Par leur sociologie et leur proximité avec l'exécutif, à la fois le Conseil d'Etat et le Conseil constitutionnel peinent à remplir leur rôle de défenseur des droits et libertés.
Ces dernières années, les exemples n'ont pas manqué où le pouvoir exécutif a choisi de restreindre des droits et libertés pourtant essentiels : liberté de circulation, liberté de manifester ou encore liberté d'expression. Or, il faut bien constater que les juridictions ont fréquemment validé ces décisions, en acceptant souvent sans véritable examen l'argument d'un intérêt général avancé par les gouvernants.
Les auteurs de cet ouvrage, l'une professeure de droit public, l'autre, directeur de recherche au CNRS en science politique, s'attachent à en comprendre les raisons et à en mesurer les enjeux. Le livre est un appel à une remobilisation : celle des juges et des pouvoirs publics, mais aussi, plus largement, de tous les citoyens pour qu'ils disent leur attachement aux libertés publiques et aux droits fondamentaux, et le fassent connaitre à leurs représentants, présents comme futurs.
Nonfiction : Votre ouvrage traite à la fois du Conseil d’Etat et du Conseil constitutionnel. Le rôle du premier est sans doute moins connu du citoyen ordinaire. Pourriez-vous dire un mot pour commencer de la manière dont celui-ci conjugue le conseil au gouvernement dans l’élaboration des lois et règlements et son rôle juridictionnel ?
Stéphanie Hennette Vauchez et Antoine Vauchez : Le Conseil d’Etat reste effectivement une des institutions les plus mal connues de la République. C’est sans doute parce qu’elle est aussi l’une des plus difficiles à saisir, tant elle suit de bout en bout le travail gouvernemental, à la manière d’une seconde peau. L’institution du Palais-Royal est ainsi tout à la fois un des lieux clé de la production des nouveaux grands récits sur la réforme de l’Etat, notamment par ses rapports annuels très attendus sur des thèmes aussi divers que les services publics « du dernier kilomètre », la souveraineté, l’Etat régulateur, l’évaluation des politiques publiques, etc. ; un des derniers grands corps, vivier des états-majors ministériels (et primo-ministériel) mais aussi des agences de régulation (CNIL, autorité de la concurrence, etc.), des directions juridiques des administrations publiques (française ou européenne), des grands groupes privés proches de la commande publique, etc. ; mais aussi le conseil juridique des gouvernements qui passe en revue (de forme et de fond) l’ensemble des projets de loi et des règlements qui sortent du tuyau gouvernemental ; et, enfin, en bout de course, le juge suprême de la légalité de l’action administrative.
On s’attendrait, et c’est souvent la compréhension qu’on en a, que ces deux institutions garantissent les droits et libertés des citoyens contre les atteintes du gouvernement. Vous montrez que c’est loin d’être le cas dans la mesure où elles sont conduites, génétiquement pourrait-on dire, à prioriser l’action de l’exécutif. Pourriez-vous en dire un mot ?
Comme juge de la loi (pour le Conseil constitutionnel) et comme juge de l’administration (pour le Conseil d’Etat), ces deux cours sont effectivement placées en un point clé de la protection des droits et libertés – surtout après que les états d’urgence et, plus généralement, les tournants sécuritaires ont conduit à une dilatation sans précédent du champ d’action de l’exécutif. Et de fait, la protection des droits et libertés occupe une place centrale dans l’identité des deux institutions, toutes deux nées tout contre l’exécutif, mais qui se sont ré-inventées à différents moments de leur histoire en protectrices des libertés fondamentales ; et de fait, elles se présentent toutes deux comme soucieuses, presque d’abord et avant tout, de leur rôle en matière de protection des libertés. Si ce discours est bien ancré depuis les années 1970 et 1980, il n’a été que conforté par diverses réformes d’importance qui ont doté les citoyens de voies de recours nouvelles (la question prioritaire de constitutionnalité et le référé-liberté) pour obtenir l’intervention rapide du Conseil d’Etat ou du Conseil constitutionnel lorsqu’ils estiment que leurs droits fondamentaux sont en cause. Reste que tout indique, depuis l’histoire de leur ancrage au cœur d’une Vème République tout occupée à restaurer la « force de gouverner », jusqu’à la sociologie de ces juges, issus de carrières politico-administratives (et qui s’y destinent), qu’ils ne sont pas, et ne veulent pas être, des juges comme les autres. L’adage presque bicentenaire qui veut que « juger, c’est encore administrer » fait toujours figure de mot d’ordre. Pour le dire autrement, ils ne se pensent pas en contre-pouvoirs externes, mais en aiguilleurs voire en accompagnateurs de l’action publique, avec toujours à l’esprit la nécessité de permettre au « gouvernement de gouverner » et d’éviter « la paralysie de l’Etat ». Tandis qu’au sein du corps du Conseil d’Etat, 163 des 300 membres sont passés par des cabinets ministériels, au Conseil constitutionnel ce sont les deux tiers des membres s’y étant succédé depuis 1958 qui ont été élus. L’habitus gouvernemental de ces institutions n’a donc, en réalité, rien de surprenant. Mais ce à quoi on s’attèle dans l’ouvrage, c’est à mettre en évidence la manière dont il se traduit très concrètement dans des décisions où ne cessent d’émerger toutes sortes de motifs dits « d’intérêt général » et « d’ordre public » (concurrence, sécurité, etc.) que tant le Conseil d’Etat que le Conseil constitutionnel ne cesse de faire émerger en contre-point des droits et libertés – ravalant au passage ces derniers au rang d’irritants de l’action publique et leur déniant par ailleurs toute spécificité et a fortiori, force particulière. C’est ce qui apparaît, pour ne prendre qu’un exemple, dans la récente décision sur la loi Duplomb d’août 2025 : dans son raisonnement, le Conseil constitutionnel reconnait comme « motif d’intérêt général » la nécessité de « préserver les capacités de production de la filière agricole et de les prémunir de distorsions de concurrence au niveau européen » pour justifier la possibilité de dérogations au droit, pourtant explicitement consacré dans la Constitution par la Charte de l’environnement, à vivre dans un environnement sain… Une telle mise en balance ne va pourtant pas de soi dans une République dont la Constitution affirme dès ses premiers mots que « Le peuple français proclame solennellement son attachement aux Droits de l'homme et aux principes de la souveraineté nationale tels qu'ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946, ainsi qu'aux droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement de 2004 ».
Dans cette situation, la manière dont ces deux conseils protègent nos droits et libertés tient largement à la considération que les gouvernants portent aux libertés publiques et à l’Etat de droit. Vous montrez comment ce que vous appelez le moment Etat de droit a pu constituer sous ce rapport une exception… On comprend ici à quel point le manque de considération que manifestent pour les libertés publiques les gouvernements successifs fragilise notre démocratie. Là aussi pourriez-vous en dire un mot ?
Oui, une des thèses du livre est effectivement qu’on ne peut attendre des juges, quels qu’ils soient du reste (judiciaire, constitutionnel ou administratif), qu’ils défendent seuls l’Etat de droit dans un environnement politique et administratif « hostile ». C’est sans doute la leçon principale qu’on peut tirer du « moment Etat de droit » qui a marqué la période du milieu des années 1970 à 1993 : la volonté qu’ont eu alors les juges de se repositionner en garants de nos droits et libertés, et de poser des lignes rouges claires et non négociables, est indissociable des relais et soutiens qu’ils ont pu alors trouver dans les élites politiques et administratives. La « doctrine Badinter », celle qui rappelait que « plus les Droits de l'homme sont protégés, plus la République est elle-même », et qui aura porté ce mot d’ordre dans un ensemble de décisions clés du Conseil constitutionnel, n’est évidemment pas que le produit de l’engagement d’un homme, aussi admirable soit-il. Elle est aussi l’effet émergent d’une histoire politique qui court depuis les années 1970 et qui a placé la cause des droits (ceux des droits des usagers, des femmes, des travailleurs immigrés, des causes écologistes, etc.) et celle de l’Etat de droit au cœur des programmes des partis dans un dégradé de positions qui va de la gauche à la droite. On en mesure d’autant mieux le contraste avec la situation actuelle où la critique et la délégitimation des juges vient souvent du cœur de l’Etat et de ses principaux ministres. Et on comprend aussi combien elle est lourde de risques au moment où le Rassemblement national s’approche du pouvoir, puisque tout indique (y compris les cas hongrois et polonais) qu’on ne peut faire reposer durablement le sort de l’Etat de droit sur des formes d’héroïsme judiciaire forcément isolés.
Finalement, au-delà de la manière dont l’action du gouvernement, et sa déclinaison dans ce que vous appelez des « programmes réformateurs », détermine, dans de nombreux domaines, la jurisprudence des deux conseils, vous insistez sur un autre problème qui consiste dans la faiblesse de leur ouverture sur les demandes qui émergent de la société. Pourriez-vous encore expliciter ce point ?
On l’a dit, les deux cours du Palais-Royal sont logées au cœur de l’Etat ; par leur histoire et par leur sociologie, elles sont marquées par un habitus gouvernemental qui les rend particulièrement sensibles et attentives aux objectifs et aux « bonnes raisons » des gouvernements successifs. Cela ne les empêche de les modérer à l’occasion, mais c’est toujours depuis l’intérieur de l’action publique. Il y a donc une forme de tête-à-tête avec l’exécutif et plus largement avec les institutions politiques et administratives. Le recrutement comme les carrières des membres de ces deux cours les placent en fait rarement du côté de ce monde associatif (Cimade, LDH, ATD Quart monde, etc.), voire même du côté de ceux des organes d’Etat qui, Défenseur des droits en tête, mais aussi Commission nationale consultative des droits de l’Homme, Contrôleur général des lieux de privation de libertés etc., sont les arènes où se documente et s’éprouve le respect des droits humains. Or précisément, on constate que sur des sujets clefs – depuis les nouveaux défis de l’égalité et de la non-discrimination ou la protection des libertés associatives – nos juges du Palais-Royal sont bien peu incisifs. Ils restent très en retrait sur ces questions, réticents qu’ils sont à embrasser la grammaire de la lutte contre les discriminations comme l’aura montré la décision par laquelle, à l’automne 2023, le Conseil d’Etat a rejeté l’action de groupe portée par une solide coalition associative qui visait à obtenir qu’il soit enjoint à l’Etat de prendre des mesures pour mettre fin à la pratique des contrôles discriminatoires.