Depuis 30 ans, la sociologie interactionniste de l'animal montre comment les animaux sont devenus des acteurs sociaux et comment leur statut ambivalent reflète nos propres représentations sociales.

Cette réédition de l’ouvrage Regarding Animals paru il y a 30 ans s’appuie sur le constat de l’institutionnalisation du champ des Animal Studies. Celle-ci accompagne, depuis les années 1990, un changement des représentations sociétales de l’animal et l’avènement d’une éthique de la possession de l’animal de compagnie (pet ownership). Le titre, par le jeu de mots sur regard (« considérer », mais aussi « accorder de la considération ») et regarding (« en ce qui concerne ») témoigne d’une volonté de placer l’animal au centre d’une analyse sociologique, distincte de toute affirmation de l'unicité ontologique de l’humain.

L’animal comme co-acteur du social

Les trois auteurs défendent une sociologie interactionniste, bâtie sur l’idée que le monde social se construit à la fois dans les interactions entre individus et dans la relation de chaque individu aux institutions en permanente (re)négociation. On y rencontre les concepts — caractéristiques de cette approche — d’interactionnisme symbolique, de construction du sens social, de système de sens, de construction de l’identité individuelle et collective et de sale boulot. Les méthodes désormais bien rodées de l’ethnographie sont mises au service d’une observation multispécifique (multispecies ethnography).

Les analyses proposées sont appuyées sur une abondante bibliographie de plus de 650 ouvrages — qui souligne, par comparaison, le très faible nombre de publications françaises en sociologie sur le sujet. Partant du postulat que le sens de l’animal est un construit social et que l’animal non-humain est, avec l’homme, un co-acteur du social, l’ouvrage met en avant l’ambivalence symbolique de l’animal dans les sociétés humaines, entre objectivation et subjectivation.

L’animal entre sujet et objet

Dans la première partie, intitulée « The Human-Animal Tribe », les auteurs analysent notamment les processus de construction sociale du sens qui font aujourd’hui de l’animal un sujet à part entière des Family Studies. Le chiot qui vient d’être adopté, en recevant un nom et en faisant son entrée dans les événements et les photos, devient un individu, un membre et un ciment d’une famille que certains auteurs vont jusqu’à qualifier de post-humaine. Mais ce même animal, dans d’autres sphères du même monde social, se voit refuser l’accès, fait l’objet de discours stigmatisants ou est considéré comme un simple objet, que l’on fait travailler, souffrir ou qui est donné en spectacle.

Cette incohérence des cadres sociaux de l’expérience, décrite comme constitutive du monde social moderne, n’est pas propre à la question animale. Elle est cependant le paradigme central d’analyse de sa place dans la société. Les auteurs entendent se placer du point de vue de l’animal, considéré comme un acteur social doté d’un esprit (minded social actor) et d’une intentionnalité propre. La démarche proposée cherche ainsi à dépasser le découpage traditionnel du monde en sujets et en objets en observant une animalité partagée (shared animality) entre humains et non-humains. Ce parti pris s’appuie sur les découvertes de l’éthologie, qui a souligné les spécificités cognitives de la représentation animale du réel et remis en question la frontière qui sépare l’animal de l’humain doué de parole et conscient de lui-même. L’esprit et l’intentionnalité de l’animal sont cependant avant tout analysés comme des construits sociaux qui s’expriment dans les pratiques sociales ordinaires. Ainsi, lorsqu’un éducateur pourtant acquis au behaviorisme – et donc persuadé qu’un chien n’agit que par instinct – considère, dans sa pratique professionnelle, chaque animal comme un individu possédant une personnalité singulière. De même, lorsque les propriétaires, lors d’une visite chez le vétérinaire, font parler leur chien pour décrire ses symptômes et ses réactions aux manipulations et aux soins. L’enjeu central de l’ouvrage, de ce point de vue, est moins de dire ce qu’est l’animal ou ce que peut l’animal que ce qui fragilise le statut de sujet qui lui est de plus en plus souvent dévolu.

La réponse apportée à cette question renvoie à un rapport plus général des individus à l’ordre social. Ainsi, dans la partie 2, le chapitre « Ownership on the Street » réinterprète le rapport à l’animal à l’aune du rapport aux normes dominantes. Si les personnes sans-logement sont soupçonnées d’infliger à leur animal des conditions de vie inacceptables, elles-mêmes retournent le stigmate en dénonçant celles des chiens logés, enfermés toute la journée à attendre que leur propriétaire revienne du travail. Dans les maltraitances infligées aux animaux par des adolescents, étudiées dans un autre chapitre, le rapport à la souffrance animale provoquée est interprété comme une manifestation de la construction en cours de l’identité sociale à un âge charnière de la vie.

C’est encore la question de l’identité sociale qui est au cœur du chapitre « The Organizational Self of Shelter Workers ». Y est observée la scission identitaire qui se produit chez les employés de refuge, qui font ce travail par amour des animaux et se retrouvent à devoir décider l’euthanasie de nombre d’entre eux. Ils construisent un moi institutionnel (organizational self) conforme aux réquisits de l’institution, eux-mêmes orientés par des intentions humanitaires. Parallèlement, ils construisent l’animal de refuge comme quasi-animal de compagnie (virtual pet), entre l’animal à adopter et l’animal à euthanasier. La forte dépendance de ces constructions identitaires à l’égard des contextes institutionnels est particulièrement nette dans le cas des techniciens de laboratoire observés dans deux centres différents d’expérimentations sur l’animal. Dans l’un, les primates sont traités comme des objets qu’il s’agit de soumettre à des protocoles. Dans l’autre, ils sont des individus dignes de reconnaissance avec qui les techniciens construisent des relations de personne à personne. Le type de traitement des animaux dépend du profil mis en avant par les responsables du recrutement. Dans un cas, par souci d’éviter les militants anti-expérimentations, sont privilégiés les profils d’individus indifférents aux animaux et uniquement soucieux de la rémunération. Dans l’autre, le souci du bien-être des animaux amène à privilégier le recrutement d’individus qui s’en sentent proches, sans pour autant être des militants.

Le chapitre « Making News about Animals » illustre à quel point la signification de l’animal, qu’il soit domestique ou sauvage, s’inscrit dans des contextes symboliques qui impliquent à la fois les codes culturels dominants et leur activation par les discours médiatiques. Le cas de Pepper, un chien de famille enlevé en 1965 par un trafiquant qui le livre à un laboratoire où il meurt au cours d’une expérience bâclée, est relayé par la presse nationale. Il émeut suffisamment l’Amérique pour donner lieu au vote d’une loi, réclamée depuis 5 ans par des militants de la cause animale. En revanche, la forte mobilisation, portée par les médias et les réseaux sociaux en Occident en 2015, contre le chasseur responsable de la mort du lion Cecil, est reçue dans une indifférence totale au Zimbabwe. Ici, loin de l’imagerie construite pendant des siècles et grossie par la culture de masse occidentale, le roi lion est avant tout considéré comme une menace pour les villageois et les mobilisations des défenseurs de l’animal sauvage comme une traduction post-coloniale de l’imposition des catégories symboliques occidentales.

De l’animal dans l’humain

Une perspective somme toute différente est adoptée dans les deux derniers chapitres, étrangement séparés entre la deuxième et la troisième partie, qui analysent la place de l’animal en termes de hiérarchie ontologique du vivant. Le chapitre 10, « Boundary Work in Nazi Germany », montre la manière dont l’attention accordée à l’animal dans l’idéologie national-socialiste prend appui sur une division du vivant qui repose sur la valorisation de l’instinct de vie et de la prédation. Dans ce cadre, l’humanité est divisée en races dont certaines, par leur manque de vitalité, sont considérées comme inférieures à l’animal. Cette conception de la nature, qui animalise l’humain et sacralise la nature, se traduit par des pratiques d’eugénisme au sein même de la prétendue « race aryenne ».

Dans le chapitre 11, « The Sociozoologic Scale », on voit comment, aux États-Unis, l’application à l’humain d’une échelle socio-zoologique de la valeur des êtres a pu mener à considérer et à traiter les Noirs américains ou les féministes américaines comme des sous-humains. La permanence de ces hiérarchisations biologico-sociales se manifeste dans les années 1990 dans la diabolisation du pitbull, un chien dont la dangerosité, non-étayée empiriquement, tiendrait surtout à son assimilation aux catégories sociales urbaines les plus précaires.

Ces deux derniers chapitres, qui ont l’intérêt de déplacer l’analyse à un niveau macro-social, conservent néanmoins un niveau de généralité trop élevé pour produire une démonstration totalement convaincante et peinent à s’articuler au reste de l’ouvrage, qui analyse les processus de production du social au plus près des comportements des individus. Sur ce plan de l’interaction, pour qu’il puisse s’articuler à un ordre social symbolique global, il manque peut-être la chair du monde social, derrière les significations, celle des acteurs eux-mêmes. Ces derniers ne sont en effet pris en compte que pour leur participation à l’interaction au détriment de leur construction sociale individuelle, autrement dit de leur socialisation et de la construction même de leurs dispositions. Qui sont ces Américains et ces Français qui reconnaissent l’animal comme un être à part entière? Dans quel ordre social idéal lui ménagent-ils une place ? À partir de quelles positions sociales négocient-ils celle de l'animal dans l'ordre social ?

Répondre à ces questions n’est pas une simple nécessité théorique, mais également un enjeu socio-politique. En effet, dans un temps où la nature, tout en s’érigeant en sujet politique (dans les deux sens du terme), devient le fonds de commerce d’acteurs politiques de tous bords qui se revendiquent tous comme ses défenseurs, il importe de pouvoir dire de qui l'animal est le nom.