Un séminaire inédit de Derrida explore la fragilité et la nécessité du témoignage, entre mémoire, présence et impossibilité de dire.
À l’ère des fake news, des censures et des images manipulées, l’importance du témoignage redevient centrale. Certains événements de l’histoire récente, comme la Shoah, sont allés jusqu’à détruire la possibilité même de parler. Dans son séminaire inédit intitulé « Témoigner » et professé à l’EHESS durant l’année 1992-1993, Jacques Derrida interroge le statut et la valeur du témoignage : récit personnel et subjectif, fondé sur la mémoire de celui qui a vécu un événement, il ne constitue ni une preuve démonstrative ni une certitude absolue ; et pourtant, nous recherchons en lui un forme de vérité.
Cette édition, établie par Peggy Kamuf et David Wills, constitue le deuxième volume de « Secret et témoignage », qui amorçait la réflexion sur ce thème. Elle rejoint la collection « Bibliothèque Derrida », dirigée par Pascale-Anne Brault. L’ouvrage propose en ouverture une liste de tous les séminaires et cours de Derrida parus chez divers éditeurs, permettant au lecteur ou à la lectrice de s’orienter dans une bibliographie désormais très ample. Une brève Introduction générale accompagne ce repérage, suivie d’une Note des éditeurs précisant que ce thème du témoignage a occupé Derrida durant trois années.
La question qui guide tout le propos est formulée par l’auteur lui-même : « Que veut dire “être témoin” ? Déposer un témoignage ? Quelle différence y a-t-il entre le témoignage et la preuve ? » Onze séances explorent cet acte de témoigner et l’expérience du témoin.
Le terme de « témoignage »
Les éditeurs rappellent qu’aux yeux du philosophe, toute expérience qui passe par une parole adressée à autrui est marquée comme — et par — un témoignage. Quant au terme lui-même, on peut faire confiance à Derrida pour mobiliser les ressources de la sémantique afin d’en éclairer les significations et les usages. Le témoignage croise ainsi la philosophie, le droit, mais aussi l’analyse des deux Testaments.
Il convient de montrer que le témoignage ne doit jamais être confondu avec la preuve et donc la certitude démonstrative. De cette longue et patiente discussion, on peut retenir l’idée centrale : la notion de témoignage renvoie à la déposition, à l’attestation. Certes, le témoignage peut être reçu comme preuve, d’autant que le témoin s’exclame : « croyez-moi ! » Pourtant, témoigner demeure hétérogène à l’administration de la preuve ou à la production d’une pièce à conviction. Témoigner sollicite bien plutôt un acte de foi envers une parole assermentée : « je jure de dire la vérité ». Pour autant, « je témoigne » ne signifie jamais « je prouve » ; il signifie « je jure que j’ai vu, parce que j’étais présent ».
En chemin, Derrida insiste aussi sur le fait que le témoignage n’est pas nécessairement discursif : il peut être silencieux. Cette question du silence reviendra ailleurs dans le séminaire, sous un autre prisme, lors d’un commentaire de Heidegger. Derrida montre que le témoin déclare qu’une chose lui a été présente — chose qui, au moment de l’attestation, n’est plus présente pour ceux à qui s’adresse le témoignage.
Le témoin apparaît, dès lors, comme celui dont l’expérience, singulière et en principe irremplaçable, atteste qu’un événement s’est accompli — et qui ne se donne plus à voir au moment où la déposition a lieu. Ce décalage constitue l’enjeu même du témoignage : l’événement sur lequel on doit statuer n’est plus accessible.
Par ailleurs, un témoignage n’est requis que lorsque deux personnes sont prises dans une relation chargée de mémoire, de secret ou d’une situation commune, et qu’une tierce personne doit intervenir pour arbitrer entre leurs récits — souvent divergents — et tenter de départager ces mémoires incompatibles. À ce titre, Derrida revient sur l’étymologie latine du mot (testis), qui signifie le « tiers » — mais l'auteur reste prudent et rappelle qu'en allemand, par exemple, la notion dérive d’une autre racine (zeugen).
La figure du témoin
Il existe des situations où les victimes d’une tragédie ne peuvent bénéficier du recours à un témoin, comme c’est le cas de la Shoah. Il ne s’agit pas d’aphasie, mais de traumatisme — même lorsqu’un témoin subsiste. On se souvient du film de Claude Lanzmann où certains témoins retrouvés se révèlent, selon le cinéaste, « incapables de rien transmettre ». Cet aspect est aussi abordé à partir d’un poème de Paul Celan, minutieusement analysé par Derrida. Le philosophe souligne que tout témoin est virtuellement un survivant.
Un autre aspect traverse la figure du témoin : témoigner implique un acte de foi envers une parole assermentée. Le témoin dit devant le tribunal : « je jure de dire la vérité » — alors même que son témoignage ne relève pas de la vérité démontrée, mais de l’exactitude, ce qui reviendrait plutôt à dire « je jure que j’ai vu ».
Derrida ajoute ailleurs une remarque importante : un témoin peut se tromper, même de bonne foi. Il peut avoir mal vu, mal compris, etc. La question se redouble alors : « qu’est-ce que voir ? » (septième séance) — pour un humain voyant, mais aussi pour ce « voir » sans œil qu’est celui de la caméra ou du satellite.
Cette réflexion conduit Derrida vers d’autres philosophes essentiels, notamment Jean-François Lyotard (qui consacre au témoin de longues pages dans Le Différend) et Martin Heidegger, au sujet duquel nous ne disposons malheureusement pas de l’ensemble des interventions : une question d’auditeur y fait allusion, mais l’enregistrement s’interrompt.
Le séminaire est d’une richesse considérable. Si l’on ne peut ici en suivre toutes les ramifications, il convient d’en souligner l’importance globale. Certes, le style de Derrida peut dérouter. Mais il importe de le suivre dans ses détours — en particulier dans sa manière d’enraciner l’idée même de témoignage dans une analytique de la finitude. Cela revient à affronter le problème de l’impossibilité d’un discours universel, inexistant de droit, et à reconnaître que la pensée du témoignage nous conduit au différend, avec tout ce que cela engage pour les débats théologiques et philosophiques des années 1990.