Hajar Bali saisit avec une grande maîtrise littéraire la beauté d’une société algérienne contemporaine qui se lève contre des décennies de léthargie politique et culturelle.
La rumeur des rues d’Alger est ordinaire ce jour-là. Adel et Wafa repèrent une vieille dame qui revient du marché, l’allure distinguée, soigneusement coiffée, ostensiblement embijoutée. Les deux lycéens hâtent le pas, suivent la femme, qui leur paraît très bourgeoise, à son domicile. Ambitieux, rêveurs, un peu trop romantiques, mais surtout fauchés, ils décident de passer à l’acte, sonnent à la porte : « Elle ouvre en maintenant la chaînette de sécurité. » Wafa prend alors sa plus belle voix : « Madame Souami ? C’est pour un sondage. Vous connaissez la lessive "Normal" ? Tenez, cadeau pour vous. » La dame semble vivre toute seule. Un appartement vaste, très ensoleillé. Le couloir est long, les fenêtres et le balcon donnent sur la mer. La vue est splendide.
Voulant réussir son coup en un temps record, et proprement, Adel brûle les étapes, ne laisse pas sa copine terminer son numéro de séduction : « Je trébuche », raconte Wafa, « sur ses chaussures qu’elle n’a pas eu le temps de ranger. Elle vient à peine de laisser tomber son panier et de récupérer ses chaussons. Adel nous pousse violemment et ferme la porte à clé. Elle n’a pas le temps de crier, il a la main sur sa bouche et la plaque tout entière contre lui, tout son dos contre lui. C’est un petit bout de femme, certes, mais elle se débat une longue minute avant de se figer. Elle est morte ? Mais non, t’es folle ? Elle est juste évanouie. » Les deux amoureux fouillent l’appartement, mais ne trouvent ni argent ni objets précieux. Ils entendent du bruit dans les escaliers. C’est le moment de déguerpir. Wafa, en sortant, emporte avec elle un pot de confiture. Madame Souami est toujours inconsciente.
Le soir, chacun des deux intrépides est chez ses parents. Adel et Wafa s’écrivent, expriment leur vive inquiétude sur l’état de la vieille femme qu’ils ont agressée dans la journée. Des images noires traversent leur discussion, ils pensent qu’elle est morte. Pour se rassurer, ils décident de retourner chez elle, dans les environs de Belcourt. Ils élaborent une stratégie pour ne pas se faire attraper, mais ils échouent. Ce jour-là, Slim, le fils de madame Souami, était à la maison. Ils sont maintenant entre ses mains, reconnaissent rapidement les faits et racontent l’histoire dans ses détails.
Ne leur tenant aucunement rancune, Slim décide de les orienter sur ce qu’il estime être « le bon chemin ». Idéaliste, il écrit dans ses carnets philosophiques : « Je suis reconnaissant à Dieu de m’avoir mis sur le chemin de ces créatures. C’est ça qu’ils ne savent pas encore. J’ai enfin une mission : les guider vers la lumière. Merci mon Dieu. Il y a à peine dix jours, j’errais dans la vie comme n’importe quel abruti, sans but. Aujourd’hui, je suis un autre homme. Je me repens chaque jour de mes péchés »…
Après la publication remarquée d’Écorces (Belfond/Barzakh, 2020), l’écrivaine Hajar Bali continue son travail d’exploration romanesque de l’Algérie contemporaine dans son nouveau roman intitulé Partout le même ciel. Avec des points de vue complexes sur les désirs de révolte et d’émancipation qui traversent la société algérienne, sa jeunesse au premier chef, l’autrice dessine, dans une langue claire et un style méticuleusement travaillé, une fresque saisissante donnant à voir un pays en ébullition.
Dans la tête d’un ancien professeur de philosophie
« Wafa est sceptique. Elle ne croit pas aux bons sentiments de Slim. Elle pense qu’il veut nous piéger, que c’est un pervers ou quelque chose comme ça » : Adel, pris dans la nasse de ses tourments et de ses hésitations, veut croire pour sa part en son nouvel ami, qui leur propose de venir souvent et de l’aider dans les tâches du quotidien. Les premiers contacts de Wafa avec l’étrange fils de madame Souami, en revanche, sont marqués par la méfiance, peut-être même par une forme de dédain. Elle voit en lui un « bourgeois islamo-communiste » qui parle un langage obscur, un mélange entre la mystique des sages de l’islam et la philosophie transcendantale d’Emmanuel Kant…
Slim rémunère les premiers services de ses nouveaux amis. Mais après que la pension de sa mère est suspendue (dans l’attente du renouvellement de son certificat de vie), tout s’arrête. Pendant trois mois, Adel travaille gratuitement : « Après la peinture, je me suis improvisé menuisier, j’ai réparé tous les meubles. Ensuite je me suis mis à la plomberie. Y a de bons tutos sur Internet. Slim achète tout le matériel, je m’en sors plutôt bien. À part le jour où le robinet m’a pété dans la main. Ça ne s’arrêtait pas de couler, l’eau et le sang de mon index ». Orphelin de mère, le jeune lycéen vit en perpétuelle tension avec son père. Avec sa copine, il veut rejoindre le Canada pour fuir la précarité et le conformisme social.
Petit à petit, les choses évoluent, la confiance s’installe plus profondément entre Slim et les deux adolescents. Ces derniers trouvent de petits emplois, précaires certes, mais qui leur permettent de respirer financièrement. De temps à autre, ils se rendent chez leur ami, ancien professeur de philosophie, pour reprendre leur souffle, oublier le poids des jours, préparer les épreuves du baccalauréat, lire des livres. À la question : « pourquoi tu as laissé ton poste ? », il répond, catégoriquement : « Je ne trouvais plus aucun plaisir à donner mes cours à des imbéciles qui n’étaient préoccupés que par l’heure qu’il était et cherchaient à connaître, par avance, les sujets d’examen ». Il a quitté l’enseignement universitaire pour concrétiser sa propre philosophie, lui qui se voit « un peu comme le Ḥayy Ibn Yaqdhan, qui découvre la philosophie par la méditation ».
La démission de l’université lui a ouvert les yeux, lui a permis de lever le voile des abstractions. Il sonde son âme, pour mieux la connaître : « Aujourd’hui, je sais qu’il me faut affronter le réel, c’est-à-dire, entre autres, m’investir auprès des créatures perdues, comme ces deux enfants. Tout le monde accède à l’intuition métaphysique en observant la nature et le monde. Je suis le berger dans sa solitude. La tâche sera rude, je m’y prépare. »
La lecture et la révolte
La bibliothèque de Slim est un endroit pour se perdre. Le choix des lectures paralyse la curiosité : romans, essais, théorie littéraire, philosophie, mystique, etc. Sa mère, misanthrope et ancienne militante communiste, a rangé les livres d’une façon curieuse. Il y a « ceux d’ici », les classiques des lettres algériennes, et les autres. Entre Slim et Wafa, les discussions littéraires et philosophiques durent des heures.
La jeune fille se passionne pour les cours de son ami sur le déterminisme social que le sujet peut transformer, transcender. La précarité, la contrainte des codes familiaux, les rôles sociaux, l’assignation de genre, elle veut tout bouleverser. Le philosophe outsider est exigeant, il propose à Wafa de lire Le Gai Savoir de Nietzsche. Elle prépare son baccalauréat avec abnégation. Le livre l’absorbe, l’aide énormément dans ses révisions : « Je suis comme hypnotisée par le bouquin. Je ne sais pas pourquoi. Je lis comme ça, au hasard, quelques phrases à la fois biscornues et simples. Ça me plaît. »
Adel, quant à lui, pense aux millions qu’il doit épargner pour aller au Canada. Il tient à son amie, l’encourage dans ses révoltes, veut absolument vivre avec elle ; mais, privé de capital économique, il doit vivre chez son père, et partager l’appartement avec son frère Sami. Wafa est également tourmentée, hantée par une obsession, l’affirmation de ses choix face à sa famille : « Comment je vais le présenter à mes parents ? C’est mon copain. Il n’a pas de mère, il ne s’entend pas avec son père, il ne travaille pas vraiment, on veut émigrer au Canada. Rien qu’à ce qu’il m’en a dit, son père me dégoûte. Son frère est dépressif, et pour ne rien gâter, nous deux, on ne veut pas entendre parler de mariage... Quel programme ! C’est inextricable. »
En attendant des jours meilleurs, ils font l’amour hors mariage, peinent à gagner leur vie, consolident leur amitié avec Slim. Ils passent énormément de temps chez lui. Leur lien est maintenant indéfectible. D’une soirée à l’autre, Wafa s’insurge toujours davantage : « Pourquoi toutes ces complications ? En quoi ça les regarde, ce que je vis ? Qu’est-ce qu’ils font, eux, pour moi, à part me gronder et lire mes bulletins en fin de trimestre ? »
Le jeune couple finit cependant par se marier après plusieurs années de labeur. La précarité demeure, la joie également. Ils pensent toujours à leur projet d’installation au Canada. Mais un vent de liberté s’empare soudainement du pays.
Soudain le pays se lève
L’événement est inédit, inimaginable. Quelques jours auparavant, il n’y avait encore que des rumeurs : « Tout le monde parle de ce mystérieux appel sur Facebook. C’est demain, ils disent. Ça commence demain. Ça devrait commencer juste après la prière du vendredi. Slim dit qu’il faut y aller. Il faut sortir. Tant que la révolution n’a pas eu lieu, on n’en parle pas. C’est comme la mort. Bruit de bottes ou révolution ? » La ville se met en mouvement. Les manifestants, toutes et tous souriants, envahissent les rues. Les policiers se positionnent partout. Ceux en civil aussi, reconnaissables à leur manière de se mouvoir, de regarder la foule se réapproprier l’espace public. Un seul mot d’ordre : démocratie et citoyenneté effectives.
« Slim dit : c’est l’occasion pour nous d’inventer un langage nouveau, et même, si vous le voulez, une haine nouvelle. Dans la rue. » Le vent commence à tourner. On annonce la démission forcée du président, qui voulait s’éterniser au pouvoir, « constitutionnellement ». La foule est immense, joyeuse, enfiévrée. Personne ne croit ce qu’il voit. Wafa et Adel pensent à annuler leur départ au Canada. Les gens se retrouvent dans la rue pour la première fois, se parlent par-delà les a priori et le mépris de classe. Slim est devant la Grande Poste d’Alger, en train de vulgariser ses cours de philosophie à la multitude des marcheurs.
Pour ce mystique, ce soulèvement est un événement qui exige un engagement inconditionnel : « Je suis dans la pureté de la révolution. Voilà. C’est ça. Je suis propre, sans tache. » Enchantés, les manifestants continuent d’habiter l’espace public. La joie s’affirme dans les chants sportifs des déshérités : « Sous les vrombissements des hélicoptères, on reprend en chœur les chants que quelqu’un, à l’aide d’un haut-parleur, entonne, s’improvisant chef d’orchestre. D’autres, plus loin, prennent le relais. Ça va de l’hymne national aux slogans révolutionnaires appris à l’école, en passant par la fameuse Casa del Mouradia, que les supporters de l’USMA [Union Sportive de la Médina d'Alger] ont composée et qui s’est immiscée clandestinement dans toutes les chaumières de la ville. »
« Interdiction de Sortie du Territoire National »
Le rêve finit par s’évanouir après plusieurs mois de mobilisation absolument inédite. Le langage de la matraque a repris ses « droits ». Arrestations massives. Emprisonnements arbitraires visant des étudiants, des militants, des journalistes, des acteurs de la vie politique. Personne n’est épargné. Après la ferveur, Slim sombre dans le désespoir. La révolte populaire est dans l’impasse : « Le mouvement s’essouffle. Il nous faut le reconnaître », constate-t-il avec aigreur. Peu de temps après, il décide de mettre fin à ses jours. Adel et Wafa tentent de l’en empêcher, en vain. Le jour du passage à l’acte, ils arrivent en retard.
Deux ans après la révolte et le martyre de Slim, le pays est sous l’anesthésie du bâton. Une partie importante des participants au soulèvement populaire, Adel et Wafa compris, vivent sous une mesure arbitraire : l’« Interdiction de Sortie du Territoire National » (ISTN).
Un agent administratif affilié aux services de sécurité veille à prémunir son pays contre les supposées menaces extérieures : « On va leur ôter l’envie de recommencer leurs balades du vendredi », se félicite-t-il. « C’est ce qu’a dit le commissaire. Ha ha. Il a dit, pliez-moi ça vite fait. Mais moi, j’irai aussi loin que possible. Je n’ai pas l’intention de bâcler le travail. J’en coincerai deux ou trois. Je les dénicherai, je les ferai trembler. » Il enquête sur la possibilité de l’implication d’un « réseau étranger » et rappelle dans chaque prise de parole que « le pays est toujours en danger ».
L’institution sécuritaire fait main basse sur la rue, la contre-révolution anti-citoyenne est en marche. D’aucuns appellerons cela le « dialogue national ». L’espoir agonise, et dans le clair-obscur de ce grand désenchantement, Adel et Wafa attendent impatiemment la levée de leurs ISTN pour rejoindre le Canada.
Loin d’être un roman qui explique l’Algérie à l’observateur étranger, comme c’est le cas d’une partie significative des productions littéraires en situation post-coloniale, Partout le même ciel est une murale romanesque décrivant au scalpel les évolutions des sensibilités algériennes dans la quotidienneté de leurs détails. Seule la littérature est capable de capter l’émergence de ces désirs d’ouverture et de renouveau, et de les projeter dans des vies imaginaires.