que leurs enfants aiment lire. Nous avons choisi de ne pas installer d’ordinateur ni de cahier de suggestions. Si les gens ont besoin de quelque chose, ils s’adressent à nous. On est là pour les accompagner, les guider. Si je vois qu’une personne n’a pas rendu ses documents en temps et en heure parce qu’elle est malade, je ne vais pas lui envoyer de relance ! Comme on connaît les gens, on va mettre un petit mot attentionné. Ainsi se tissent des liens avec nos adhérents, dans ce lieu qu’on s’efforce de rendre convivial.

[L’entrée de la médiathèque des Chantiers. Photographie P. Madiot.]
Les plus grosses fréquentations ont lieu pendant la pause méridienne, puis après 16 heures, à la débauche. Ici, c’est un sas de décompression. Certains aiment se reposer dans un coin, ils s’installent pour lire un livre, le journal, ils prennent un café. Ils gèrent leur temps. D’autres passent vraiment en coup de vent ! Une petite partie des adhérents est constituée de retraités. C’est pour eux une façon de revenir, de redire qu’ils ont appartenu à la famille des Chantiers. Les salariés finissent par identifier la médiathèque comme étant un lieu de culture à l’intérieur d’un environnement qui est quand même un peu brutal ; c’est un lieu qui leur appartient. Quand j’accueille un nouvel adhérent, souvent, je lui dis « Bienvenue dans l’endroit le plus sympa des Chantiers ! » Il y a de la couleur, de la vie, on n’est pas au milieu d’un amas de tôle, il n’y a pas le bruit des ateliers. Ce qui n’empêche pas qu’à travers les fenêtres vitrées, le regard se porte facilement sur ce qui se passe sur le site.
Je vois des morceaux de bateau qui passent sur des plates-formes roulantes, le grand portique qui se déplace. Ça a un côté à la fois magique et extraterrestre ! Les enfants de salariés qui viennent sont subjugués, même s’ils voient peu de choses de l’entreprise ! Ils sont assez fiers de venir à la bibliothèque du travail de papa-maman. Tout près, il y a la porte 4 qui donne sur le rond-point et le terre-plein de Penhoët. C’est là où convergent les avenues environnantes. Où que l’on aille dans l’entreprise, à un moment ou à un autre, on passe forcément par cet endroit. C’est aussi le lieu des rassemblements. Pendant les manifs et les grèves, on voit les palettes qui brûlent sur le rond-point […]. C’est une façon de nous sentir encore plus intégrées à la vie de l’entreprise, aux mouvements et aux revendications. Même si, pendant ces moments-là, on reste à notre poste, on est imprégnées de ça. Ça fait partie de la vie des Chantiers. On m’a raconté qu’autrefois, à l’appel de la sirène, les gens venaient ici avec leur famille pour participer au piquet de grève. Ils sortaient les barbecues. De nos jours, les rassemblements sont plus modestes. Les conditions ne sont plus les mêmes et à la fin du mois, il faut payer ses factures. Par ailleurs, du fait du grand nombre de travailleurs détachés et de sous-traitants, la mobilisation syndicale est plus difficile et l’organisation du travail n’est plus la même.

[Le terre-plein de Penhoët, devant la porte 4. Photographie P. Madiot.]
Il y a encore quelques années, je voyais les bus acheminer les salariés depuis Saint-Nazaire, la Brière et la petite couronne. Il n’y a plus ça. Chacun vient avec sa voiture. Quand je suis arrivée, il y a 20 ans, beaucoup s’appelaient Mahé. C’était Mahé Bernard n°1. Mahé Bernard n°2 ! Ou encore Moyon, Berthe, Aoustin. Aujourd’hui, les patronymes briérons sont un peu noyés dans la masse des noms qui viennent de la région nantaise ou d’ailleurs… Et pas toujours à l’heure ! Quand il y a un problème sur le pont de Saint-Nazaire, beaucoup de salariés se trouvent bloqués de l’autre côté de l’estuaire ! Ensuite, il leur faut rattraper les heures perdues dans la voiture à attendre que le pont soit dégagé.
[…] J’ai 44 ans et je travaille ici depuis de nombreuses années. J’ai déjà essayé de postuler dans des bibliothèques municipales situées autour de chez moi pour me rapprocher de mon domicile. En fait, je n’ai pas de regrets quand on me dit non !
« La direction n’aime pas que les travailleurs se regroupent » (Jean-François, salarié dans les bureaux d’études des Chantiers de l’Atlantique)
Tous les jours, je traverse la ville pour me rendre dans un bâtiment qui, sur le « rond-point de l’ancre », fait face à celui de la direction des Chantiers de l’Atlantique, côté bassin. Là je rejoins mon poste de travail dans le bureau d’études au service électricité. […] C’est souvent le même rituel : je dépose ma veste, je fais chauffer la bouilloire et je vais dire bonjour à ceux qui sont arrivés. Quand j’ai commencé aux Chantiers, il y a trente-deux ans, il était de bon ton de faire le tour du bureau et de taper la discute. […]

[L’immeuble des bureaux d’étude. Photographie P. Madiot.]
Depuis que la direction a mis en place les « horaires variables », les arrivées sont échelonnées et ça a cassé ce rituel matinal. Avant la mise en place des 35h, on arrivait tous en même temps et on pointait dès qu’on franchissait le périmètre de l’entreprise. Au moment de la débauche, il y avait des rangées de bus qui attendaient les personnels. À la sirène, les grilles s’ouvraient et tout le monde se précipitait hors des chantiers. Au carrefour du terre-plein de Penhoët, la circulation s’arrêtait net pour laisser passer le flot des vélos, voitures et cars qui emmenaient les ouvriers en Brière, jusqu’à Redon et à La Roche-Bernard. Le fait de se côtoyer dans les bus, au restaurant central, dans les villages, renforçait la conscience d’appartenir au même monde : celui du travail. Il y avait une sorte de solidarité évidente. Lorsque je suis venu de Saint-Brieuc pour embaucher aux Chantiers, j’ai su immédiatement que j’arrivais dans une ville ouvrière marquée par l’époque des grandes grèves. Celle de 1988 était une mobilisation contre le licenciement de 120 employés et celle de 1989 exigeait une augmentation de 1500 francs (230€) par mois. Dans les couloirs de mon bureau d’études, on peut encore deviner les traces de cette revendication dont le slogan avait été peint sur les murs. Ça a été gratté, effacé. Mais rien à faire, c’est un vestige tenace. […]
Aujourd’hui, les gens viennent de partout en ordre dispersé, majoritairement en voiture personnelle, rarement en co-voiturage. Seules, les entreprises employant des travailleurs détachés ont mis en place des transports collectifs. Avant de se rendre à leurs postes de travail, les salariés employés par les chantiers, qui travaillent à bord et dans les ateliers, se changent dans des vestiaires décentralisés situés, en principe, à proximité d’un parking. Alors seulement, ils pointent et ils se mettent directement au boulot. Cela permet ce que la direction appelle un « gain de productivité ». […] L’homme étant un être social, et la nature ayant horreur du vide, on se rattrape sur les pauses parce qu’à un moment ou à un autre, on est obligé de lever la tête, de respirer un peu, de décompresser, de réfléchir, d’échanger. Alors, de temps en temps, la direction, qui se comporte comme si on était des tire-au-flanc, fait la chasse aux pauses. D’une manière générale, elle n’aime pas que les travailleurs se regroupent.

[L’immeuble de la direction. Photographie P. Madiot.]
Pourtant quelquefois, il y a des choses qui se résolvent dans ces moments-là. On tient à ce que notre travail soit bien fait. C’est une question de dignité et de conscience professionnelle.
Mon travail consiste à définir les différents éléments (disjoncteurs, câbles…) permettant la distribution de la puissance électrique, et à décrire le fonctionnement de ces éléments. Il est nécessaire, évidemment, de vérifier si les estimations d’encombrement sont bonnes parce qu’il faut que tout ça rentre dans un local électrique qui doit être le plus petit possible. Pour ne rien simplifier, le réseau électrique du navire est séparé en deux et peut être couplé. Cela veut dire que les alternateurs vont être connectés sur chaque moitié du réseau et que chaque moitié devra pouvoir fonctionner séparément pour des raisons de sécurité. Le bateau lui-même est divisé en plusieurs zones qu’on appelle les « tranches incendie » – il peut y en avoir jusqu’à neuf en fonction de la longueur du navire. Et chaque « tranche incendie » est équipée d’une sous-station électrique. En cas de pépin, s’il n’y avait qu’un seul local électrique et qu’il était envahi par l’eau, ou atteint par un incendie, le navire serait perdu. Et ce que l’on craint le plus à bord des navires c’est l’incendie. Sauf cas exceptionnel du genre Concordia ou Titanic, on peut en effet contenir une voie d’eau dans un compartiment. Le feu est beaucoup plus difficile à maîtriser. J’en tire donc les conséquences pour concevoir la distribution électrique. […]
Le rythme des livraisons et le type de paquebots formatés que nous construisons font qu’aujourd’hui, en ce qui me concerne, les départs ou les changements de cale ne sont plus des événements. Je sais comment ils ont été fabriqués. Derrière, je vois des milliers d’heures de labeur dans des conditions difficiles, et je sais dans quelles conditions les équipages travaillent pendant l’exploitation des navires de croisière. Tout cela ne fait pas rêver. Les jeunes, qui n’ont pas connu de grands conflits sociaux, ont souvent l’impression qu’aucune évolution n’est possible. Beaucoup restent quelques mois, un an ou deux. Et ils vont voir ailleurs…
Pour aller plus loin :
L’intégralité des récits de Brahim, Corinne et Jean-François est accessible sur le site de la Compagnie « Pourquoi se lever le matin », dans le dossier « Travail & territoire ».
Le documentaire de Marcel Trillat et Hubert Knap, « Le 1er mai à Saint-Nazaire » (1967 – 25 mn).
* Illustration : CC Wikimedia / Cédric Quillévéré, vue des sites principaux de construction depuis l'estuaire de la Loire (2018).