« La mécanisation au pouvoir » retrace l’histoire de la modernité à travers les objets du quotidien, révélant comment standardisation, mécanisation et industrie transforment les comportements humains.

Siegfried Giedion (1888-1968) est un historien de de l’art suisse. Durant sa formation, il est très tôt frappé par l’hypervalorisation des seuls architectes-artistes dans l’histoire de l’architecture : les édifices semblent indissociables de la gloire de leurs créateurs. Formé au métier d’ingénieur, il adopte une autre approche, notamment dans son enseignement : il s’intéresse d’abord au processus de façonnement des matériaux de construction, avant de se concentrer sur la mécanisation proprement dite.

Proche des avant-gardes du XXᵉ siècle — notamment du Bauhaus et de Walter Gropius —, il cofonde avec Le Corbusier et Hélène Mandrot les Congrès Internationaux d’Architecture Moderne (CIAM). Il fréquente également de nombreux artistes comme Moholy-Nagy, et est lu par des penseurs tels que Walter Benjamin, qui le cite dans Le Livre des passages et qui partage avec lui une réflexion sur la reproductibilité technique moderne.

Longtemps étudié dans les écoles d’architecture, Giedion ne fut pourtant jamais un auteur réputé, malgré les lectures de Pierre Francastel (1956) ou les critiques virulentes de Jean Baudrillard (1968).

Les objets au centre de l’histoire

C’est en 1948 qu’il publie La mécanisation au pouvoir, un ouvrage qui ne se contente pas d’un texte théorique, mais s’articule autour d’un important cahier d’images. Cette iconographie — photogrammes et dessins — ne se limite pas à illustrer le propos : elle déroule visuellement le programme de la mécanisation, dans un ensemble imposant de vignettes noir et blanc. La réédition de 1980, menée par Huguette Briand-Le Bot pour le CCI, a permis de redonner à ce texte sa portée intellectuelle et esthétique.

Dans cet ouvrage magistral, il ne s’agit pas d’une simple histoire des techniques modernes retracée à travers les biographies de savants, d’inventeurs ou d’ingénieurs illustres exaltant leurs intentions et leur créativité individuelle. Pour l’historien de l’art Siegfried Giedion, ces figures ne sont pas les héros de la modernité. Dans son récit, elles ne font l’objet d’aucune célébration. Les véritables protagonistes de cette histoire sont les objets, essentiellement utilitaires, qui ont transformé l’histoire des mœurs : les cuisinières, les salles de bain, les lits, les fauteuils, le mobilier urbain. Pour autant, ces objets ne sont pas valorisés pour leur apparat ni pour un agencement précieux dans des intérieurs aristocratiques. Ils sont présentés « nus », dépouillés de tout artifice, parce que leur existence est désormais régie par l’industrie mécanique, qui les met à notre disposition — y compris par l’image, via la publicité. Désormais, ces objets dessinent notre ordinaire tout entier et se fondent dans l’anonymat de la vie quotidienne.

En faisant ce choix, Giedion renverse les hiérarchies établies : entre humains et objets, entre ce qui est jugé majeur ou mineur, entre décor et dépouillement. Il refuse toute contemplation esthétisante, comme on en rencontre souvent dans les expositions de design ou de mobilier. Selon lui, les « choses », pour reprendre le mot de Perec, relèvent de conditions matérielles et participent à l’émergence d’une nouvelle éducation humaine, caractéristique du XXᵉ siècle. Elles révèlent en effet ceci : non seulement le mineur — la matière, le matériel — devient majeur, non seulement l’organisation industrielle du monde est centrale, mais encore ces « choses » déploient et incarnent les diverses modalités d’un concept désormais objectivé en elles, à savoir celui de mécanisation.

La mécanisation

Ce concept, qui constitue le cœur du titre de l’ouvrage, est définie comme une puissance « aveugle et passive », une « puissance autonome qui se refuse à se soumettre à un dessein particulier ». Cette puissance exige des humains le sacrifice de leur ancienne éducation, au profit de modes d’existence nouveaux issus d’une pensée rationaliste, technicienne et industrielle.

La mécanisation, à ce titre, désigne à la fois un ensemble d’arrangements matériels — les modes de production des objets — et un ensemble de mœurs révisées, réorganisées et canalisées par les flux de la vie industrielle. Elle façonne lentement la vie quotidienne à travers des objets anonymes qui orientent nos comportements sans que nous en ayons conscience. Les objets produits à la chaîne imposent ainsi des modèles d’activités — de la ferme à la boulangerie, de la boucherie à la salle de bain moderne.

En somme, Giedion montre comment émerge un nouvel environnement social, moins conditionné par la nature ou les hiérarchies d’Ancien Régime que par les lois inaltérables de l’industrialisation. Pour penser cette transformation, il s’appuie sur Descartes et ses analyses du mouvement (notamment via Marey ou Boccioni), qui écartent toute part de merveilleux, et sur les travaux d’Oliver Evans et Charles Taylor, pionniers de la production en continu et de l’analyse du travail.

La mécanisation apparaît alors comme le produit d’une conception rationaliste du monde. Elle divise le travail en opérations élémentaires, selon le modèle théorisé par Adam Smith, et met le génie humain au service exclusif de la pratique, voire de l’utilitaire. Elle devient aussi politique, modifiant les villes et réformant leurs plans cadastraux hérités du système nobiliaire.

Une histoire moderne

Giedion offre une lecture inédite de la modernité : il en libère une intelligibilité nouvelle sans l’enfermer dans une essence de la technique ni dans une fatalité du progrès. Il en pense les contradictions — entre progrès et aliénation — tout en cherchant à en saisir le principe immanent à partir d’une perspective historique.

Cette perspective, centrale dans son œuvre, conduit Giedion à retracer l’évolution de la mécanisation depuis la chute de l’Empire romain, moment où s’élève un mode de vie bourgeois fondé sur le confort et la rationalisation de l’espace domestique. La vie urbaine s’y implante durablement, notamment — remarque significative chez un auteur suisse — autour du lac des Quatre-Cantons et dans le canton d’Appenzell, où la culture matérielle se manifeste dans la fabrication d’armoires massives.

Le XVIIIᵉ siècle marque un tournant : les normes grecques du confort sont dépassées, les postures médiévales abandonnées — comme l’illustre une miniature de Jean Fouquet —, tandis que le XIXᵉ siècle invente la mobilité, visible dans le mobilier (au sens de ce qui se déplace) et dans les motifs ornementaux venus des colonies. Cette évolution, essentielle dans La mécanisation au pouvoir, montre comment la mécanisation modifie l’environnement humain et annonce le design moderne.

Mais Giedion ne se limite pas à une histoire des styles : il décrit la mécanisation à travers la réalité quotidienne industrialisée. La chaîne de montage, l’organisation scientifique du travail, la coordination des gestes humains deviennent les emblèmes d’un monde réglé par la productivité. L’usine y figure un organisme unique, où toutes les machines s’intègrent dans un ensemble parfaitement coordonné. Cette chaîne ne renvoie pas seulement à un mode de production : elle exprime une nouvelle manière de dompter le temps et l’espace, une tendance à l’automatisation de toute la société, que Giedion observe d’abord aux États-Unis, avant d’en suivre la diffusion en Europe.

L’historicisation de la mécanisation, chez Giedion, ne repose donc pas uniquement sur des développements théoriques, mais sur une observation concrète de transformations spécifiques : celles de l’agriculture et du rapport à la nature, de la nutrition et de la panification, du traitement de la viande ou encore de l’organisation urbaine (avec les transformations haussmanniennes), de la place des marchés, ou du rôle de la transmission de l’expérience d’une génération à l’autre. Autant de domaines où la mécanisation vient bouleverser notre rapport à la nature, au goût, à la mort, et plus largement aux formes de la vie collective.

Ce n’est donc pas un discours sur l’art ou la représentation, mais sur le rapport des formes à l’histoire. Chaque objet devient le témoin d’une construction humaine redéfinissant nos attitudes et nos comportements.

Parmi les pages les plus saisissantes, on relèvera celles consacrées à la main humaine : Giedion en décrit la souplesse, l’intelligence et la coordination avec l’œil qui dirige le geste, avec l’esprit qui le gouverne, et avec les sentiments qui lui donnent vie. Mais il note aussi que la main humaine reste imparfaite : elle n’est pas faite pour répéter indéfiniment des gestes précis, ni pour atteindre la rigueur mathématique exigée par la production moderne. C’est là qu’intervient la mécanisation, qui corrige ces « défauts ». Historiquement, la main a été dressée pour devenir plus efficace : ainsi est né l’artisanat, comme prolongement perfectionné du geste. Mais le progrès de l’humanité, tel que le voit Giedion, impose peu à peu la standardisation et l’interchangeabilité, qui achèvent de transformer le rapport entre l’homme, son outil et son monde.

Aliénation ?

Giedion manifeste d’abord un enthousiasme sincère devant les réalisations de la mécanisation. Mais, au fil de son travail, cet élan s’infléchit : la réflexion se fait plus critique, nourrie par des images et des lectures contemporaines. Le film de Charlie Chaplin, Les Temps modernes (1936), joue ici un rôle révélateur : il ne sacralise pas la technique, mais en montre les effets concrets sur la vie humaine.

Giedion partage également certaines préoccupations de Siegfried Kracauer, dont les analyses — lues aussi par Benjamin ou Adorno — dénoncent la réduction de l’homme à la chose, conséquence directe de la rationalisation moderne. Dans cette perspective, la mécanisation cesse d’être un simple moteur du progrès : elle devient un symptôme d’aliénation. Giedion reprend d’ailleurs les arguments des réformateurs anglais des années 1850, qui parlaient déjà des « abus de la mécanisation ».

Peu à peu, au fil des pages, son étude prend la forme d’un jugement historique et moral : la mécanisation, tout en développant des forces inédites, nous coupe des forces organiques qui nous relient à la nature et aux autres. Elle standardise les comportements, uniformise les goûts et finit par imposer un «  goût dominant  », comme un style universel de la modernité.

Ainsi, la promesse initiale du progrès technique s’accompagne d’un risque : celui d’un état d’impuissance et de désordre, où l’humain perd le sens de ses propres besoins. Giedion ne rejette pas la mécanisation ; il rappelle simplement qu’il faut savoir à quelles fins elle est mise en œuvre, et à quels besoins humains elle doit — ou devrait — réellement répondre.