C’est en métropole que l’on peut le mieux comprendre les logiques et fragilités du projet colonial français, ainsi que le prouve l’étude d’un service de surveillance dans l’entre-deux-guerres.

Parmi les thèmes de recherche les plus dynamiques en histoire coloniale figurent la question du maintien de l’ordre et les réflexions à l’échelle impériale, qui impliquent de prendre en compte la centralité de la métropole dans la colonisation. Dans ce livre tiré de sa thèse, Vincent Bollenot s’emploie à croiser ces deux thèmes en reconstituant l’histoire d’une administration méconnue, le Service de contrôle et d’assistance des indigènes des colonies en France – plus simplement, le CAI. L’existence de ce dernier court de 1923 à 1941, en plein entre-deux-guerres, dans un contexte d’augmentation inédite du nombre de colonisés en métropole. Administration coloniale, mais au centre de l’empire, le CAI est chargé d’en assurer la surveillance. Maître de conférences à l’université de Caen, Vincent Bollenot dresse dans «  Signalé comme suspect  » le portrait impérial d’une institution, de ses rouages et agents, mais également des colonisés fichés dans ses archives.

Une routine administrative et coloniale

Le nom du CAI est trompeur. Son objectif n’est pas de porter «  assistance  », seulement d’assurer un «  contrôle  » des «  indigènes  ». Le CAI est un service de renseignement en métropole, bien que rattaché au ministère des Colonies. Fondé en 1923, il est l’héritier du Service d’organisation des travailleurs coloniaux (SOTC) créé pendant la guerre, par l’intermédiaire d’une de ses sous-administrations, le Contrôle général des travailleurs et tirailleurs indochinois. Cette ascendance explique la surreprésentation des Indochinois dans les dossiers de surveillance (et par conséquent dans les exemples mobilisés dans ce livre), même si le contrôle est ensuite élargi aux colonisés africains et afro-caribéens.

Le CAI est ausculté comme une simple administration, dans ce qu’elle a de plus concret et de bureaucratique, comme une administration coloniale et comme un service de renseignement. L’étude se focalise sur l’institution centrale à Paris, mais regarde aussi sa principale antenne, le grand port colonial de Marseille. La soixantaine de fonctionnaires identifiés par l’auteur forment un «  tout petit monde  », un entre-soi administratif et colonial fait de mariages, d’amitiés et de mondanités impériales. Étant données les missions du CAI, la tradition bureaucratique française se double d’une routine du secret. L’administration n’est pas une police et ses agents ne peuvent procéder à des arrestations. Ils doivent cependant maîtriser des techniques policières, comme la filature, et posséder des connaissances, notamment linguistiques, sur les populations surveillées.

Néanmoins, le maillage du renseignement se révèle souvent lâche. Il est sensible aux (in)compétences des hommes, agents ou indics, qui en composent les réseaux, si bien que le CAI n’a qu’une vision partielle de ce qu’il est chargé de surveiller. Loin d’étayer l’idée d’un État colonial tout puissant, interprétation contredite par les recherches récentes, l’étude du CAI fait apparaître une administration précaire, peinant à recruter et à réaliser ses missions, et qui doit constamment justifier son existence.

La reconstitution de la routine administrative du CAI permet de suivre le processus de façonnement du renseignement, de la récolte de l’information, par exemple via un informateur indochinois infiltré dans un café fréquenté par sa communauté, jusqu’au rapport écrit par l’agent. Ce faisant, «  Signalé comme suspect  » reconstitue la genèse des sources à la disposition des spécialistes de la surveillance coloniale en métropole. Comme les autres archives du ministère des Colonies, celles du CAI sont conservées aux Archives nationales d’Outre-Mer (Aix-en-Provence). Elles représentent 23 212 dossiers individuels, dont environ 8 000 ont été consultés par V. Bollenot. La matérialité de ces dossiers permet de comprendre les règles bureaucratiques qui ont présidé à leur création, les catégories à travers lesquelles réfléchissent les agents, mais aussi tout ce qui n’est pas explicite, mais finit par transparaître, comme leurs craintes politiques et intimes – la question de la sexualité entre un colonisé et une métropolitaine est ainsi centrale. Le livre propose donc une méthode de lecture de l’archive coloniale.

Empire, anti-impérialisme, «  impérialisés  »

 «  Signalé comme suspect  » s’inscrit dans le champ de l’histoire impériale, un courant historiographique dynamique devenu depuis une vingtaine d’années une clé de lecture majeure de la colonisation. Plutôt que de se concentrer sur un seul territoire colonial, il invite à élargir les perspectives en croisant les territoires et en pensant les liens entre ces derniers et la métropole, centre de l’empire. Il invite également à être attentif à la circulation des hommes, des modèles institutionnels et juridiques, et des pratiques. V. Bollenot entend ainsi contribuer à une histoire de ce qu’il nomme l’«  État-nation impérial  », pour coller à la façon dont les idéologues de l’époque articulaient l’échelle nationale et l’échelle impériale, l’empire étant considéré comme une condition de la puissance nationale. C’est le mythe de «  la plus grande France  », promu dans l’entre-deux-guerres par Albert Sarraut, successivement ministre des Colonies puis de l’Intérieur et à l’origine de la fondation du CAI.

Connectés tant aux milieux politiques que scientifiques du temps, les deux directeurs successifs du CAI (Albert Duchêne et Gaston Joseph) ont produit des ouvrages pour justifier la politique impériale française. Un autre moteur de leur action est un farouche anticommunisme. Jusqu’à la guerre, le principal ennemi de l’impérialisme français était le panislamisme, qui faisait craindre une grande alliance musulmane antifrançaise au sud de la Méditerranée. Par la suite, c’est surtout le communisme qui est conçu comme un problème impérial par les agents de l’administration. Cette idéologie est de fait l’un des moteurs de l’anti-impérialisme, dont Paris est l’un des centres dans l’entre-deux-guerres. La grande crainte du CAI est que la métropole ne permette à différents mouvements anticoloniaux de s’allier dans une «  inter-colonialité  ». Toute critique de la colonisation française conduit donc à une suspicion de séparatisme, et il n’est pas rare que des militants anti-impérialistes soient soupçonnés d’avoir été soudoyés par les «  ennemis  » de la France, en premier lieu les Allemands et les Soviétiques.

L’approche impériale invite à penser les circulations et les continuités entre le centre et ses dépendances. De nombreux agents du CAI sont ainsi des anciens d’Indochine. Sarraut lui-même a été gouverneur général d’Indochine, où il a structuré le service de renseignement local, avant d’entamer sa carrière ministérielle en métropole. Cependant, V. Bollenot insiste sur le fait que les doctrines et pratiques de maintien de l’ordre ne circulent pas telles quelles ; la panoplie répressive des agents coloniaux, leur liberté d’agir sans tenir compte de l’état de droit, est ainsi beaucoup plus restreinte en métropole que dans les espaces coloniaux.

Le racisme est bien évidemment au cœur de cette administration. Parmi les «  catégories normatives au service d’un sens commun impérial  » scrutées par l’auteur, il y a par exemple l’évidence que les agents se conçoivent comme blancs, par opposition à ceux qu’ils surveillent. La race est cependant rarement explicite dans les dossiers individuels, soit que cela soit considéré comme évident, soit que cela passe par les descriptions phénotypiques selon les méthodes de l’anthropologie raciale. En lieu et place de la race, la colonie d’origine ou l’ethnie peut être indiquée : «  Annamite  » est ainsi un terme générique, souvent impropre, pour désigner toute personne originaire d’Indochine. Aux catégorisations raciales s’ajoutent des considérations sociales et la prise en compte des engagements politiques, qui justifient la surveillance.

Pour cette raison, en s’inspirant du mot «  racisés  », qui évoque l’assignation à une race, l’auteur forge le néologisme d’«  impérialisé  ». Le mot désigne les colonisés en prenant en compte les catégories raciales, mais aussi l’infériorisation statutaire et juridique propre à l’empire. La proposition est d’autant plus intéressante qu’elle permet d’éviter le très marqué «  indigènes  », difficile à contourner.

Agents, suspects et mouchards

Loin de faire le tableau froid d’une administration, l’ouvrage est enrichi par de nombreux portraits, d’agents du CAI, d’impérialisés sous surveillance et d’une catégorie toute particulière d’intermédiaires impériaux, les «  indics  ». Cela produit une histoire sociale du renseignement, segmenté par des hiérarchies administratives et des considérations raciales.

Les agents du CAI fondent leur compétence sur un «  capital impérial  ». Même s’il est souvent difficile de reconstituer leur carrière, la plupart des agents ont pour principale compétence d’avoir été en poste dans les territoires coloniaux, en particulier en Indochine ; ce sont par exemple des contrôleurs civils à la retraite. Ils ont une connaissance des impérialisés et parfois de leur langue, même s’il leur faut reconfigurer leur capital impérial pour le contexte métropolitain. Quant aux agentes, cantonnées à des fonctions bureaucratiques, il n’est pas rare qu’elles soient filles ou veuves d’un fonctionnaire colonial. Il existe également quelques employés indochinois du CAI, relégués à des postes logistiques, comme coursier ou planton.

De l’autre côté de la surveillance se trouvent les impérialisés. Le militantisme conduit à un fichage immédiat, notamment au moindre contact avec le communisme en général ou le trotskysme en particulier. Si l’épais dossier consacré à Nguyễn Ái Quốc, le futur Hồ Chí Minh, a depuis longtemps été ouvert par les historiens, l’auteur montre que sa surveillance très précoce a servi à poser les fondements des surveillances ultérieures. Face à ce contrôle, dont ils ont bien conscience, les militants disposent de plusieurs options. Ils peuvent identifier les mouchards, éviter de sortir de chez eux, ou au contraire changer régulièrement d’hôtel pour brouiller les pistes. Le militant communiste Lamine Senghor fait aussi usage du wolof, langue que les agents ne maîtrisent pas toujours. V. Bollenot invite cependant à ne pas interpréter systématiquement ces adaptations comme des micro-résistances anti-impériales, mais aussi comme des stratégies d’évitement. Par ailleurs, les militants, résignés, choisissent le plus souvent de faire avec.

Pris en étau entre l’administration et les surveillés se trouvent enfin les informateurs, recrutés parmi les «  impérialisés  » qui disposent à la fois d’un «  capital d’autochtonie  » et d’un «  capital militant  » lorsqu’ils font déjà partie d’un réseau. Au terme d’un long travail pour croiser des sources qui cherchent à protéger leur identité, 30 indicateurs réguliers ont ainsi pu être comptés, mais seule une douzaine identifiée. Leur recrutement est rarement volontaire et, s’il donne lieu à rétribution, découle souvent d’un chantage (menace d’un rapatriement, par exemple), ce qui invite à éviter les interprétations sur le thème de la trahison. Si leur rôle peut être lu comme une tentative de renégocier la domination impériale, l’auteur précise qu’il s’agit d’une position «  misérable  » résultant d’un rapport de domination et impliquant de nombreuses compromissions, états d’âme et craintes d’être démasqué. Preuve de la complexité des enjeux, il arrive que des indicateurs soient des cadres de certains mouvements anti-impérialistes, à l’instar de Lamine Senghor, qui renseigne dans les années 1920 le CAI sur l’Union intercoloniale dont il est le secrétaire.

 

Le CAI ne disparaît pas avec la guerre, mais perd en puissance sous Vichy et est avant tout chargé de l’identification des migrants impériaux. Son sort, et celui de ses fonctionnaires qui restent en place jusqu’à l’épuration, permettent néanmoins de penser les continuités entre les pratiques de surveillance et de répression d’avant-guerre et celles du régime de Vichy, notamment pour tout ce qui concerne les étrangers ou perçus comme tels. Bien que l’application de l’approche impériale comme cadre de lecture y soit parfois trop systématique, «  Signalé comme suspect  » se révèle en définitive une très bonne introduction pour qui voudrait se familiariser avec les enjeux historiographiques récents de l’histoire coloniale et impériale.