Des « mauvaises filles » internées au XIXe siècle aux figures contemporaines, les femmes défient les normes et luttent contre toute forme d’assignation.

Depuis le XIXe siècle, les discours médicaux, psychiatriques et psychanalytiques foisonnent sur la manière de concevoir la femme, son corps, son comportement et sa sexualité. S’affranchir de ces codifications, c’est s’exposer à une forme de marginalisation et, d’une certaine manière, entrer en résistance. Madeleine Pelletier, Nathalie Clifford Barney, Virginia Woolf, Monique Wittig : elles ont été nombreuses, celles qui ont osé s’engager dans des chemins détournés pour conquérir leur liberté. Mais à quel prix ? À celui, parfois, de l’« aliénation  », de l’internement, voire du sacrifice de leur vie.

Laurie Laufer, psychanalyste et professeure à l’Université Paris-Cité, se propose de penser une psychanalyse renouvelée en prenant en compte les conditions de vie de ces « mauvaises filles  » et les dispositifs sociaux qui les oppressent.

Les pionnières : des femmes se soulèvent

Les lois supposées protectrices visent en réalité à déterminer des pratiques et des dispositifs permettant de maintenir l’ordre social établi, en empêchant les femmes de se soulever.

La scientia sexualis du XIXe siècle écrit un discours qui médicalise et pathologise les conduites et les comportements des femmes. Perversion, dégénérescence, hystérie, hypersexualisation expliquent les débordements féminins en en dressant des tableaux cliniques. La femme (pré-)psychanalytique défie la figure du père, du maître.

Pourtant, des femmes subvertissent ces discours, faisant imploser les valeurs morales comme les normes sociales : Renée Vivien, Colette, Missy – la liste est longue.

« La-jeune-fille »

Inventée au XIXe siècle, la figure de « la-jeune-fille » devant préserver sa virginité jusqu’aux noces s'impose. En 1914, Madeleine Pelletier écrit néanmoins L’Éducation féministe des filles, prodiguant aux jeunes filles des conseils pour sortir du carcan social dont elles sont prisonnières. L’émancipation des femmes passe donc par l’accès au savoir : de là l’importance des « cervelines », ces femmes qui étudient.

Pour faire barrage à cette voie libertaire, des établissements de correction et de préservation traitent les patientes hystériques que l’on envoie à l’asile quand elles deviennent trop récalcitrantes. La sexualité devient normative, et, si déviance il y a, la rééducation s’impose. L’État met ainsi en place des dispositifs de réadaptation sociale, et la mission du psychologue s’inscrit alors officiellement dans le fonctionnement de la machine judiciaire, en même temps que prend forme une nomenclature de l’« inadaptation sociale  ».

Les mères, les putains et les autres

On sait que Freud considérait la sexualité féminine comme un « continent noir » ; et plus largement, le corps des femmes a longtemps été conçu comme uniquement dédié à la reproduction. Mère ou putain, en somme, il n’y a que deux rôles. La sexualité féminine non tournée vers la procréation devient « anomalie sexuelle ». Pour Freud et sa disciple Hélène Deutsch, l’enfant est une réparation narcissique qui compense symboliquement, chez la femme, l'asence de pénis.

Le refus de la maternité et donc l’avortement dénotent par suite des forces pulsionnelles destructrices. Pour Madeleine Pelletier, à l'inverse, l’avortement suppose de pouvoir choisir une maternité qui ne rime pas avec servitude. Celle-ci sera d’ailleurs condamnée pour « crime d’avortement » et internée. Il faudra attendre 1975 pour que soit votée la loi Veil, qui entérine le fait que la femme n’est pas réductible à une matrice, et a le droit de disposer de son propre corps.

Quant à la figure de la prostituée, si elle évolue, elle demeure très largement dénigrée par les représentations culturelles dominantes. Pour un médecin comme Lombroso, auteur de La Femme criminelle et la prostituée (1896), la perversité de celle qui vend son corps est de nature criminelle. Et si, de nos jours, en France, ce sont les proxénètes et les clients qui sont poursuivis, il n’est pas certain que, dans les mentalités, la décriminalisation de la prostituée soit achevée. La psychanalyse joue sans doute son rôle ici, puisqu’elle a longtemps interprété la prostitution comme le signe d’un refus de la castration et comme une manière, symbolique, de castrer l’homme en retour. Pourtant, des femmes comme Liane de Pougy ou Nelly Arcan ont montré que la prostitution pouvait être gage d’indépendance — par l’argent qu’elle procure —, et de puissance voire d’« empowerment ».

Politique de l’éros lesbien

Selon la scientia sexualis, tout acte non hétérosexuel (et donc non reproductif) est pervers. L’homosexualité est considérée comme une dégénérescence relevant de tares héréditaires. Freud, pour sa part, la lie à l’hystérie. L’homosexualité féminine, cependant, est largement passée sous silence. Ce n’est qu’en 1959 que paraît L’Homosexualité de la femme du psychiatre et psychanalyste Frank Caprio. Jusque là, l’homosexualité n’est rien d’autre, dans les représentations dominantes, qu’une hétérosexualité dévoyée.

Pourtant, l’homosexualité telle que la pratiquent des figures comme « Sapho 1900 » (surnom donné à la poétesse Renée Vivien) ou celles que l'on appelle les « Garçonnes » car elles se parent des atours du genre masculin, modèle un espace social ouvert. L’éros lesbien s’écrit et se poétise alors, marquant l’émergence d’une liberté subjective, d’une émancipation et donc d’une résistance. Simone de Beauvoir dote cette parole d’une nature érotico-politique en publiant en 1949 Le Deuxième Sexe. Pour elle, la femme est un mythe social et idéologique inventé par l’homme pour justifier ses gestes d’aliénation et de soumission. Ses analyses marquent un moment essentiel dans l’histoire des femmes et de leur sexualité. Puis, dans les années 1970, dans le sillage des Guerillères de Monique Wittig, le lesbianisme acquiert une dimension pleinement politique.

Fluidités du genre

Foucault, plus largement, l’a montré : la civilisation occidentale crée une science sexuelle fondée sur la pratique de l’aveu, faisant du sexe une matière privilégiée de la confession. Le manuscrit laissé par Abel Barbin (née Herculine Barbin, et appelée Alexina par ses parents) après son suicide, intitulé Mes souvenirs, est à cet égard un document de première importance. Fille parmi tant d’autres, élevée dans des institutions religieuses, Herculine-Alexina-Abel écrit d’un point de vue grammatical ses souvenirs au féminin. De nature hermaphrodite, elle a pourtant été requalifiée juridiquement et socialement comme homme à l’âge de 21 ans. Son accablement perdure, car l’époque estime que seule existe une identité sexuelle première, déterminée et déterminante.

Une certaine psychanalyse s’est construite sur le socle de la binarité, de la complémentarité et de la différence des sexes (femme ou homme). Les androgynes, les garçonnes et bien d’autres, ne peuvent dès lors apparaître que comme un péril social par leur refus (entre autres) de la maternité. Que peut répondre, aujourd'hui, la psychanalyse aux pronoms neutres tels que « iel  », ou aux variations des identités de genre ? Car le langage lui-même évolue pour suivre le mouvement des personnes qui refusent les catégories figées. Ainsi, pour la quatrième génération de féministes, translover, butch sous T, ou andro-fag constituent des étiquettes importantes, quoique nécessairement éphémères, puisqu’elles disparaîtront bientôt, cédant la place aux mots de demain.

Des jeunes filles corsetées du XIXe siècle aux résistantes de la modernité, des « mauvaises filles  » internées ou condamnées aux figures contemporaines qui brouillent les catégories de genre, l’histoire de ces « femmes » (les guillemets s’imposent ici) se lit comme une longue lutte contre l’assignation. Chaque époque produit ses codes, ses diagnostics, ses enfermements, mais aussi ses brèches, ses figures de liberté et de création. Aujourd’hui, penser la femme, ou plutôt les féminités, ne peut plus se réduire à reproduire la norme binaire qui a longtemps été de mise dans la pensée médicale et psychanalytique : c’est que les héroïnes de la modernité sont sans doute celles qui, par leur existence même, déplacent les frontières.