Une réédition de « La Mésentente » (1995) de Jacques Rancière, enrichie d’une postface, permet de redécouvrir cet ouvrage central qui distingue la véritable politique de la ‘police’.
La Mésentente de Jacques Rancière, publiée initialement en 1995 aux Éditions Galilée et sous-titrée Politique et Philosophie, reparaît aujourd’hui aux éditions de La Fabrique, enrichie d’une postface de l’auteur. Cette postface n’a rien de formel : elle ne se limite pas à justifier l’acte éditorial mais reprend la trajectoire qui a conduit à la rédaction du livre.
Dès sa parution, Rancière proposait une approche singulière, en rupture avec ce qu’on appelait alors la « philosophie politique », fortement ancrée dans la philosophie du droit et dans la théorie du contrat social. Ouvrant le livre sur cette formule, il en contestait l’intérêt et, surtout, la prétention à constituer une branche naturelle de « l’arbre-philosophie ». Pour lui, cette tradition trop formatée se limitait à penser les rapports entre théorie philosophique et légitimation de la démocratie libérale. Il montrait par ailleurs que les débats intellectuels restaient pris entre deux pôles figés : la défense du marxisme, d’un côté, et celle du droit positif, de l’autre.
Aujourd’hui, il ne s’agit pas de relire ces analyses avec nostalgie, mais de les réactualiser. C’est précisément ce à quoi s’emploie la nouvelle postface.
Politique ou police ?
L’argumentation de l’ouvrage repose sur une conviction première : l’ordre social est contingent, et il se heurte au principe d’égalité des intelligences. Or, les philosophes dominants de l’époque transformaient cette contingence en une configuration présentée comme « naturelle ». C’est à partir de ce point qu’il convient de poser, avec Rancière, le problème de la politique.
Le philosophe introduit dans cette perspective la distinction décisive entre « politique » et « police ». La « police », chez lui, ne désigne pas seulement l’appareil répressif : elle désigne tout ce qui organise les partages sociaux, juridiques, langagiers, qui distribue les parts, les places et les fonctions et qui justifie cet état des choses. Ainsi, et contrairement aux discours les plus courants, la politique ne se dissout pas dans la gestion du corps social et dans le maintien de l’ordre (c’est-à-dire du partage) social ; cela n’est qu’une « police ».
La véritable « politique », à l’inverse, surgit de l’interruption : lorsqu’un sujet ou un groupe interrompt cet ordre social établi et divisé. En ce sens, la politique met en jeu le « partage du sensible » — théorie centrale de la pensée de Rancière, certes encore pas complètement élaborée en 1995, mais dont l’auteur en programme déjà les grands traits ici. Face à une société qui détermine qui est visible et qui ne l’est pas, qui est audible, c’est-à-dire considéré comme un être « parlant », capable de formuler des discours empreints de raison et donc digne d’être entendu, et qui ne l’est pas, c’est-à-dire considéré comme ne produisant que du bruit, ne méritant pas d’être écouté : la « police » admet et défend ce partage social tandis que la politique introduit du brouillage.
Dans le deuxième chapitre de La Mésentente, Rancière illustre la logique de la politique par un récit fameux. Il reprend un épisode raconté par Tite-Live, puis réécrit au XIXᵉ siècle par un penseur français : la sécession des plébéiens sur l’Aventin, à Rome. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les plébéiens ne se contentent pas d’ériger un camp retranché : ils instituent un autre ordre. Les patriciens les considéraient comme incapables de parler ; ils se sont constitués comme des êtres parlants. Ainsi, ce sont les « invisibles » ou les « inaudibles » qui reconfigurent l’ensemble du partage social en interrompant l’ordre institué de la parole.
Ce partage prétend organiser la cité comme un tout indivisible, en niant qu’il puisse exister des parties manquantes. Or, certains en sont exclus. Les « maîtres du compte » s’efforcent alors de ramener toute contestation à l’ordre du droit — c’est-à-dire à la police — en invoquant le consensus. Mais ce consensus n’est pas un véritable accord : il est l’image imposée d’une unité qu’il faudrait préserver à tout prix. Le cœur du problème politique réside dès lors dans la parole elle-même : existe-t-il une scène commune où débattre ? Qui a le droit de parler, sur quoi, et qui reste tenu à l’écart de l’ordre de la cité ?
Si La Mésentente ne développe pas encore le modèle esthétique aujourd’hui associé à la pensée de Rancière, on y retrouve toutefois une analyse essentielle, à savoir ce qu’il nomme « le scandale de la politique ». Cette expression renvoie au fait que n’importe qui puisse se lever pour donner son avis. Ce « n’importe qui » se distingue du « celui-ci », celui qui est considéré comme compétent, comme expert dans le domaine de la politique.
La mésentente
Le concept central du livre et qui lui donne son titre, la « mésentente », est définie ainsi par Rancière : « Par mésentente on entendra un type déterminé de situation de parole : celle où l’un des interlocuteurs à la fois entend et n’entend pas ce que dit l’autre. La mésentente n’est pas le conflit de celui qui dit blanc et celui qui dit noir. Elle est le conflit entre celui qui dit blanc et celui qui dit blanc mais n’entend point la même chose ou n’entend point que l’autre dit la même chose sous le nom de la blancheur ». En d’autres termes, il est nécessaire de distinguer la mésentente du malentendu.
Alors que le malentendu ne porte que sur l’usage des mots (il résulte d’une imprécision, qu’on peut dissiper par une meilleure maîtrise du langage), la mésentente concerne la situation même des interlocuteurs : l’un ne reconnaît pas l’objet dont l’autre parle, et n’entend pas « que les sons émis par Y composent des mots et des agencements de mots semblables aux siens ». Les interlocuteurs « y entendent et n’y entendent pas la même chose dans les mêmes mots ». Ils n’entendent que du bruit là où l’autre produit du langage, et ne perçoivent pas l’objet qu’il désigne.
À partir de là, Rancière met en avant les véritables dissensus qui traversent nos sociétés — ceux qu’on ne peut corriger. Alors que la « police » prétend réduire la mésentente à un simple malentendu, la « politique » consiste à interrompre et à transformer fondamentalement ce dissensus.
La postface permet d’approfondir ce point sous un angle inédit. Rancière y retrace la genèse de l’ouvrage, de 1992 à 1995, entre débats théoriques (marxisme, libéralisme) et contexte géopolitique (démocratie vs totalitarisme). Il insiste sur la notion d’émancipation, qui lui a permis d’opérer un pas de côté par rapport aux philosophies politiques centrées sur l’analyse des institutions, mais aussi sur l’importance du « sensible », négligé par ces mêmes philosophies politiques.
On peut regretter, d’ailleurs, que cette postface ne soit pas plus développée et qu’elle n’interroge pas davantage le statut de la mésentente face aux bouleversements des dernières années. Sa conclusion ancre néanmoins sa critique du consensus dans l’actualité, et en appelle à en développer l’héritage.