Un plaidoyer pour une approche plus objective et rigoureuse des États-Unis, par un historien. Utile, à défaut d’être réellement audacieux.

Les États-Unis constituent (trop) souvent, en particulier en France, un sujet sensible et polémique. André Kaspi, professeur émérite à la Sorbonne, grand spécialiste des États-Unis - il est notamment l’auteur des Américains   , de biographies de présidents américains   , et, plus récemment, des Juifs américains   – fait partie de ceux qui ne se satisfont pas de ce constat. Aussi a-t-il publié en 1999, avec l’explicite sous-titre "mal connus, mal aimés, mal compris", Comprendre les États-Unis d’aujourd’hui, qui bénéficie en 2008, comme en 2004, d’une nouvelle édition refondue.

Dans cet ouvrage, il tente de dissiper les malentendus, de dépasser les idées reçues, d’analyser, sans se départir de son regard d’historien, le temps présent, "le plus difficile à saisir"   . Il est un peu curieux, mais très révélateur, qu’il adopte souvent un ton personnel, exprimant face aux caricatures de l’Amérique sa profonde insatisfaction, voire son irritation, avant de livrer ses propres réflexions sur les États-Unis, dans leurs dimensions politiques, économiques, sociales et culturelles.


Les États-Unis, pays monde 

Selon André Kaspi, les États-Unis sont marqués, avant tout, par leur vocation mondiale. En effet, l’une des clés de son analyse est bien résumée par cette citation d’Herman Melville : "Nous ne sommes pas tant une nation qu’un monde"   .

Nation-monde, les États-Unis le sont d’abord, bien sûr, par leur composition ethnique : ils sont en effet "une nation fondée par des immigrants qui est aujourd’hui encore une nation d’immigrants"   , dont 40 millions d’habitants sur 300 millions sont nés à l’étranger, avec des origines de plus en plus diverses. Au-delà, les États-Unis se sont également affirmés tout à la fois comme une économie-monde, une démocratie-monde, une puissance-monde et une culture-monde. L’auteur rappelle là ce qui peut paraître comme des évidences, qui n’en sont pas moins des vérités incontournables.


Des évolutions internes contrastées

L’analyse d’André Kaspi est plus fine, et plus intéressante, lorsqu’il étudie les évolutions internes des États-Unis. Il aborde ainsi les faiblesses américaines actuelles, sans céder à la simplification abusive.

Véritable "mosaïque"   , les États-Unis doivent d’abord faire face à la problématique de l’intégration et de la cohésion nationale. Or, la gestion des flux d’immigration clandestine, notamment en provenance du Mexique, et la tendance à la "balkanisation "   des différents groupes ethniques posent des difficultés. À cet égard, pour André Kaspi, les États-Unis sont peut-être à un croisement, car "les excès du melting-pot ont préparé le triomphe de l’ethnicité. Les abus de l’ethnicité pourraient renvoyer le balancier dans l’autre sens"   .

Les évolutions sociales touchant la population américaine sont particulièrement complexes, en raison de la grande variété des situations qu'elles recouvrent. À titre liminaire, André Kaspi dénonce cette idée reçue selon laquelle les États-Unis seraient, immuablement, une société de classes moyennes. En effet, d’une part, au niveau global, les classes moyennes sont elles-mêmes plurielles, et, d’autre part, au niveau individuel, "aucun statut social n’est défini pour l’éternité ni même pour la durée d’une vie"   . Cette clarification posée, il est indiscutable que les États-Unis connaissent des difficultés économiques et sociales, qui concernent les classes les plus défavorisées, mais aussi ces fameuses classes moyennes. De plus, les inégalités socio-économiques recouvrent les différences ethniques ; la pauvreté touche, encore aujourd’hui, tout particulièrement les Noirs. Pourtant, André Kaspi souligne que ce sombre constat ne doit pas être exagérément noirci. En effet, la mobilité sociale continue d’exister, demeurant "un moteur de la croissance"   , tandis que, pour lutter contre une pauvreté grandissante, le welfare state n’est pas totalement inexistant ni impuissant, même s’il est souvent ignoré par la plupart des observateurs.

Derrière une apparente vitalité, la démocratie américaine, elle aussi, révèle des "défauts de plus en plus inquiétants", et suscite des "questions auxquelles (les Américains) ne parviennent pas à trouver des réponses satisfaisantes"   . Elle fait face, plus précisément, à deux dangers : l’état de la presse - les Américains apparaissent comme "les victimes de la surinformation, qui affaiblit la participation au débat politique"   – et le coût exorbitant des campagnes électorales - à titre d’exemple, 10% seulement des élections sont remportées par des candidats qui ont dépensé moins que leurs concurrents.

Sur le plan international, les échecs sont encore plus évidents : comme l’écrit André Kaspi en tête de son chapitre, "la superpuissance n’est pas toute-puissante". Déjà, sous les mandats de Bill Clinton, la politique étrangère des États-Unis est marquée par l’ambivalence, entre défense des droits de l’homme, promotion des intérêts économiques, et réalisme politique. Surtout, après les attentats du 11 septembre 2001, les choix effectués par George W. Bush mènent aux impasses actuelles, bien connues. Aussi, il appartient aux États-Unis, aujourd’hui, "de proposer de nouvelles formules qui évite les erreurs de l’unilatéralisme et les faiblesses, voire l’impuissance, du multilatéralisme"   .       

André Kaspi indique enfin les faiblesses culturelles américaines, qui se cachent derrière un réel dynamisme. Ainsi, la démarche religieuse des Américains, dont on connaît l’importance aujourd’hui, "laisse parfois perplexe"   , à l’image du développement de ces "supermarchés de la croyance", grands complexes dans lesquels le commerce et la consommation prennent clairement le pas sur la démarche spirituelle   . Concernant l’éducation, André Kaspi indique très justement que, au-delà des réussites indiscutables des grandes universités américaines, le système scolaire du premier et du second degré devrait certainement être réformé. Enfin, sans s’arrêter à une prétendue américanisation du monde, l’auteur montre bien que "la culture américaine, celle qui fonde l’identité nationale, recule au profit d’une culture planétaire"   .    


Vers le changement ?

Mieux vaut être prévenu : le lecteur ne trouvera pas, dans le livre d’André Kaspi, une ode au changement, ni un appel mystique à l’arrivée du sauveur de l’Amérique et du monde.

En effet, de façon générale, quand il analyse l’histoire contemporaine des États-Unis, André Kaspi se refuse à insister exagérément sur des ruptures, mais préfère expliquer les évolutions américaines dans leur continuité. Il ne déroge pas à la règle pour tracer des perspectives. Ainsi, sans passer sous silence leurs faiblesses, il ne décrit pas les États-Unis comme un pays en crise, à la veille de bouleversements, après les deux mandats contestés de George W. Bush, envers lequel il est du reste relativement indulgent, sans doute par volonté de ne pas tomber dans un "anti-bushisme" primaire, qui exonère souvent de toute analyse.

Pourtant, si cette perspective évite les schémas trop faciles et trop communs, on peut légitimement se demander si elle n’est pas insuffisante pour cerner les enjeux de l’élection présidentielle de 2008. En effet, le changement s’est bel et bien affirmé comme son thème central, porté, bien sûr, par Barack Obama. Bien que l'originalité de ce slogan politique ne doit pas être surestimée, dès lors qu'il apparaît lors de chaque élection, on peut regretter qu’André Kaspi ne discute à aucun moment, sur un plan psychologique, l'éventuelle lassitude des Américains et leur volonté de changement, et, sur un plan politique, la possible ouverture d’une nouvelle ère pour les États-Unis....

C’est le défaut du livre, qui tient d'ailleurs à sa qualité première : par souci de rigueur et d’objectivité, André Kaspi évite aussi les prises de risque et la recherche d’une plus grande originalité.