À l’heure des certitudes faciles, relire Lichtenberg, maître de l’ironie et de la raison, c’est retrouver l’art salutaire du doute contre la barbarie des esprits simplistes.
Chacun connaît ces termes polémiques qui refont surface dès que l’être humain est confronté à la perte de ses repères : nihilisme, relativisme, scepticisme et autres étiquettes aussi graves que (souvent) vides de sens. Certes, nous vivons une époque de grands changements, entre crise écologique, guerres et spectre du remplacement des êtres humains par les machines. Certes, aussi, il peut être tentant de s’en remettre à des penseurs-gourous qui prétendent détenir une sagesse absolue – mais qui, en vérité, ne délivrent que des pseudo-vérités simplistes et dangereuses. Il demeure cependant encore des repères beaucoup plus fiables, par exemple une œuvre comme celle de Georg Christoph Lichtenberg (1742-1799), ironiste hors pair qui, à l’époque des Lumières, combattait des tendances similaires à celles qui nous menacent aujourd’hui.
La traduction pleine d’humour de Charles Le Blanc, professeur à l’Université d’Ottawa, excellent connaisseur de Lichtenberg (et traducteur, entre autres, de Jean Paul, Tieck et Schlegel), vient d’être réimprimée et revient ainsi sur le marché au moment opportun. Lichtenberg, homme de science autant que de lettres, nous montre quelle est la seule arme dont dispose l’être humain contre la tentation du simplisme : non pas ce qu’on appelle le bon sens, mais uniquement la raison.
Du divertissement intellectuel à la satire impitoyable
Même s’il prétend pratiquer le genre de l’« essai », Lichtenberg ressemble davantage à Laurence Sterne qu’à Montaigne, s’inscrivant ainsi dans une trajectoire typique du siècle des Lumières allemandes. Kant, également, était bien plus proche des Anglais que des Français. Mais qu’est-ce qui crée cette proximité ? Là où Montaigne doute sans vouloir fournir de nouvelles certitudes, Lichtenberg se sert d’armes différentes : il est ironique et parfois satirique. Cela ne signifie pas qu’il développe, comme Montaigne, une autre manière d’écrire qui pourrait peut-être contourner les failles de l’ancienne, mais qu’il reprend le paradigme rhétorique de ses ennemis pour en montrer les erreurs et les contradictions afin de le faire imploser.
Prenons un exemple : le Parakletor, un essai qui se moque de la quête d’originalité qui a débuté à l’époque des Lumières et qui deviendra le culte du génie au temps de Goethe. Lichtenberg y écrit : « D’après la théorie communément acceptée de la nécessité d’un manque de symétrie afin d’être original, je puis donc dire qu’il est recommandable que l’on donne à la tête des nouveau-nés un coup délicat le poing fermé, lequel, sans rien compromettre de la symétrie du cerveau, l’affolera un peu. » Où se révèlent les vertus pédagogiques de l’absurdité – car Lichtenberg est d’abord un éducateur.
Au service de ce projet d’éducation, il explore toutes les formes possibles de l’écriture. Certains écrits relèvent du simple divertissement intellectuel, comme Inventaire d’une collection d’objets, une sorte de cabinet de curiosités littéraire tournant en dérision les activités scientifiques privées ; ou Discours du chiffre 8, jeu savant où il se moque là aussi des manies des érudits. Mais Lichtenberg va parfois jusqu’à la satire, se lançant, avec les armes de l’écriture, dans la bataille contre l’ignorance et contre les faux-monnayeurs de l’esprit.
La morsure du style
Il n’est pas surprenant que le traducteur et annotateur, Charles Le Blanc, soit également spécialiste de Kierkegaard. En effet, Lichtenberg, comme Kierkegaard après lui, est un styliste unique, capable de jouer tous les rôles – tantôt avocat, tantôt juge, comme il l’écrit lui-même.
En outre, il est une sorte de psychologue avant la lettre, ce qui prête une modernité surprenante à son œuvre. Lisons par exemple la déclaration suivante, tirée du traité De la Physiognomie : « Pour étudier le caractère des hommes, il serait plus utile d’emprunter une autre voie, que la science pourrait peut-être parcourir : identifier, sur la base des actions reconnues [...], d’autres comportements clandestins. » Non seulement Lichtenberg réfute ici toute conclusion fondée sur l’apparence physique de l’être humain, mais il développe aussi l’idée d’une science à venir qui lui semble plus prometteuse que celle de Johann Caspar Lavater (on y reviendra). Rien d’étonnant, donc, à ce qu’un Theodor W. Adorno ait placé un bon mot de Lichtenberg en tête de sa critique de l’absolutisme logique dans la Contribution à une métacritique de la théorie de la connaissance. Il ne s’agit de rien de moins que de trouver la faille qui fera que les systèmes trop sûrs d’eux s’effondrent.
L’art de la distance
Lichtenberg, par ailleurs, multiplie les gestes de distanciation, sapant sa propre « autorité » en faisant passer, selon une pratique courante à l’époque, ses textes comme des traductions de l’anglais précédées de préfaces de l’éditeur fictif.
Il pratique ainsi l’art du regard éloigné ; un art poussé à son paroxysme dans Timorus, où le philosophe traite des préjugés religieux des chrétiens à l’égard des juifs, illustrés par l’histoire de deux juifs convertis au protestantisme. Les topoi européens y sont renversés : « En un mot, l’Histoire est si riche en exemples d’hommes excellents qui ont été expulsés mais, au contraire, si pauvre en exemples de fripouilles exilées, que nous, hommes, qui en peu de choses pouvons parvenir à une certitude mathématique, devons tenir comme un critère distinctif de l’honnêteté d’un homme qu’il ait été chassé de son pays. »
Lutte contre la barbarie
Plus largement, c’est contre toutes les formes de barbarie (c’est-à-dire contre tous les gestes d’exclusion) que lutte Lichtenberg. Dans De la Physiognomie, écrit « [p]our la promotion de l’amour et de la connaissance de l’homme », il dirige ainsi ses attaques contre le théologien suisse Lavater, dont il qualifie la méthode de « nouvelle barbarie ». Son argument principal est que les connaissances humaines sont trop limitées et la nature trop complexe pour qu’on puisse juger quiconque sur son apparence : « Ne juge pas le monde de Dieu à partir du tien. Taille ton arbuste comme tu le souhaites, et plante tes fleurs selon les teintes que tu perçois davantage, mais ne juge point le jardin de la Nature d’après ta petite serre ».
L’allusion à Dieu ne doit pas nous induire en erreur : en bon homme des Lumières, Lichtenberg se moque aussi de la foi naïve et de l’obéissance religieuse. Il y a là une forme de barbarie que n’égale que celle des nantis de cette terre, dont la bassesse est proportionnelle à la réputation de raffinement moral : « Bien sûr, celui qui veut voir de jolis filous, des traîtres à la peau lisse et de charmants voleurs d’orphelins, ne doit pas toujours nécessairement les aller chercher en des repaires mystérieux, ou bien dans les geôles municipales. Il les doit au contraire chercher là où l’on dîne dans les couverts en argent, là où l’on possède une connaissance des visages et où l’on maîtrise les muscles, là où, d’un haussement d’épaules, on jette des familles entières dans la misère, là où le crédit et les bonnes réputations sont souillés de bruits malveillants ou bien chassés avec une expression affectée d’hésitation. » On reconnaît ici non seulement le pouvoir rhétorique de Lichtenberg, qui maîtrise comme nul autre l’art de la gradation, mais aussi le don d’observateur d’un écrivain qui, loin de s’en tenir aux apparences, analyse les circonstances sociales et économiques dans lesquelles s’inscrivent les actions humaines.
Lichtenberg remue les esprits, il donne à réfléchir : « Et où donc les mots imprécis ne nous ont-ils pas conduits ? », demande-t-il vers la fin du livre. À l’ère de la production effrénée d’ouvrages en tous genres, la question mérite plus que jamais d’être posée.