Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet proposent une cartographie des projets sécessionnistes des milliardaires de la tech et des idéologies qui les inspirent.
La Silicon Valley et ses milliardaires sont au centre de l’actualité depuis plusieurs années, sur fond de scandales et de financement de la vie politique étasunienne. Mais la réélection de Donald Trump outre-Atlantique en 2024 leur donne une opportunité nouvelle : celle de réaliser leur rêve de sécession, avec le soutien de l’administration étasunienne.
Les deux auteurs de l’ouvrage Apocalypse Nerds. Comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir, s’attachent à dévoiler les projets de ces milliardaires en quête d’un monde nouveau. Ils se concentrent sur des figures plus ou moins connues, profondément liées à l’administration Trump sur les plans économiques et politiques.
Nastasia Hadjadji et Olivier Tesquet signent à quatre mains cette enquête qui s’inscrit dans le prolongement de leurs travaux respectifs. La première, journaliste et chroniqueuse au Monde et à Libération notamment, a récemment publié un essai sur le Bitcoin et ses implications idéologiques et matérielles (No Crypto. Comment Bitcoin a envoûté la planète, éditions Divergences, 2023). Le second, journaliste chez Télérama, a déjà signé plusieurs ouvrages sur les technologies de surveillance, dont État d’urgence technologique (éditions Premier parallèle, 2021).
Les deux auteurs découpent leur récit en trois parties reprenant trois logiques détaillées (« Conquérir », « Fragmenter », « Franchir »), donnant en moins de 200 pages la cartographie d’un « glissement » des milliardaires de la tech, autrefois prompts à vendre un futur ouvert et enviable, vers la quête d’un avenir privatisé et fragmenté.
Vers le basculement « techno-fasciste »
Le livre propose de comprendre et de découvrir un ensemble restreint de personnalités, principalement des « founders » (« fondateurs », soit des créateurs d’entreprises) qui composent une « aristocratie informationnelle ». Cette avant-garde de la Silicon Valley utilise sa fortune — chiffrée en milliards de dollars — pour financer ce que les auteurs qualifient de « guerre » : une guerre contre un ennemi existentiel, qui renvoie le plus souvent à la gauche démocrate, mais plus généralement à tous ceux qui s’opposent à leurs pratiques économiques et politiques.
Hadjadji et Tesquet les présentent, à l’instar de Peter Thiel, figure républicaine de la Silicon Valley et grand argentier de la campagne de Donald Trump, comme les passeurs de « nouvelles Anti-Lumières ». Ils s’inscriraient en effet en filiation directe avec cette tradition réactionnaire décrite par Zeev Sternhell réfutant l’héritage humaniste, universaliste et égalitaire des Lumières et proposant un modèle contraire, vertical et autoritaire.
Présentés comme des passeurs de cette idéologie, ces personnalités constitueraient l’interface entre des penseurs divers, depuis les néo-réactionnaires Curtis Yarvin et Nick Land jusqu’à la figure de René Girard, d’une part, et des membres éminents de l’administration étasunienne, dont le vice-président J.D. Vance, d’autre part. Ces idées diverses sont comme des pièces qui – bien que différentes ou contradictoires – s’imbriquent sans problème dans un ensemble plus grand, un « design ». Les auteurs nomment le phénomène qui en découle « techno-fascisme ». Il s’agit là d’un « régime d’action » qui tient l’autorité de l’État pour un service distribué aux plus offrants ; les institutions démocratiques restantes se trouvant, par là même, affaiblies et corrodées.
Au fil de l’enquête se déroule la trame : des technologies nées dans la Silicon Valley permettent d’affaiblir les garde-fous, de saper les fondements démocratiques (perçus comme une menace), de contrôler les oppositions et de rationner l’État pour en faire un instrument au service du pouvoir économique. Tout le monde contribue à sa façon : Palantir (co-fondé par Peter Thiel), par exemple, a passé contrat avec le service de l’immigration étasunien (connu sous le nom de ICE) pour l’aider à traquer des immigrés sur la base d’un recoupement de données, et Elon Musk se voit octroyer un département sur-mesure (le DOGE) qu’il investit avec ses équipes et algorithmes. On assiste ainsi à la rencontre opportune des technologies numériques modernes et d’un agenda politique que les auteurs qualifient de « fasciste ».
Justifiant l’emploi de ce terme, Olivier Tesquet précise, dans un article récent, que cette « rupture historiographique » est le mélange des héritages du fascisme européen – contre-révolutionnaire et obsédé par la régénération du corps national – et du libertarianisme étasunien – hyper-individualiste et concurrentiel. La notion de « techno-fascisme » fournit ainsi un cadre opératoire pour comprendre l’hybridation entre la rationalité algorithmique et l’agenda politique de la nouvelle administration.
Comment conquérir Washington ?
Pour comprendre le mouvement de conquête des institutions qui s’opère, Hadjadji et Tesquet font un point sur la stratégie qui se dessine en creux depuis plusieurs années. Dans cette industrie, la politique n’est pas connotée positivement et il convient de pouvoir la dépasser, d’inscrire sa marque dans le temps long. La sécession n’est pas seulement un projet de vie, mais une conception du monde, pleinement présente dans l’histoire de la Silicon Valley, où des hommes exceptionnels – les « visionnaires » – sont venus installer leurs entreprises. Ils sont mus par un désir de faire avancer l’humanité et de la libérer de ses contraintes, à commencer par l’État-nation, une entité perçue comme tyrannique, dont les régulations excessives sont la cible d’un intense travail de lobbying opéré par le secteur depuis des décennies.
Pour avoir une idée des motivations et projets de ces milliardaires, les deux auteurs insistent sur la circulation des idées (ou des capitaux) qui en dessinent les contours idéologiques. Les investissements, les partenariats et les relations interpersonnelles forment ici le cadre d’un projet métapolitique autoritaire. Car les « techno-fascistes » ambitionnent d’instaurer un nouvel ordre et de dépasser la démocratie, un régime trop égalitariste à leur goût. Leur courant s’est mêlé à la base MAGA (« Make America Great Again ») de Donald Trump, et fournit des cadres à la nouvelle administration dont plusieurs sont notamment des anciens collaborateurs de Peter Thiel. C’est là une stratégie d’entrisme qui donne lieu à ce que les auteurs appellent un « coup d’État graduel ». Le blogueur Curtis Yarvin – un informaticien de la Silicon Valley reconverti en théoricien politique – résume ce procédé sous le slogan RAGE (« Retire All Government Employees ») qui consiste à congédier tous les fonctionnaires qui représenteraient une opposition pour ne garder que les plus fidèles. Avec un État fédéral grignoté de l’intérieur, nul recours à la violence n’est nécessaire pour prendre le pouvoir.
Pour échapper à l’État-nation, fragmentez-le
Pour ces milliardaires, l’État-nation représente un modèle vétuste, où le pouvoir est donné à des bureaucrates, dont la politique est incertaine et où les régulations sont souvent contraires à l’innovation. Un modèle alternatif fascine des personnalités comme Curtis Yarvin : les petits États autoritaires et ultralibéraux, comme Hong Kong ou Singapour. Les libertés économiques y sont garanties et sont privilégiées par rapport aux libertés civiles et politiques. L’ancien informaticien imagine ces modèles poussés à l’extrême, dans un exercice inspiré par la science-fiction cyberpunk : un patchwork de mini-pays gouvernés par le pouvoir économique, des oligarchies faites de sociétés anonymes et sans libertés politiques, où la politique se dissout dans une ingénierie économique autoritaire. Il propose même que ce modèle soit appliqué dès à présent, dans une zone à reconstruire telle que la bande de Gaza. Dans l’administration Trump, l’idée fait son chemin et attire les investisseurs potentiels. Le territoire palestinien, vidé de ses habitants, pourrait abriter ce premier modèle de zone franche, incarnant le futur de la gouvernance des sociétés.
La sécession étatique constitue pour certains un business model. Ainsi, l’entrepreneur Balaji Srinivasan se fait depuis plusieurs années le gourou des États en réseaux, les « Network States ». Il propose d’imaginer des États créés par des communautés distinctes, se rejoignant sur des intérêts communs. Si Internet représente une nouvelle frontière, le cloud est l’embryon de ces milliers de communautés devant ensuite négocier une terre où s’installer physiquement. Les élites sécessionnistes investissent dans ces projets, certains avortés, d’autres en cours d’élaboration, comme la zone franche de Prospera, ville libertarienne établie au Honduras. Dans cette enclave fermée et exclusive se retrouvent quelques élus qui souhaitent échapper à l’impôt et à l’État-nation. Les deux auteurs, en reprenant les travaux de Quinn Slobodian sur ces enclaves, montrent que ces zones franches font partie d’une stratégie de fragmentation : faire des trous dans la toile de l’État-nation pour contourner ses règles et l’affaiblir de l’intérieur, jusqu’à le remplacer.
À qui appartient le futur ?
Depuis des décennies, la Silicon Valley inspire les récits de science fiction ; mais elle-même se nourrit également de ces récits. Des auteurs comme Neal Stephenson ou William Gibson y sont largement lus comme des références partagées dans lesquels on va piocher l’image d’un futur idéalisé. Dans ces romans, les possibilités transhumanistes sont infinies, et participent d’une quête vers un futur post-humain.
Ni les limites terrestres ni les limites biologiques ne représentent des obstacles ; bien au contraire, elles sont autant de frontières à franchir. Dans cette perspective, les biotechnologies représentent un nouveau marché en plein essor dans la Silicon Valley. Les start-up qui y fleurissent investissent un créneau qui séduit de nombreux ingénieurs et entrepreneurs en quête d’une existence améliorée et allongée. La promesse de vaincre la mort séduit progressivement : Peter Thiel considère la mort comme une idéologie, une énième frontière à vaincre. Quant à Bryan Johnson, un entrepreneur en biotechnologies et célèbre pour son mode de vie stricte lu permettant supposément de « rajeunir », il va jusqu’à ériger l’immortalité en quasi-religion en créant le mouvement Don’t Die.
Mais le futur post-humain, comme le précisent Hadjadji et Tesquet, est aussi élitiste. Les discours qui l’envisagent adoptent volontiers une rhétorique néo-eugéniste : cette élite, principalement blanche et issue d’universités prestigieuses, est convaincue de devoir renouer avec le natalisme pour sauver le futur de l’humanité. Elle se préoccupe notamment de la sélection génétique pour avoir une descendance « améliorée ». En d’autres termes, pour être efficace, cette élite prétendue devrait cultiver son endogamie.
Enfin, les deux auteurs montrent que la sécession de cette élite technologique en voie de fascisation renoue avec les idées réactionnaires du XXe siècle. En matière de « poésie révolutionnaire », ils ne manquent pas de moyens pour bâtir de nouvelles utopies individualistes. Le « fascisme cool » se diffuse aisément sur Internet à travers des memes et une armée d’influenceurs – principalement des jeunes hommes – qui garnissent les rangs des conservateurs aux États-Unis. La diffusion en masse de désinformations fait partie de cette stratégie, donnant une hégémonie certaine à l’extrême droite MAGA sur le web étasunien.
En somme, le « techno-fascisme » en tant que pouvoir destructeur et élitiste tente de reconfigurer le réel pour son intérêt en le saturant de fausses informations, et de confisquer le futur, dans lequel ces milliardaires règnent en maître. L’internationale réactionnaire n’a pas fini de faire couler de l’encre.