Sous couvert de volontariat, le travail gratuit se développe. Il représente parfois un apport indispensable, sans lequel toutes sortes d'activités, y compris lucratives, ne pourraient pas se tenir.

Les Jeux de Paris ont mobilisé 45 000 volontaires, qui ont œuvré à leur réussite, sans compter leur peine, et dans des conditions qui s'apparentent à un travail, même si on s'est bien gardé de le présenter ainsi. L'enquête de terrain que la sociologue Maud Simonet a consacrée à ces bénévoles et à un début de contestation, qui avait pu recueillir une certaine audience médiatique au moment du lancement de la campagne de volontariat, montre l'institutionnalisation du travail gratuit et la difficulté de contester une pratique qui s'est beaucoup développée au cours des dernères décennies.

 

Nonfiction : Vous êtes sociologue du travail et vous avez consacré une part importante de vos recherches au bénévolat. Pourriez-vous expliquer pour commencer comment vous en êtes venue à vous intéresser à cette pratique et autour de quelles questions vous avez orienté vos recherches, avant cette enquête sur les volontaires des JO ?

Maud Simonet : J’ai commencé à m’intéresser au bénévolat il y a bien longtemps, dans les années 1990, et à l’époque pour moi – comme pour la plupart des sociologues, peu nombreux, qui s’étaient penchés dessus – cet objet d’étude ne relevait pas de la sociologie du travail mais de la sociologie de l’engagement, de la citoyenneté. J’ai d’ailleurs fait le choix pour ma thèse, à la fin des années 1990, de mener une étude comparée sur le bénévolat en France et aux Etats-Unis, présentés comme deux « modèles » de démocratie et dans lesquels le bénévolat, en tant que participation citoyenne, trouvait une place diamétralement opposée. Le peu de travaux qui portaient alors sur ces questions s’inscrivaient dans l’héritage d’Alexis de Toqueville qui présentait l’Amérique comme une « nation of joiners  » où partout, pour tout, les citoyens s’organisaient sans cesse, là où en France les attentes par rapport à l’Etat ne laisseraient que peu de place à cet type d’élan participatif… Je suis rentrée dans cette thèse avec ce regard, et, après des années d’enquête de terrain auprès de bénévoles de différentes organisations, dans différents secteurs (social, santé, éducation, solidarité, etc.), j’en suis sortie avec une toute autre perspective : une perspective qui m’a incitée à aller chercher les outils de la sociologie du travail pour étudier pleinement le bénévolat – son organisation telle qu’elle était décrite dans les entretiens par les bénévoles, mais aussi son rôle et sa place dans leurs trajectoires dans et hors l’emploi.

Avec le temps, et à travers différentes enquêtes menées seule ou avec des collègues, j’ai développé une sociologie du travail bénévole, une sociologie de cette pratique, invisible comme travail, mais qui participe pourtant au fonctionnement des associations, des services publics, des entreprises parfois. J’ai montré comment elle jouait un rôle central dans la construction des carrières professionnelles, mais aussi dans le fonctionnement du marché du travail aujourd’hui et combien elle relevait de véritables politiques publiques qui visaient à soutenir et institutionnaliser son développement, à y recourir également. J’ai ainsi étudié au sortir de ma thèse le développement du « volontariat » en France, dont le dernier statut en date est le service civique. Cette sorte d’engagement bénévole à temps plein, pour une durée déterminée ouvrant droit à la prise en charge de certains droits sociaux et à une indemnité, né dans le monde associatif, a été il y a plusieurs années déployé dans les services publics, et avec mes collègues Francis Lebon, Florence Ihaddadene et Sophie Rétif, nous avons étudié ce déploiement. Aujourd’hui, dans les agences France Travail, dans les écoles, les hôpitaux, vous avez des jeunes volontaires en service civique qui participent au quotidien au fonctionnement des services publics, mais ne sont pas reconnus comme des travailleurs et travailleuses. Avec un collègue américain, John Krinsky, nous avons étudié le fonctionnement du service d’entretien des parcs de la ville de New York en montrant comment le déploiement du bénévolat avait constitué une des voies pour empêcher la privatisation de ce service public suite à la crise budgétaire des années 1970. L’autre voie a été le recours drastique aux allocataires de l’aide sociale contraints de donner des heures de travail à la collectivité pour continuer à toucher leurs allocations, suite à la réforme de l’aide sociale aux Etats-Unis. Ainsi, plutôt que de privatiser sa main d’œuvre, le département des parcs de la ville de New York l’a « gratuitisée », en recourant à ces deux formes de travailleurs et travailleuses, invisibles comme tels, des bénévoles d’un côté, des allocataires de l’aide sociale de l’autre.

Le recours à des volontaires est habituel et ancien dans le cadre des JO. Ce recours est quantitativement particulièrement important et l’engagement demandé aux volontaires est particulièrement intense, même s’il est limité dans le temps. C’est toutefois, avant tout, expliquez-vous, le début de contestation dont celui-ci a fait l’objet en amont des JO de Paris, qui vous a convaincu de mener l’enquête. Peut-être pourriez-vous en dire un mot ? Est-ce que parce que les conflits autour du bénévolat sont si rares ?

Comme je l’explique au début de l’ouvrage, je n’avais pas du tout prévu de mener une enquête sur le bénévolat aux Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP). A la différence d’autres collègues, comme Sébastien Fleuriel ou Vérène Chevalier, je ne suis pas une spécialiste du bénévolat sportif et je n’avais pas d’intérêt particulier pour les JOP. Mais la découverte d’une contestation autour du statut des 45 000 « volontaires » des JOP a attiré mon attention (en réalité on devrait dire des « bénévoles des JOP » puisqu’on n'est pas du tout dans le cadre d’un volontariat au sens défini plus haut, mais bien dans du strict bénévolat). Cette contestation a attiré mon attention, car après des années à enquêter sur les politiques d’institutionnalisation et d’usage du travail bénévole, j’ai progressivement développé un intérêt pour les conflictualités que ces politiques pouvaient engendrer et qui restaient, elles aussi, souvent peu documentées. J’avais mené une petite enquête il y a 10 ans, par exemple, sur le recours en nom collectif (class action) des blogueurs bénévoles du Huffington Post aux Etats-Unis lors de la vente de « leur » journal à AOL. J’ai aussi enquêté sur plusieurs grèves de bénévoles dans le milieu associatif en France, la grève des stages au Québec en 2018, sur les mobilisations des couturières bénévoles, et notamment du mouvement Bas les masques en France et en Belgique, contre l’industrialisation du travail bénévole pour produire des masques pendant le Covid…

Là, c’est la « campagne des involontaires », lancée par le collectif écologiste Saccage 2024, au moment de l’ouverture des candidatures au programme de volontariat du Comité d’Organisation des Jeux Olympiques et Paralympiques, au printemps 2023, qui a attisé ma curiosité. Ce collectif qui dénonçait les saccages écologiques, sociaux, économiques des JOP proposait notamment d’infiltrer la campagne de candidature et, une fois recruté comme bénévole, de dénoncer de l’intérieur les dégâts des Jeux Olympiques. Mais il contestait également le statut même de ce bénévolat des JOP, qu’il assimilait à du travail dissimulé du fait des caractéristiques dans lequel il était pris (horaires à respecter, uniformes à porter, directives à suivre, etc.). Au même moment, des inspecteurs et inspectrices du travail syndiqués à la CGT publiaient une note en dénonçant là aussi un non respect du droit du travail dans la manière dont ce bénévolat paraissait organisé en amont, et un soutien du ministère du Travail à ce travail déguisé à venir. Non seulement les mobilisations sociales autour du bénévolat, de ses frontières avec l’emploi, sont rares, mais elles s’inscrivaient là dans une coalition originale mêlant écologie politique et défense du droit du travail qui m’a donné envie de suivre cette contestation, de la documenter, mais aussi d’éprouver, en sociologue, sa revendication. Après avoir suivi la mobilisation en amont des JOP, je suis donc moi-même « entrée dans les Jeux » pour faire des entretiens avec des bénévoles, avec des salariés qui les coordonnaient et travaillaient avec eux, et pour analyser, depuis leurs récits, si l’organisation de ce travail pouvait être qualifiée de travail dissimulé. Ce que je n’ai eu aucun mal à montrer.

L’institutionnalisation du travail gratuit, qui est très avancée dans cet exemple, mais que l’on peut trouver ailleurs, prend appui sur un certain nombre de mécanismes de gouvernement qui, selon la manière dont ils sont actionnés, permettent de limiter les formes de contestation que cette institutionnalisation pourrait trouver. Pourriez-vous en dire un mot ?

Sans tirer un bilan exhaustif de cette contestation, j’essaye de mettre en lumière certains mécanismes de gouvernement du travail gratuit qui permettent de saisir son échec relatif. Je montre tout d’abord comment on a gouverné les « involontaires » par la menace, l’importante criminalisation de toute contestation des JOP rendant très difficile d’aller au bout des processus d’infiltration ou de contestation proposés… à moins de bénéficier d’un important soutien syndical, ce qui n’a pas été le cas – je vais y revenir. Je mets aussi en évidence combien les volontaires, les « vrais » volontaires que j’ai pu interviewer, sont, de leur côté, gouvernés par une économie de la promesse, de l’espoir et du tremplin dans laquelle la pratique bénévole est aujourd’hui de plus en plus prise et qui atteint, avec les JOP, des sommets d’officialité. Pour le cœur de cible du programme de volontariat des JOP, surreprésenté dans le programme – les étudiants et étudiantes, les jeunes diplômés, les pratiquants et pratiquantes de sport – ce « love labor  », travail d’amour, passionné et passionnant, qu’est le bénévolat aux JOP est aussi un « hope labor  », un travail gratuit réalisé aujourd’hui dans l’espoir de décrocher demain le boulot de ses rêves. C’est ce qu’indique par exemple le badge virtuel qui leur est fourni à l’issue de leur participation, qui mentionne des compétences reconnues par France Travail et endossée par des organisations aussi diverses que Airbnb, Coca Cola, Randstad, le Ministère du Travail et la Ville de Paris. « On va s’employer à ce qu’il y ait une valorisation des acquis de l’expérience et donc que dans vos métiers à venir, vos carrières, tout ce qui va suivre, cette expérience des Jeux soit valorisée, parce que c’est vraiment une expérience qui apporte et que pour vos métiers à venir, vous puissiez en tirer les conséquences  », déclarera Emmanuel Macron aux volontaires.

A ce gouvernement du travail gratuit par les promesses, il faut ajouter, je crois, une certaine difficulté des organisations syndicales à s’attaquer à cette question du bénévolat, et derrière, à bien prendre la mesure de l’enjeu politique des frontières du travail, ce sur quoi les analyses féministes du travail gratuit, et notamment du travail domestique, ont, elles, depuis longtemps insisté. Pour une partie du monde syndical, et notamment, dans le cas JOP, des figures comme l’ancien secrétaire général de la CGT Bernard Thibault, le bénévolat est signe de vitalité citoyenne, il mérite un soutien de principe, quasi moral, et permettrait notamment de lutter contre la marchandisation du monde – en l’occurrence, ici, du sport. Dans la lignée des analyses féministes, je montre au contraire que le travail gratuit ne s’oppose pas nécessairement au marché, et qu’il peut même être l’instrument d’une marchandisation des engagements et de formes de remarchandisation du travail. Ce qu’ont aussi signifié, à leur façon, les acteurs et actrices de la mobilisation autour du statut du volontariat ; acteurs et actrices qui, à Saccage 2024 et dans l’inspection du travail, étaient principalement des syndicalistes. C’est donc aussi l’histoire d’un clivage syndical sur cet enjeu des frontières du travail que raconte ce livre.

La description que vous faites de la ligne hiérarchique et de la façon dont elle se scinde ici entre des bénévoles, dont certains peuvent avoir des tâches de management, et des salariés de différentes entreprises ou organisations, suggère que cela ne pourrait sans doute pas fonctionner sur le long terme sans des tensions sérieuses. Ne pensez-vous pas que le caractère temporaire de la manifestation joue ici un rôle important ?

Le politiste américain Jules Boykoff, spécialiste des Jeux Olympiques et de leurs contestations, a choisi de parler de « celebration capitalism  », qu’on traduit généralement par « capitalisme de la fête », pour décrire l’organisation économique et politique dans laquelle s’inscrivent les Jeux. Ce « capitalisme de la fête » qu’incarnent donc particulièrement bien les JOP est, selon lui, le petit cousin affable, sympathique, du « disaster capitalism  » décrit et analysé par Naomi Klein. Dans un cas comme dans l’autre, la fête ou le chaos, des états d’exception sont produits, qui autorisent alors les politiciens et les entreprises à soutenir des politiques auxquelles ils n’oseraient pas rêver en des temps politiques normaux, nous dit Boykoff.

La construction temporelle des JOP comme un moment d’exception autorise en l’occurrence un brouillage des frontières du travail, de sa rémunération et de son inscription dans les institutions du salariat. Comme je le montre dans l’enquête, depuis les entretiens avec des bénévoles comme avec des salariés, cette exceptionnalité temporelle est double : à la fois dans le temps long d’une vie (« ça n’arrivera qu’une fois dans la vie », me répètent la plupart des interviewés pour justifier leur candidature comme volontaire ou salarié), mais aussi dans le temps court de l’embauche (les Jeux, « ça ne dure que deux semaines »). Cette exception temporelle, « la faille dans le temps » me dira un jeune coordinateur de volontaires, est sans cesse rappelée par celles et ceux qui managent les volontaires, mais aussi les salariés et salariées, dont une partie est aussi embauchée indûment en forfait jours et a vu son travail en partie « gratuitisé ». Du travail dissimulé des volontaires au « volontariat » des salariés, c’est comme si cet état d’exception inscrit dans la fête et sa temporalité permettait à cet événement, dont on niera difficilement les dimensions capitalistes, de recourir à une main d’œuvre « volontaire » pour travailler gratuitement ou presque…