Compagnon, enfant symbolique ou miroir de nos émotions, le chien « postmoderne » incarne l’évolution du lien entre les humains et le vivant.
Sujet de droits, reconnu légalement comme un être sensible doté de besoins propres et comme un individu voire une personne, notre chien de compagnie contemporain bénéficie de la promotion plus large par l’éthologie, la génétique et les neurosciences des spécificités de la cognition animale.
L’ouvrage de Jessica Serra, Le monde secret du chien, rend bien compte de ces évolutions scientifiques. Éthologue, autrice de livres d’interface sur le comportement des chiens et des chats et directrice de collection chez Humen Sciences, elle porte ici à la connaissance du grand public un vaste ensemble d’études scientifiques qui mettent en lumière la relation très particulière qui unit Canis lupus familiaris à Homo sapiens.
De son côté, Mylène Bertaux, journaliste et propriétaire de Toutoute, une bouledogue française de deux ans, mène dans son livre éponyme une enquête sur ce qu’elle décrit comme un phénomène mondial : la diffusion d’un mode de relation très particulier au chien de compagnie. On y rencontre des comportements contradictoires d’anthropomorphisation, de prise en compte des besoins propres et de normalisation des comportements humains et canins, qui donnent naissance à une culture partagée par-delà les frontières.
Enfin, Hélène Gateau, vétérinaire et chroniqueuse, mène, comme l’indique très clairement le titre de son livre, « Pourquoi j’ai choisi d’avoir un chien ? (et pas un enfant) », un travail réflexif sur sa décision d’affronter le jugement social en devenant ce qu’on appelle de plus en plus communément une pet parent, plus exactement, la dog mum de Colonel, son border terrier de trois ans.
Attachements et humanisation : le chien nouvel objet ou nouvel enfant ?
Les trois autrices mettent en avant la centralité, dans la relation qu’elles décrivent entre l’homme et le chien, d’un attachement réciproque. Cet attachement se distingue par la mise en avant de la singularité d’une relation qu’on serait bien tenté de qualifier de relation « de personne à personne ».
Jessica Serra décrit cet attachement d’un point de vue biologique comme le résultat d’une co-évolution génétique et comportementale. En s’appuyant sur une multiplicité d’études, elle rappelle à quel point les comportements du chien sont ceux d’un animal domestique dont l’attachement se porte principalement sur l’humain. Les pleurs du chien à la porte lorsque son maître est absent renvoient à des comportements qui sont ceux de son cousin le loup, qui hurle lorsqu’il est loin pour permettre à la meute de le retrouver. Seulement, chez le chien, c’est vers le maître que se porte désormais ce comportement inné de liaison sonore avec le groupe social. Jessica Serra cite également des études qui montrent que nos poilus, en notre absence, ont une représentation mentale de nous et que la stimulation cérébrale est plus importante, chez les chiens testés, en présence de l’odeur de leur maître que de celle de leurs congénères. Et de rappeler qu’au contact de l’homme, notre meilleur ami a développé des muscles qui lui permettent de nous sourire et qu’il n’est pas jusqu’à son métabolisme qui ne soit le produit d’une longue adaptation à la fréquentation de nos restes alimentaires.
Dans cette longue histoire canine-humaine, nous serions aujourd’hui en train de vivre une nouvelle période, marquée par ce que Mylène Bertaux décrit comme l’avènement, à l’échelle mondiale, d’un rapport non-utilitaire à un chien désormais considéré comme un membre à part entière de la famille. Exit le chien de travail. On assiste même, en Corée du Sud, à une transition brutale qui fait passer le chien directement « de l’assiette à la poussette ».
Ce nouveau rapport au chien semble s’appuyer sur une anthropomorphisation paradoxale. Mylène Bertaux documente ainsi les modes qui entourent les accessoires canins, assortis au look des propriétaires, voire partie intégrante de l’apparence globale d’un binôme homme-chien. Elle souligne aussi l’influence de ces modes sur le choix même de la race du compagnon, qui suit, par-delà les frontières nationales, les sorties de films et les publications des réseaux sociaux.
Ces modes renforcent par ailleurs, comme le souligne la même autrice, les dynamiques de sélection génétique qui mènent, de l’aveu même de leurs propriétaires, à la production en masse de chiens porteurs d’importants problèmes de santé. Est ainsi pointée la contradiction d’un attachement à l’individu canin qui s’appuie simultanément sur la participation à des processus économiques de production d’animaux technologiquement assujettis à nos envies et contraintes. Mylène Bertaux décrit une explosion sur les quarante dernières années du nombre de chiens de petite taille, majoritairement présents dans les villes. Elle évoque aussi la production croissante de « designer dogs », un terme qui désigne les races produites par le croisement de races existantes pour obéir à une recherche esthétique, mais aussi de confort, avec l’arrivée notamment sur le marché de chiens au poil « hypoallergénique ».
Ce même chien marchandise devient aussi un nouvel enfant. Hélène Gateau appelle Colonel son « fils-chien » et Mylène Bertaux se décrit comme la « dog mum » de Toutoute. Jessica Serra, qui évoque dans son livre le phénomène de la pet parentalité, souligne, chez de nombreuses races de chiens, la présence de traits qui ressemblent à ceux des enfants humains. Elle explique cela par la sélection des individus les plus « mignons », ceux qui provoquent chez l’humain un mécanisme que le père de l’éthologie, Konrad Lorenz, a appelé dans les années 1940, le « schéma du bébé ». Jessica Serra décrit également un processus de néoténisation du chien, qui aboutit à en faire un éternel enfant, aboutissant à une relation dans laquelle l'attachement répond aux besoins réciproques du propriétaire et de l'animal.
Chez les spécialistes du chien domine en effet l’idée, reprise par Jessica Serra, d’une domestication réciproque humaine-canine. À l’appui, l’autrice mobilise de nombreuses études scientifiques et notamment celles, bien connues, qui attestent la production simultanée chez le chien et l’humain, lors d’un échange de regards, de l’ocytocine, « hormone de l’attachement ». Cette même hormone est produite dans le cerveau de la maman humaine lorsqu’elle regarde son bébé. Et d’ajouter que, de la même manière qu’ils adoptent une tonalité suraiguë pour parler aux bébés, les humains ont un parler-chien. Celui-ci ne traduit pas seulement leur perception de leur animal comme un éternel enfant : le recours à un débit de parole plus lent, mieux adapté aux capacités de traitement auditif de l’information par le chien, serait un support central de la relation symbiotique qui relie nos deux espèces.
L’ouvrage d’Hélène Gateau explore quant à lui les mécanismes qui mènent une femme à construire une relation de type parental avec un chien. Au-delà des mécanismes biologiques, l’autrice essaie de comprendre successivement ce qui s’est passé en elle puis entre elle et Colonel. La décision d’adopter un chien est, pourrait-on dire, inséparable d’un refus de la fonction sociale de mère, de ce qu’elle implique comme contraintes et renoncements, mais aussi de la volonté, malgré tout, d’être maman. Nourrir son chien, aller au parc, jouer avec lui et participer à son éveil sont des tâches acceptées avec joie parce qu’elles permettent un exercice plus gratifiant et, de tous points de vue, moins coûteux, de la maternité. Il s’exerce auprès d'un éternel enfant qui ne vous rendra que de l’amour et ne risque pas de quitter le domicile familial. On le voit, ce qu’on pourrait appeler la maternité canine est une maternité dont les conditions sociales sont négociées à l’avantage de la femme.
Notons cependant que, comme le souligne Mylène Bertaux, en dépit des fantasmes de remplacement de l’enfant par le chien dans un contexte de baisse de la natalité, non seulement les foyers avec enfants ont davantage de chiens que la moyenne, mais l’adoption d’un chien par un jeune couple sans enfant est statistiquement corrélée à l’arrivée d’un enfant dans les deux années qui suivent. Il ne faut donc probablement pas confondre ici ce qui relève du déclaratif et du cas individuel — mais aussi, probablement, d’une spécificité parisienne —, avec ce qui relève du général. La démarche et le discours d’Hélène Gateau, sans être isolés, ne sont pas non plus généralisables à l’ensemble de la société.
Un monde propre : comprendre ses besoins
Ce qui semble néanmoins plus généralisable, c’est une tendance à la personnalisation de la relation, que celle-ci soit décrite ou non comme parentale par le propriétaire. Et en dépit de ses dimensions anthropomorphes, cette relation se revendique de la reconnaissance d’une nature propre de l’animal, qui induirait des besoins propres.
Hélène Gateau ne décrit pas, en effet, la présence du panier de jouets dans son salon comme une reproduction de comportements maternels humains, mais comme une réponse nécessaire à un besoin naturel de jouer chez Colonel. De même, lorsque Mylène Bertaux évoque les sorties au parc et « les copains » de Toutoute, qu’elle énumère par leurs prénoms, c’est par référence aux besoins naturels du chien de s’ébattre librement avec ses congénères. Il est vrai néanmoins que, de là à organiser un goûter d’anniversaire canin, il n’y a qu’un pas…
C’est ce paradoxe qui se révèle particulièrement intéressant : nous transformons le chien en enfant précisément parce que nous avons conscience de sa nature propre. Jessica Serra souligne en effet la prise en compte croissante de ce que Jakob von Uexküll a appelé, dans la première moitié du XXe siècle, l’Umwelt, ou « monde propre » de l’animal, dont il met en avant la subjectivité, contre la tendance qu’ont les humains à mesurer les capacités cognitives des autres espèces à l’aune de leurs propres capacités. Pour ce philosophe et éthologue, chaque espèce animale possède sa propre représentation du monde, qui dépend de ses perceptions sensorielles spécifiques. Dans le cas du chien, celle-ci dépend d’un odorat beaucoup plus développé que le nôtre, caractérisé par la présence de 250 millions de cellules olfactives (50 fois plus que chez l’homme) et l’activité de l’organe voméronasal. Cette spécificité cognitive invalide le test visuel du miroir comme outil d’expérimentation de la conscience de soi chez le chien. Jessica Serra présente en revanche le résultat de tests de type olfactifs qui renforcent l’hypothèse d’une conscience canine de soi. Elle évoque même l’hypothèse possible d’une capacité des chiens à utiliser un langage symbolique pour exprimer des émotions et repérer une action dans le temps.
Ces évolutions de l’éthologie et, plus généralement, des sciences du vivant, influencent une évolution de la représentation du chien, qui est aujourd’hui très répandue dans les milieux professionnels du soin et de l’éducation de l’animal. Le fait qu’Hélène Gateau écrive, « ce n’est pas vraiment un chien, c’est Colonel », traduit également une perception sociale de l’animal qui est d’autant mieux assumée par les propriétaires qu’elle est portée par un discours scientifique qui affirme la singularité de l’individu animal et qui est relayé également — rappelons-le — par les militants de la cause animale. Ce rapport socialement assumé à l’animal comme individu semble constituer aujourd’hui l'un des traits principaux de ce que l'on peut appeler le chien postmoderne.
Du dressage à l’éducation : à bon chien, bon maître
Cette reconnaissance de besoins propres et d’une singularité individuelle, selon une évolution analogue à celle de l’éducation des enfants, se démarque, dans l’éducation canine, de l’autorité, pour s’appuyer sur la mise en avant de l’individu. Or, cette évolution ne fait pas l'unanimité.
Dans son livre, Mylène Bertaux met en scène les tensions qui entourent aujourd’hui l’éducation de l’animal. Elle oppose à une éducation qu’elle qualifie de « positive et holistique » du chien, qui peut être « empreint[e] de jugement » l’approche prônée par Tony Silvestre, auteur du compte Esprit dog. Citant Tony, elle écrit :
« Le vrai problème, ce sont les dérives du marketing de l’éducation positive. Certaines personnes non qualifiées se font de l’argent sur ton dos à cause de ça. […] Y a pas de bonne méthode ! Y a un socle. Ça n’a pas de sens de parler d’une méthode, qu’elle soit positive, coercitive, holistique, machin ou truc. […] Depuis une dizaine d’années, on assiste à une nouvelle vague d’éducateurs canins. Ils sont parfois complètement hors-sol et déconnectés de la vraie vie. Ces gens-là ne parlent pas des chiens de ville, par exemple. Ils partent du principe qu’il ne faut jamais entrer dans la zone rouge de son chien, c’est-à-dire sa zone d’inconfort. Donc si ton chien a peur des humains, ils vont te proposer de sortir à 2 heures du matin, quand il n’y a personne dehors. »
L'autrice évoque aussi la psychologue Caroline Goldman, tenante d’un retour à une éducation plus ferme… des enfants « après les excès de l’éducation positive » .
Hélène Gateau, de son côté, semble promouvoir une « éducation positive, bienveillante et non-violente », qu’elle situe dans le sillage des travaux de François Dolto, du modèle suédois et des acquis des neurosciences. Celles-ci ayant montré que « non seulement l’immaturité du cerveau des jeunes enfants les rend inaptes à gérer les tempêtes émotionnelles qui peuvent les submerger », mais en plus que « la peur, les angoisses, les frustrations, les colères ont des effets délétères sur le développement cérébral, […] les jeunes enfants sont aujourd’hui élevés dans l’écoute, l’empathie, l’explication, l’accueil de leurs émotions quelles qu’elles soient, positives ou négatives, l’expression et le respect de leurs désirs et, bien sûr, le bannissement des punitions (physiques et verbales) et des ordres ». Et plus loin, « Eh bien, figurez-vous que, pour les chiens, c’est exactement la même chose ! Fini l’utilisation de la force et de méthodes et outils coercitifs qui ont pourtant été légion pendant si longtemps ! Je pense au collier étrangleur ou à pointes, aux coups de torchon ou encore de martinet (qui servait aussi à menacer les enfants), aux secousses de la laisse, aux manipulations brutales comme attraper l’animal par la peau du cou puis le retourner sur le dos, aux réprimandes et injonctions intempestives… Remise en question également de l’approche dominant/dominé […] » .
Hélène Gateau fait ici référence à une évolution récente de la compréhension éthologique des comportements relationnels canins-humains, que Jessica Serra résume dans son ouvrage, où elle remet en question ce qu’elle appelle « les conseils de mémé Claudette », inspirés de la théorie de l’éthologue américain David Mech. Celui-ci, en se fondant sur les observations effectuées dans les années 1940 par le zoologiste Rudolph Schenkel sur des loups en captivité, avait théorisé le mâle « alpha », sommet de la meute. S’inspirant de son travail, les moines orthodoxes de New Skete ont fait paraître en 1978 un ouvrage qui conseillait aux maîtres, dans le but de devenir « le meilleur ami de leur chien », de s’imposer à lui en tant que dominant en lui faisant subir une série de brutalités. Ces conceptions qui ne « [manquaient] ni de cruauté ni de bêtise » , ont depuis été remises en question. En effet, comme le rappelle Jessica Serra, David Mech lui-même finit par reconnaître son erreur. Ayant observé des loups en liberté, il avait réalisé que les observations de Schenkel décrivaient le comportement spécifique de loups captifs, qui ne formaient pas une meute naturelle à structure familiale et ressemblaient davantage à des prisonniers contraints de survivre ensemble dans une cellule étroite. Jessica Serra souligne par ailleurs qu’aucune des observations menées sur des chiens féraux (vivant à l’état sauvage) n’avait jamais conclu à la formation d’une hiérarchie linéaire au sein des meutes.
Il est intéressant de noter que le recours au terme d’empathie par Hélène Gateau dans le passage cité plus haut s’inscrit lui aussi dans un contexte où cet adjectif, indépendamment de son emploi sociétal galvaudé, fait référence à des observations scientifiques, qui établissent la capacité des chiens à reconnaître les émotions de leur propriétaire, constatent la possibilité de contagion émotionnelle homme-chien et même la capacité qu’ont les chiens d’aider un humain en détresse sans y avoir été entraînés préalablement.
D’autres capacités du chien, comme celle d’aimer leur propriétaire comme un enfant aime sa mère, ou encore d'éprouver de la jalousie, évoquées par Jessica Serra, expliquent probablement ce qu’on pourrait décrire comme un glissement anthropomorphe de l’éducation des enfants à celui des chiens dans les propos de Mylène Bertaux ou d’Hélène Gateau. Cependant, on pourrait aussi se demander si les évolutions éducatives canines ne sont pas également le produit d’une individuation de notre rapport à l’animal, qui aboutit à une individualisation du discours et des méthodes éducatives. Si c’est le cas, les évolutions des méthodes éducatives canines ne sont pas des calques de l’évolution des méthodes humaines, mais la traduction de l’évolution historique de notre rapport à l’individualité, qui s’exprime néanmoins dans des espaces sociaux bien circonscrits.
Mylène Bertaux s’adresse en effet dans son livre à une élite sociale parisienne en recherche de modes de vie branchés. Le rapport social à l’animal de compagnie qu’elle observe par-delà les frontières géographiques et culturelles reste lui aussi celui d’une élite urbaine occidentalisée. De la même manière, Hélène Gateau mène avec Colonel une existence parisienne libérée du souci du matériel et des contraintes étriquées de la morale traditionnelle, dans laquelle l’épanouissement individuel est présenté comme une valeur phare. C’est également un socle de valeurs libérales et démocratiques, construit autour de la notion de citoyenneté et de vivre-ensemble, qui s’énonce comme une évidence, lorsqu’Hélène Gateau écrit que « Colonel est un bon chien citoyen » . Nul besoin d’explication. Tout propriétaire bien intégré dans ce qu’on pourrait appeler une communauté citoyenne canine parisienne comprend que Colonel respecte l’espace public et ceux qui le fréquentent, n’agresse pas les autres chiens et les humains, ne dérange pas et ne laisse pas de crottes sur le pavé, même si, de l’aveu de sa propriétaire, il n’est pas toujours tenu en laisse.
De ce point de vue, les deux ouvrages de Mylène Bertaux et d’Hélène Gateau, tout en rappelant les règles du respect du bien-être canin et en posant comme évidentes un certain nombre de lois de ce qu’on pourrait appeler la courtoisie canine, mènent également un travail de promotion des valeurs du bon propriétaire citoyen et participent à une discrète normalisation des comportements. Cette dimension éducative est également présente dans l’ouvrage de Jessica Serra, dont l’objectif avoué est de révéler aux humains « le monde secret du chien » de manière à ce que la lecture de ses comportements permette le renforcement d’une relation fondée sur le respect de ses besoins.
La belle et la bête : racheter la culture par la nature
La relation humaine-canine s’appuie en même temps sur une réciprocité des besoins. Rappelons que la relation symbiotique décrite par Jessica Serra se construit, du côté de l’humain, sur un besoin d’attachement et un besoin de prendre soin. Outre ces besoins biologiques, Mylène Bertaux et Hélène Gateau décrivent ce qu’on pourrait analyser comme des besoins sociaux. « Je me rappelle avoir tout essayé pour être heureuse », écrit Mylène Bertaux. De son côté, Hélène Gateau exprime sa gratitude envers Colonel pour la possibilité qu’il lui a offerte d’accomplir sa féminité en remplissant son besoin maternel sans devoir pour cela avoir des enfants. Si la frontière entre le biologique et le social n’est ici ni conceptualisée ni analysée, notons tout de même que nos deux autrices soulignent également à quel point leur compagnon animal leur a permis de s’accomplir individuellement sans avoir de « mec ». On les voit mettre en scène, de deux manières certes différentes — plus introspective et personnelle chez Hélène Gateau, plus humoristique et à dimension sociétale chez Mylène Bertaux —, une trajectoire d’émancipation par le chien.
Certes, toutes deux insistent sur le coût élevé de ce compagnonnage. Économiquement, le chien branché parisien représente un certain budget — quoique très inférieur à celui qui accompagne l’éducation d’un enfant. Du point de vue des contraintes existentielles, il réclame (si du moins on veut respecter ses besoins), un important investissement quotidien et une adaptation du mode de vie du propriétaire, notamment lorsqu’il s’agit de programmer des déplacements, des activités de loisir et des vacances. Enfin, le coût affectif est élevé, comme l’expriment les dernières pages du livre d’Hélène Gateau. Adopter un chien, c’est également se préparer à l’inéluctabilité de la perte, un jour, d’un compagnon avec qui on tisse une relation extrêmement intime, affectivement, mais aussi physiquement.
Le chien apparaît, dans les trois ouvrages, comme le catalyseur d’une réconciliation de l’Occidental citadin avec la nature dans son organicité. « J’ai une bête à la maison. Et ça fait un bien fou de toucher cette bête et de la respirer. Ça ancre dans le sol, et ça élève tout à la fois ; ça suscite un questionnement sur l’épaisseur (ou la finesse) de la frontière entre les humains et les animaux. Leurs émotions, leurs sentiments, leur personnalité, leur recherche du bonheur et du bien-être, leur vérité nous guide en tout cas vers un peu plus d’humilité » , écrit Hélène Gateau. Ce rapport d’humilité à la nature, porté ici par trois autrices, dans un monde canin qui connaît une importante féminisation, chez les propriétaires comme chez les professionnels, est aux antipodes de l’hygiénisme. Il est cependant porteur de contradictions fortes entre retour du naturel et dynamiques de normalisation sociale. Ces tensions réécrivent aujourd'hui le rapport d'Homo sapiens au reste du vivant.
Tous à leur manière, ces trois ouvrages grand public participent d’une dynamique correspondant à l’avènement du chien postmoderne, érigé en sujet de la fabrique de la ville.