A l'Opéra d'Avignon, Samuel Achache et son quatuor d’artistes-auteurs-compositeurs-dramaturges recréent un art lyrique contemporain aux ressources étonnantes.
Un mur gris planté là isole l’avant-scène. Une jeune femme blonde aux cheveux mi-longs tirés vers l’arrière, loin de son grand front, s’avance. Elle est vêtue d’une chemise fushia parsemée de motifs floraux blancs, ouverte sur un T-shirt noir, et d’un pantalon de pierrot en satin. Elle adresse au public quelques phrases dont on va perdre le souvenir lorsque, juste après avoir dit qu’elle est une chercheuse scientifique, que son domaine est la biologie (et qu’on redouterait presque un théâtre-documentaire !), elle lance : « Quand ma mère est morte... », interrompt sa phrase, baisse la tête, rive ses yeux au sol, et ne bouge plus.
©Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon
Un temps pour apprivoiser la composition des genres
Cependant une autre femme est venue près d’elle, vêtue à l’identique et parlant à l’unisson. Pour l’instant on ne sait pas que cette autre est le double chantant de cette actrice, une voix magnifique d’opéra.
Et puis il y a, côté jardin, ce « truc » étrange : un portant à roulettes où se trouvent suspendues une douzaine de tiges immobiles. Un grand type est venu s’accroupir derrière cette machine, s’est saisi d’une de ces tiges – un balancier. Au bas de la courbe décrite, ce tube à section carré vient heurter (« pincer », à la manière de la touche de clavecin ou du doigt de harpiste) une corde : on a là, manifestement, une sorte de guimbarde géante d'une douzaine de notes, dont les sons sériels et ponctués diminuent à mesure que ces pendules réduisent leur course.
Il y a aussi, à la base de cet instrument, une caisse en bois qui tient à la fois de la boîte à cadavre et de la caisse de résonance – fonctions qu’on n’avait pas su voisines à ce point. Il y a encore l’orchestre dans sa fosse (pour ainsi dire), qui produit son beau vacarme sonore. Et enfin il y a les protagonistes du spectacle, qui viennent se placer les uns tout près des autres, côté cour, la main posée sur leur front baissé, mimant ensemble des corps traversés de spasmes douloureux.
©Jean-Louis Fernandez
L’art lyrique recréé
Tout cela pour un prologue théâtral et musical qui ménage au spectateur le temps d’accueillir et apprivoiser, d’emblée, un mélange des genres : du théâtre et de l’opéra qui vont lui offrir un cocktails d’émotions esthétiques d’une richesse étonnante.
S’il y a donc là de beaux tambours et d’émouvantes trompettes, c’est sans les uns ni les autres que Samuel Achache et ses comédiens-musiciens-compositeurs-dramaturges-chanteurs ont bien l’air de suivre une piste fort intéressante : un renouvellement inouï du spectacle lyrique. À telle enseigne que, loin d’inviter les meilleurs artistes, comme par un parcours de carrière obligé, à monter chacun leur tour qui un Carmen, qui une Trilogie, on pourrait souhaiter que Les Incrédules les mettent au défi d’apprivoiser quelquefois, aussi bien que cette bande d’artistes (Samuel Achache, Sarah Le Picard, Florent Hubert et Antonin-Tri Hoang), et dans des formes aussi libres, aussi inventives, le démon de la vie créatrice.
©Christophe Raynaud de Lage/Festival d’Avignon
Un peu profond ruisseau calomnié la mort (Mallarmé)
Notre héroïne reçoit chez elle, par téléphone, l’annonce du décès de sa mère. Le mur gris s’est retiré. C’est le premier d’une série de tableaux successifs. Dans son appartement, la jeune femme se tient dédoublée, mais aussi habitée, dans sa solitude, par la présence d’un quatuor timbré comme il faut : violon, violoncelle, saxophone et accordéon. Sans oublier, au fond de son trou, cet orchestre irruptif, sa forte présence illustrative, et même narrative quand il épouse les solos, duos, trios, chœurs des protagonistes. La Maman a donc été victime d’un arrêt cardiaque pendant qu’elle nageait, à la piscine de son quartier. Or, cette même Maman arrive dans l’appartement, dédoublée elle aussi, en parole et en voix.
Quiconque a vécu la mort de son plus proche parent (ou bien sait qu’il devra un jour faire face à cette échéance), pour peu qu’il lâche prise un moment (et n’est-ce pas pour lâcher prise qu’on vient au théâtre?), pourra être bouleversé par la reprise poétique de cet événement. Celle-ci se distribue sous les trois dimensions du dialogue (avec les gens, avec la défunte-revenante…), du chant (avec la détente du temps que la musique génère, avec ses boucles un moment répétées, avec ses couleurs qui répondent aux timbres variés, parfois improbables, de l’orchestre…), aussi dans la dimension de l’espace (la situation, le geste, les tons, les lumières, et puis l’incompréhension, l’inquiétude et d’autres sentiments indistincts mais idoines, dont l’expression est troublante, et encore le comique, ou l’absurde, qui se heurtent au caractère réel d’un impossible).
©Jean-Louis Fernandez
Les effets bouleversants d’un contrepoint éblouissant
Les tableaux (scéniques), les morceaux (de musique et de chant) et les moments (dramatiques) si bien tissés, commandent au spectateur, cloué sur son fauteuil au milieu du public, une véritable attention, et même mieux que cela : une « attentivité », pour ainsi dire, contemplative et singulière. La musique nous traverse, elle nous habite. Tempo et couleurs musicales relancent sans arrêt le ton métaphysique. L’agencement scénique signifie quelque énigme qu’on tourne dans tous les sens (par exemple le message que délivre un tapis troué). L’action dramatique nous étonne et cultive notre désir d’en apprendre davantage (par exemple l’autopsie burlesque du cadavre-vivant révèle qu’un osselet se trouvait dans son cœur). Les formes, toujours renouvelées, dans toutes leurs dimensions sensibles, ne nous laissent aucun répit.
De sens froid, tout cela paraît franchement insensé. Alors pourquoi, spectateurs, sommes-nous si captivés ? C’est que ce bouquet de formes esthétiques à géométrie variable parle, parle, parle, et qu’il parle pour nous : il parle du deuil. Quelqu'un (et même quelque chose) en parle enfin, et en parle bien : c'est une œuvre - événement rare. On serait fasciné à moins. Ces artistes jouent avec ce qui nous regarde et dont nous fuyons la question : notre condition. Et, comme l’héroïne, nous sommes là, devant l’immense énigme, nous autres, les incrédules. Gens de peu de foi. Désarmés ou mieux armés que les croyants ? Qui peut le dire ?
©Jean-Louis Fernandez
Un dénouement « incrédible », pour incrédules
Plus insensé encore, ce dernier et long tableau, qui, semble-t-il, va chercher loin dans le travail du deuil les réminiscences enchevêtrées de l’héroïne : le mariage de sa mère, l’église qui en formerait l’écrin, le mur de cette église où le salpêtre dessine le visage du Christ (mais comme les nuages dans le ciel dessinent des chevaux ailés, sans autre message), la grossesse, l’accouchement. On s’y perd et ce n’est pas grave. Il paraît que les auteurs ont travaillé, au début, le thème du miracle. Il surgit là, parmi les autres, comme un bout d’esquisse se laisse voir encore sur la toile, dans les réserves de l’œuvre achevée. Et la mère se couche enfin sur le sable. Le deuil est fini.
Reste ce spectacle tel quel, et ce public, tel que nous sommes, avec ces tableaux qui, à la manière de variations inépuisables, composent et entrelacent, encore et toujours, les traits dramaturgiques, la musique de chambre, la musique d’orchestre, la guimbarde à balanciers, les voix lyriques, une scénographie, pour tenter d’attraper au filet le sens toujours fuyant du destin commun : la maternité, la mort.
Les Incrédules, avec l'Orchestre de l'Opéra national de Nancy-Lorraine, Jeanne Mendoche, Majdouline Zerari, René Ramos Premier, Margot Alexandre, Sarah Le Picard, Marie Lambert, Pierre Fourcade, Antonin-Tri Hoang, Sébastien Innocenti, Thibault Perriard. Direction musicale : Nicolas Chesneau. Livret et dramaturgie : Samuel Achache et Sarah Le Picard, en collaboration avec Margot Alexandre, Thibault Pierrard et Julien Vella. Composition : Florent Hubert et Antonin-Tri Hoang.