Pour la collection « Ma nuit au musée » des éditions Stock, Kaouther Adimi dialogue avec les toiles de l’artiste Baya, qui font ressurgir ses souvenirs de l’Algérie des années 1990.

D’aucuns ont vu dans ses œuvres un art naïf, enfantin, décoratif et même primitif ; d’autres ont considéré que son travail restait prisonnier du regard colonial et du patriarcat islamique. Accueillie par le galeriste Aimé Maeght à Paris, l’exposition des gouaches et des sculptures d’une jeune artiste « indigène » dénommée Baya (âgée de 16 ans à l’époque), dont le vernissage a lieu le 21 novembre 1947 (on est deux ans après les massacres inhumains de Sétif et Guelma), laisse peu de place à l’indifférence. Un esprit libre à l’imaginaire débordant. Une grande faculté d’invention. Un tracé puissant et robuste. Un sens aigu de la combinaison des couleurs et des formes. Un œil unique. Des visages à peine esquissés. Une audace éclatante qui fait vaciller le regard du visiteur. La charge symbolique de ses productions est un ravissement ; son silence imperturbable au milieu d’une foule parisienne à la curiosité agressive est impressionnant.

À rebours des jugements dépréciatifs et souvent racistes d’une partie de la presse – lesquels peuvent se résumer en une formule : « elle peint avec génie, mais ne sait aucunement ce qu’elle fait » –, l’architecte et urbaniste Jean de Maisonseul (il sera le premier conservateur du musée des Beaux-Arts d’Alger après l’indépendance en 1962) consacre le premier numéro la revue Révolution africaine (créée en 1963) à Baya. Il considère en effet que ses tableaux sont « des œuvres d’art, qui existent en elles-mêmes par leurs couleurs, leur plastique, par la sûreté de l’arabesque toujours renouvelée ». Dans l’océan obscur de la haine coloniale, le conservateur insiste : la jeune peintre donne à voir des « œuvres d’amour ».

Baya peint et sculpte l’oralité, les contes qu’elle invente, les savoirs artisanaux et la mémoire ancestrale que se transmettent les femmes algériennes depuis des siècles. L’art singulier de cette femme a marqué le XXe siècle par son inventivité mystérieuse qui continue de résister aux gloses et à des interprétations généalogiques quelque peu fautives. À propos de ce travail de création, Pablo Picasso parle d’un « jaillissement naturel  » quand il rencontre Baya lors de l’été 1948 à la poterie Madoura, à Vallauris. Et c’est dans ce jaillissement que l’écrivaine Kaouther Adimi a eu envie de se replonger pour saisir et réordonner sa mémoire émiettée des années 1990 en Algérie. Sous l’aura des toiles de l’artiste, elle veut reconstituer son expérience de la « décennie noire », cette guerre contre les civils, et réorganiser son chaos intérieur.

Ce dialogue avec l’œuvre de Baya, l’autrice de Nos richesses (Seuil, 2017) l’a tenté en 2018, au musée Picasso, mais sans succès. La charge émotionnelle était trop forte, insupportable. Elle récidive cependant quelques années plus tard à l’Institut du monde arabe. Déterminée, elle y passe la nuit précédant l’ouverture de l’exposition « Baya, icône de la peinture algérienne. Femmes en leur Jardin » (du 8 novembre 2022 au 26 mars 2023). « Aujourd’huiécrit-elle, je suis arrivée avec une ligne claire : m’en tenir d'abord à Baya. Je suis là pour cela. Je dois restituer des éléments biographiques. Il faut reprendre depuis le début, combler les nombreux trous, étirer le temps, vous emmener d’un pays à l’autre, ordonner la galerie de personnages qui vont m’accompagner toute la nuit  ». La Joie ennemie est le récit de son retour au milieu des cendres d’une guerre fratricide, habillée des couleurs protectrices quoique troublantes du merveilleux jardin de Baya.

1994 : un retour périlleux en Algérie

« Dans le rétroviseur, mon père me sourit. Son nez se plisse légèrement, comme celui d’un lapin. Je fronce les sourcils, agacée par cette expression incongrue. Puis, tout s’accélère. Un crissement. Le frein à main est brutalement tiré. La voiture tangue sous le choc. Mon père ouvre sa portière en un éclair et bondit hors du véhicule. Il court. Il court vers eux. Sa silhouette se découpe dans la lumière crue. Ma mère hurle. Et puis… le chaos ». Les yeux écarquillés, le corps figé, le visage blanc, exsangue, le père de l’écrivaine lâche deux mots, incompréhensibles pour les enfants. Seule sa femme saisit leur sens. Le surgissement des images de ce chaos bouleverse la nuit de Kaouther Adimi au musée Picasso. Furtivement, elle revoit tout, son père sort de la voiture, se précipite vers les terroristes, le pistolet à la main. L’effroi s’accentue avec la chaleur accablante étouffant la Peugeot blanche. Tout le monde détourne les yeux. L’épaisseur de l’air redouble de lourdeur. Soudain, il revient, essoufflé : « Ce n’est rien, tout va bien, tout va bien.  »

C’était en 1994, la famille venait de rentrer de Grenoble, et se dirigeait depuis Alger vers le village familial situé dans l’Est algérien. « Je sais aujourd’hui les mots qu’il a prononcés. Deux mots qui dans les années 90 auraient fait dresser les cheveux de n’importe quel Algérien : faux barrage. » C’est le premier choc contre le mur du réel : le terrorisme des groupes islamistes.

Sur le conseil de l’un des supérieurs « pas mécontent de se débarrasser de cet homme trop lettré qui contest[ait] tout, qui n’[était] jamais d’accord sur rien », le père de l’autrice, cadre dans l’institution militaire, avait décidé de s’installer en France pour rédiger une thèse de doctorat sur « La montée de l’islamisme en Algérie vue à travers la presse périodique française  » à l’université Stendhal : « En août 1990, quelques mois après la victoire du Front islamique du salut aux élections communales, nous nous installons à Saint-Martin-d'Hères. »

Quelques mois plus tard, le 11 janvier 1992, le président algérien démissionne, ce qui entraîne de facto l’annulation du premier tour des élections législatives remportées massivement par le FIS : le pays est à feu et à sang. « Mohamed Boudiaf, grande figure de la résistance algérienne, exilé au Maroc, est rappelé précipitamment pour prendre les rênes du pays », mais il sera assassiné à Annaba par son garde du corps. Les Algériennes et les Algériens assistent à la scène macabre sur leurs télévisions. Le pays bascule, sombre dans une violence aveugle et aveuglante. Or, c’est justement à quelques kilomètres du lieu du crime que l’écrivaine arrive avec sa famille pour se ressourcer sur la côte bônoise.

Le 15 septembre 2018, au musée Picasso, la résurgence de ces souvenirs traumatiques a donc empêché l’autrice d’écrire sur Baya : « Je ne cessais de déraper. Le passé m’avalait, m’éloignait du récit que je devais raconter. Je voulais écrire sur elle, et pourtant, je n’écrivais que sur moi. » Depuis l’événement du « faux barrage », elle a commencé à souffrir d’un étrange mal de ventre accompagné de vomissements. Mais sa deuxième nuit au musée de novembre 2022 s’avère propice à l’aboutissement d’un travail littéraire et mémoriel. Les gouaches et les sculptures de Baya stimulent, aident à poser des questions cruciales : « Comment sortir de la grande nuit ? » Kaouther Adimi creuse de nouveau, fouille, excave les histoires enfouies, consulte les archives, confronte les récits amputés et les silences. Doute de tout. La douleur et les vomissements persistent, les médecins, enchaînant les scanners et les prises de sang, s’entêtent : « Rien, elle n’a rien du tout. »

Les bouquets d’œillets dans l’œil de Baya

Née sous domination coloniale, en 1931, à Bordj El-Kiffan, dans la banlieue est d’Alger, Fatma Haddad perd son père à l’âge de 6 ans. Trois ans plus tard, sa mère, prénommée Baya, agonise. Indépendante d’esprit et dotée d’une impressionnante habileté manuelle, la jeune fille s’attribuera ce prénom maternel en guise de nom d’artiste. Elle observe attentivement les potières de Kabylie, commence très tôt à dessiner sur le sable et à modeler dans l’argile des petits sujets, s’approprie le mariage singulier du rose indien et du bleu turquoise et invente un pictogramme pour signer ses œuvres.

Pour subvenir aux besoins de sa famille, qui vit dans le dénuement, la fillette travaille avec sa « terrible grand-mère » dans les champs des grands expropriateurs coloniaux. La vieille femme est passée par plusieurs domaines, notamment la ferme horticole des Farges, propriété de Simone, la sœur de Marguerite Caminat, la « Française égarée en colonie » qui deviendra la mère adoptive de Baya. Si celle-ci a fasciné le Tout-Paris intellectuel, artistique et politique de l’après-guerre, c’est en grande partie grâce à cette femme et à son mari Mac Ewen, un peintre juif écossais. Le cénacle parisien la propulse très jeune déjà au sommet de la notoriété.

La ferme des Farges procure à l’orpheline un peu de joie dans un océan de misère. C’est là où son imaginaire bariolé va s’enrichir et trouver la voie de sa concrétisation. Elle observe avec pénétration ce qui l’environne, et tout lui est, dans les rares moments de repos, source d’émerveillement : « Les roses, d’un rouge profond, d’un rose pâle ou d’un jaune éclatant, forment des blocs intenses. Leur présence est massive, dominante, leurs têtes sont penchées sous le poids de leurs pétales. À côté, les œillets apportent une variété de nuances plus subtiles. Leurs couleurs varient du blanc au pourpre, s’étalant en vagues douces à travers le jardin. Les oiseaux de paradis, avec leurs formes singulières, tranchent dans ce paysage ».

Vers la fin de l’année 1943, Marguerite Caminat emmène Baya vivre chez elle. Négociant un pécule mensuel avec sa grand-mère, elle fait d’elle sa bonne. Mais, rapidement, leurs relations évoluent, et Marguerite devient la mère de cœur de Fatma. La jeune fille habite rue Élisée-Reclus (rue Omar-Amimour aujourd’hui), apprend à lire et à écrire, réalise ses premières peintures, se retrouve à circuler entre deux mondes – la semaine avec les colons, le week-end au milieu des colonisés :

« D’après les lettres, archives et notes de Marguerite, Baya se montre douce et navigue entre deux cultures, deux univers sans trop de mal, même si les débuts sont laborieux. Elle garde une forme de distance, ne se livre pas. En semaine, elle parle français, s’habille à l’européenne, écoute attentivement les conversations des artistes qui viennent dîner à la maison, car le couple aime recevoir. Le week-end, elle retourne dans sa famille, chez sa terrible grand-mère, retrouve son petit frère, parle arabe, suit les préceptes musulmans, fait le ramadan et la prière  ».

Naturellement, tout cela implique de porter le masque du dominé, pour faire face à l’arbitraire colonial, préserver son être, survivre.

Tout au long de cette deuxième nuit au musée, Kaouther Adimi multiplie les adresses à l’une des figures tutélaires de l’art algérien. Sous son œil protecteur, qui évoque un parcours mémorable et une enfance coloniale semée de vexations et d’humiliations, l’écrivaine veut mettre les mots juste sur son Algérie en guerre. Relèvera-t-elle le défi ?

Les années 1990 au miroir des toiles de Baya

« Baya est mon point d’appui, la colonne vertébrale de ce texte. Sans elle, l’écriture vacille. Baya est ce qui me permet de tenir, de reprendre souffle lorsque les souvenirs me submergent », écrit Kaouther Adimi. Ce livre restitue une expérience humaine bouleversante : les attentats auxquels elle a assisté, de 1994 (celui du faux barrage) à 2007 (celui du bus universitaire d’Alger), l’angoisse et la peur qui continuent d’habiter son imaginaire, ses inquiétudes perpétuelles, son rapport complexe aux langues arabe et française, les souvenirs de ses disputes avec son père sur le retour forcé et « dé-fi-ni-tif  » en Algérie.

Installée en France depuis treize ans, l’écrivaine ne peut que constater l’inquiétante présence du fardeau de ces ombres qui continue à surcharger ses écrits, et c’est avec le nuancier de Baya qu’elle essaye de défaire cette terreur. Mais, regrettablement, La Joie ennemie souffre du travers récurrent d’une partie significative des livres qui se publient sur la « décennie noire ». Le texte n’explicite aucunement le rôle de l’autoritarisme étatique et militaire dans l’essor et la cristallisation des mouvements islamistes et des groupes terroristes – notamment par le soutien actif du conservatisme religieux contre tout projet d’émancipation sociale et citoyenne. L’auteure, de fait, ne formule aucune réflexion critique sur la responsabilité de l’institution militaire dans les violences commises à l’encontre des civils, et l’on a le sentiment, en outre, que le lien entre les œuvres de l’artiste et les événements ensanglantés des années 1990 n’est pas établi de façon satisfaisante. Chapitre après chapitre, le livre juxtapose artificiellement les vies de deux femmes algériennes qui essayent de se parler par-delà les frontières du temps. On aurait aimé rentrer davantage dans des tableaux comme Femme aux oiseaux (1987), Femmes, bouquet et luth (1988), L’Oiseau et le palmier dattier (1989) ou Femme à la harpe (1997) pour découvrir sous un jour nouveau le conflit qui a dévasté le pays.

Cela n’en reste pas moins un livre important, auquel on ne saurait, au fond, reprocher vraiment de ne pas élucider les ressorts de cette guerre algérienne fratricide qui demeure insuffisamment documentée, étudiée, débattue et enseignée.