Deux essais exposent les réflexions de la philosophe Sarah Kofman sur les limites de la parole, en particulier sur les difficultés mais aussi la nécessité du témoignage après la Shoah.

La republication conjointe de deux essais de Sarah Kofman, Paroles suffoquées (1987) et Comment s’en sortir ? (1983), met en lumière l’intérêt de la philosophe pour les zones où l’expérience humaine rencontre les limites de l’expression et de la pensée, ainsi que sa volonté de créer des formes de parole et de réflexion capables de résister au silence et à l’impuissance. Dans Paroles suffoquées, dédié à son père, mort à Auschwitz, elle s’appuie sur L’Espèce humaine de Robert Antelme pour interroger la possibilité de témoigner de la Shoah. Dans Comment s’en sortir ?, elle se réfère au Banquet de Platon et montre comment la philosophie peut offrir des ressources pour sortir des impasses auxquelles les individus sont confrontés au cours de leur existence.

Entre histoire et expérience personnelle

L’un des points de départ de sa réflexion est profondément personnel : Kofman sait que ses écrits seront lus à l’aune du sort de son père et que nous avons tendance à réduire un ouvrage à ses figures biographiques. De façon analogue, elle observe que, lors de la parution du livre d’Antelme en 1947, l’attention médiatique s’était focalisée sur le fait que l’auteur était le mari de Marguerite Duras. Elle regrette, pour sa part, « qu’à chaque fois qu’il est question de Robert Antelme, on ne peut éviter de faire allusion à Marguerite Duras  ». Pour ce qui la concerne, Kofman se contente de mentionner le destin de son père, mais refuse de s’en tenir à un simple récit autobiographique ou à une perspective strictement individuelle.

Kofman ne cherche ni à écrire un traité contre le révisionnisme, ni à produire un récit fictionnel sur la Shoah. Elle travaille au contraire dans l’ombre de la formule d’Adorno selon laquelle « écrire un poème après Auschwitz est barbare » : écrire est possible, mais il faut comprendre que « écrire après » et « écrire sur » ne sont jamais la même chose. Tout dépend de ce que l’on met en jeu : le témoignage, la responsabilité, la survie de la parole.

Kofman ne se limite pas non plus à analyser l’ouvrage central auquel elle se réfère, celui d’Antelme, à la lumière de Maurice Blanchot et de Jean-François Lyotard, sur la question de l’altérité. Elle le fait brillamment, mais elle insiste surtout sur la notion de « suffocation » : la retenue de la parole, afin de la préserver de toute compromission avec le langage du pouvoir. Elle tente également de définir un nouvel humanisme rendu possible par L’Espèce humaine, dans la mesure où ce livre montre que, malgré le dessaisissement abject subi par les déportés et exterminés, un « nous, les hommes » demeurait et demeure possible. Ce « nous » existe dans les camps et hors des camps, et il illustre l’indestructible Altérité, seule capable de fonder une éthique.

Paroles suffoquées : l’impossibilité de dire

Dans Paroles suffoquées, l’autrice décrit une forme de suffocation, qui conduit à l’étouffement : celui des paroles sorties des camps. Rapidement, souligne-t-elle, la voix des survivants-témoins retombe dans le silence, la respiration reste suspendue, et la transmission devient impossible. La parole se trouve ainsi suffoquée, oppressée, privée d’écho, au point de cesser d’être parole : l’adresse est coupée, le lien rompu, l’ignorance ayant opéré son asphyxie.

Il ne s’agit pas de dire que le monde empêche de parler, mais plutôt de questionner la qualité et l’efficacité de ce qui se dit. Parler pour dire des affirmations déformées, des faux témoignages ou des bruits incontrôlables, c’est contraindre la vérité à se taire, voire paradoxalement instaurer le silence sur ce qui doit être dit.

Dans ce texte de 1987, Kofman problématise la difficulté de transmettre l’expérience des camps. Elle prend L’Espèce humaine d’Antelme comme point de départ, qu’elle qualifie de « sublime » : ce livre montre l’impossibilité de parler de ce qui échappe à toute parole tout en affirmant l’exigence éthique de témoigner, de parler sans fin, malgré l’impossibilité d’être entendu. Il montre aussi que, dans les camps, les positions et les comportements étaient divers. L’espèce humaine a été sauvée par ses propres solidarités : le livre n’est pas manichéen, opposant « bons » et « méchants », mais rend compte des aides mutuelles et des échanges, parfois dans des langues différentes, qui ont maintenu un « nous ».

Témoigner pour dire l’indicible

Se taire était donc impossible, d’autant que le processus de suffocation persiste tant que le domaine respirable n’est pas rouvert. Telle est la voix de Kofman elle-même — qui se double, également, de celle du film Shoah de Claude Lanzmann (1985). Refusant le silence, cherchant à être lue et à transmettre la parole des autres, l’autrice fait en sorte que cette voix vive et assure la transmission, en faisant coïncider audition et vérité.

Parler apparaît dès lors comme un devoir. Mais les survivants se trouvent pris entre le besoin de parole à la sortie des camps et l’impossibilité de le faire, du moins sans « suffoquer ». Parler devient à la fois revendication, devoir et impossibilité. Il s’agit de parler sans réduire la réalité à une essence, sans compromettre l’écriture par une absence de responsabilité, ni déformer la vérité dans une abstraction philosophique. Il n’est pas non plus question de décrire simplement les faits, mais d’exprimer, par exemple, la dimension « sans fin » d’un travail dénué de sens et de repos, équivalent à la mort, visant à exténuer le pouvoir de vivre.

La parole qui demeure

L’importance de cette parole ne doit pas pour autant transformer le témoignage en récit fictionnel. Kofman ne juge pas la fiction, dans la mesure où son rôle est autre ; pour sa part, elle s’en tient à ce qui, dans les camps, relève de la « vérité ». Mais là encore, la parole authentique est confrontée à des difficultés, étant sans cesse trahie et compromise.

Kofman écrit sur les paroles retenues : celles des camps, impossibles et nécessaires, celles de l’après-guerre, et celles des années 1980, confrontées à l’émergence du révisionnisme. Au cœur de son analyse se trouve ce paradoxe : dans les camps, une machine infernale s’acharnait à nier toute humanité aux détenus — au nom d’une humanité supérieure —, mais les gestes les plus infimes, les solidarités ténues, ont maintenu la continuité de l’espèce humaine.

Il reste donc une vérité éclatante : la solidité et l’unité de l’espèce humaine, indestructible quoique non homogène. Kofman relève chaque mot défendant la vie dans les camps et témoigne de l’action des déportés pour continuer à vivre.

Quand le silence crie

Enfin, Kofman s’attarde sur les listes du Mémorial de la déportation des Juifs de France dressé par Serge Klarsfeld : ces colonnes de noms, sans commentaires ni récits, où l’accumulation seule dit l’ampleur de l’extermination. Sans pathos, elle montre que « le silence » peut être aussi « un cri sans mots ; muet, pourtant criant sans fin ». Les réflexions de Maurice Blanchot viennent enrichir cette idée, insistant sur le fait que le cri dépasse tout langage ; c’est un langage en excès. D’ailleurs, selon la formule évangélique, si tous se taisent, « même les pierres crieront » (Luc, 19-40).

En somme, le silence n’est jamais vide ; même muet, il parle. L’ouvrage de Kofman, d’une plume précise et intense, le jette aux oreilles du monde, en plaçant en exergue des citations de Blanchot pour en renforcer la portée.