Ana Lucia Araujo retrace deux siècles de combats pour les réparations de l’esclavage atlantique.

Les réparations liées à la traite et à l’esclavage atlantique prennent de plus en plus de place dans le débat public et la promesse d’un Mémorial national des victimes de l'esclavage montre qu’elles sont prises au sérieux par les autorités.

Le livre d’Ana Lucia Araujo, publié en 2017 en anglais et désormais traduit en français, est une contribution bienvenue à la réflexion sur cette question. Professeure d’histoire à l’Université d’Howard (Washington, DC) et autrice de plus d’une quinzaine d’ouvrages sur le sujet — dont Réparations est le premier traduit en français —, Ana Lucia Araujo est membre du conseil scientifique international du projet « La Route de l’esclave » de l’Unesco. Dans cet essai, elle remonte aux origines du combat pour les réparations et montre ses divers avatars jusqu’aux dernières revendications. S’appuyant pour cela sur de nombreuses sources, elle fait émerger l’idée que la question des réparations, bien que transnationale, a toujours été façonnée par le contexte historique et social du pays dans lequel elles s’expriment.

Avant d’aborder la question des réparations, Ana Lucia Araujo présente une synthèse des connaissances actuelles sur la traite atlantique et l’esclavage aux Amériques. Elle insiste notamment sur la diversité des acteurs impliqués : Européens, Africains et Américains. Elle dissipe à cette occasion certaines idées reçues, comme celle d’un esclavage prétendument « plus doux » dans l’Amérique hispanique par rapport aux colonies anglaises ou françaises. Pour comprendre le phénomène, elle considère qu’il faut croiser les données chiffrées (déportés, esclavisés, morts, affranchis) avec les récits des souffrances vécues par les hommes et les femmes victimes de l’esclavage. Elle rappelle aussi l’importance de prendre en compte leur capacité à négocier ou à se rebeller contre un système monstrueux.

Les abolitions et les premières mobilisations pour les réparations

Quand les abolitions générales de l’esclavage sont proclamées, entre 1794 à Saint-Domingue (futur Haïti) et 1888 au Brésil, la question de l’indemnisation des travailleurs esclavisés ne se pose pas. L’abolition est un processus progressif, où la principale préoccupation des élites politiques et économiques est celui de l’indemnisation des propriétaires esclavagistes. Un pays fait cependant exception : les États-Unis d’Amérique, partagés entre états esclavagistes et non-esclavagistes. En effet, certains anciens esclavisés ont obtenu des indemnités en poursuivant en justice leurs anciens exploiteurs. Au-delà des cas notables de Salomon Northup (1808-1857) et de John Lytle, Araujo évoque longuement celui de Belinda Sutton, qui a obtenu des indemnités de la succession d’Isaac Royall Jr., son ancien maître et fondateur de la faculté de Droit d’Harvard. Contrairement aux États-Unis, le Brésil — qui comptait la plus grande population servile des Amériques — n’a jamais débattu de l’indemnisation des travailleurs esclavisés.

Après les procès individuels, un premier mouvement pour l’indemnisation des anciens esclavisés a lieu aux États-Unis, entre la période de la Reconstruction et les années 1920. L’une des principales voix de ce mouvement est Callie House (1861-1928), née esclavisée, cofondatrice de la National Ex-Slave Mutual Relief, Bounty and Pension Association en 1896, dont le but était d’obtenir des compensations pour les années de travail non-payées. En 1915, elle intenta un procès contre le département du Trésor pour obtenir ces indemnités. Comme beaucoup d’organisations afro-américaines de cette époque, son mouvement subit la répression des autorités, qui l’accusèrent de fraude postale. Callie House fut même emprisonnée en 1916 sous ce prétexte.

Au Brésil, les demandes d’indemnisation des anciens esclavisés furent elles aussi ignorées. À l’inverse, plusieurs projets de loi proposèrent d’indemniser les anciens propriétaires d’esclaves. Le ministre Rui Barbosa s’opposa à ces projets, affirmant qu’il serait plus juste d’indemniser les anciens esclaves — mais sans pour autant grever le trésor public. Ce même Barbosa ordonna cependant en 1890 de brûler l’ensemble des documents relatifs à l’esclavage contenus dans les bureaux du ministère des Finances.

Une nouvelle vague de revendications

Après ces premières demandes de réparations, une deuxième vague s’amorce après la Seconde Guerre mondiale. En effet, les indemnisations obtenues par des citoyens et résidents d’origine japonaise enfermés dans des camps, ainsi que les réparations obtenues par les victimes de la Shoah poussent une nouvelle génération, dans le sillage du mouvement pour les droits civiques, à remettre au jour la question des réparations de l’esclavage. Si Martin Luther King (1929-1968) ou Malcolm X (1925-1965) ont quelques fois évoqué cette question, ce sont surtout les mouvements nationalistes ou séparatistes noirs qui l’ont portée. Parmi leurs figures, une militante se détache particulièrement : Audley Moore (1898-1997), surnommée « Queen Mother ». D’abord militante garveyiste, puis impliquée dans le mouvement des droits civiques, elle défend ardemment la cause des réparations à partir des années 1950.

Un autre mouvement d’importance est celui créé en 1969 par James Forman (1928-2005) autour du Black Manifesto. Présenté lors de la National Black Economic Development Conference, ce texte demande la somme de cinq cents millions de dollars aux églises blanches et synagogues des États-Unis. Sa tactique militante consistait à se rendre dans les églises et à interpeller l’assemblée des fidèles au moment du sermon. Cette méthode suscita une forte hostilité chez les autorités ecclésiastiques et dans une grande partie de l’opinion publique. Araujo cite en ce sens des lettres de responsables religieux, y compris de militants pour les droits civiques des Afro-Américains, qui refusent radicalement toute idée de réparations financières.

À Cuba, la prise du pouvoir par Fidel Castro dans les années 1960 inaugure une réforme agraire et une politique ambitieuse d’accès universel à la santé et à l’éducation. Ces mesures permirent aux populations afro-cubaines de bénéficier d’une restitution symbolique et matérielle, que la plupart des descendants d’esclaves d’autres régions des Amériques ne reçurent pas. Au Brésil, au contraire, la dictature militaire qui s’installe à partir de 1964 met fin aux politiques progressistes en faveur des Afro-Brésiliens mises en place par le président João Goulart (1918-1976). Elle réprime également les militants des mouvements de défense des droits des Afro-Brésiliens.

La mondialisation des revendications

La fin de la Guerre froide ouvre une nouvelle ère. En 1987, des militants afro-américains s’identifiant comme descendants d’esclaves créent la National Coalition of Blacks for Reparations in America (N’COBRA) et mènent campagne sur la question des réparations. En janvier 1989, John Conyers (1929-2019) dépose une proposition de loi pour créer un comité chargé d’étudier les propositions de réparations pour les Afro-Américains. Cette initiative est depuis régulièrement soumise à chaque session du Congrès.

Dans le cadre de la préparation de la « Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance », qui se tient du 31 août au 8 septembre 2001 à Durban (Afrique du Sud), des organisations d’afro-descendants de nombreux pays débattent de la question des réparations. Cependant, leurs discussions ne parviennent pas à aboutir à une position commune lors de la conférence. Néanmoins, les articles 13, 14 et 15 de la déclaration finale reconnaissent la traite et l’esclavage atlantiques comme des crimes contre l’humanité. En France, la loi du 21 mai 2001, dite « Loi Taubira », inscrit cette réalité dans la loi française, mais sans prévoir de mécanisme de réparations.

En 2013, la Communauté caribéenne (Caricom), regroupant plusieurs États de la Caraïbe, dont Haïti, crée une commission des réparations chargée d’étudier cette question, sous la présidence de l’historien barbadien Sir Hilary Beckles. Le 11 mars 2014, la Caricom présente un plan en dix points pour une justice réparatrice. Parmi ces points, un seul aborde explicitement les réparations financières, sous la forme d’une réduction de la dette intérieure et d’une annulation de la dette internationale. Les autres mesures sont surtout symboliques : elles visent à soutenir les institutions culturelles (musées, bibliothèques, centres de recherche) qui exposent les crimes contre l’humanité commis par les colonialistes et affirment l’humanité des peuples caribéens.

En 2015, à l’instigation de plusieurs associations afro-américaines, dont la N’COBRA, la National African American Reparations Commission (NAARC) est créée pour défendre un programme proche de celui proposé par la Caricom. En avril de la même année, un sommet international sur la question des réparations se réunit à New York à son initiative. Il réunit des représentants du Caricom, mais aussi de la Martinique, des Îles Vierges des États-Unis, du Canada, du Royaume-Uni et d’autres pays. Cette réunion décida d’élargir le mouvement pour les réparations et la Caricom apporta officiellement son soutien à la NAARC. Ce mouvement connut aussi un élan médiatique avec l’écho qu’eut l’article de Ta-Nehisi Coates, « The Case for Reparations » (The Atlantic, 2014) — bien que ce seul article ne puisse pas expliquer, à lui seul, le mouvement pour les réparations. En France, la question des réparations est aussi relancée en 2022 avec une enquête du New York Times qui remet au jour la question de l’« indémnité » payée par Haïti comme prix de son indépendance en 1825.

Au Brésil, notamment sous les mandats de Dilma Roussef (2011-2016), une politique en faveur des Afro-Brésiliens se met en place. Ainsi, la loi n° 12.771 de 2012 instaure des quotas pour les autochtones et afro-descendants dans les établissements d’enseignement supérieur. En 2013, une autre loi fixe un quota de 20 % pour les Afro-Brésiliens dans la fonction publique fédérale. En parallèle, un programme de réforme agraire prévoit de donner la propriété des terres aux 2 849 quilombos (communautés de descendants d’esclaves ayant fui la servitude) du Brésil. Cependant, entre 1995 et 2015, seuls 230 quilombos ont effectivement obtenu leur titre de propriété. Malgré ces limites, le Brésil reste vraisemblablement le pays ayant le plus agi en matière de réparations liées à l’esclavage.

Après un parcours de plus d’un siècle d’histoire, Ana Lucia Araujo fait le constat suivant : « Dans les périodes où les acteurs sociaux soutenaient les demandes de droits civiques et de citoyenneté, les demandes de ressources sous forme de réparations financières et matérielles pour les injustices passées étaient négligées, tandis que dans les phases de déclin des droits civiques, les demandes de réparations financières et matérielles avaient tendance à augmenter.  » On peut se réjouir de la promesse d’un Mémorial national des victimes de l’esclavage dans les jardins du Trocadéro, ainsi que de la prise de conscience par les autorités françaises de l’iniquité que représente la rançon imposée à Haïti. Mais il reste légitime de s’inquiéter de la manière dont seront prises en compte les demandes d’égalité réelle des descendants des victimes de l’esclavage.