Un ensemble d’articles thématiques, regroupés par période historique, permet de partir à la découverte des multiples rapports entretenus par les sens et le droit au sens large.

« Le droit doit certainement avoir une âme », professait le juriste portugais Paulo Ferreira da Cunha, au début du siècle, dans son ouvrage Le droit et les sens. « Mais il a aussi un corps », poursuivait l’éminent professeur, «  un corps dans lequel les symboles, l’iconologie, mais aussi la relation du juridique avec les arts et l’esthétique, gagnent de nos jours de plus en plus d’importance ». Loin d’être l’apanage des seuls professionnels de la justice, le droit se vit au quotidien, par tout un chacun, au sein du corps social. Il serait tout à la fois une matière sensible et sensitive. En cela, il est une « structure sociale vivante », à la fois normative et factuelle, affirme vingt-cinq ans plus tard le professeur d’histoire du droit Jean-Paul Andrieux dans le remarquable ouvrage qu’il a récemment dirigé, sobrement intitulé Le droit par les sens.

A travers sa lecture, nous partons à la découverte des rapports entre la perception sensorielle et le droit lato sensu, des manifestations sensorielles au sein du procès sous l’Antiquité à l’encadrement juridique de la « viande humaine ». Comment les sens — principalement ceux de la perception, mais également celui de la raison — agissent-ils concrètement avec (et sur) le droit ? Telle est l’épineuse question à laquelle se proposent de répondre les trois séries d’articles thématiques, regroupés par période historique (l’Antiquité, la Modernité et l’Actualité), qui forment l’ouvrage collectif.

Le choix des thèmes variés des contributions laisse à voir toute l’amplitude de l’utilisation des cinq sens pour créer, modeler et faire évoluer le droit — qu’il s’applique à une personne ou à un bien, qu’il se matérialise au seuil ou pendant la durée du procès — au cours de l’histoire. Si le droit protège aussi bien « la quiétude des sens  » des individus que l’existence ou l’intégrité de certains objets juridiques, cette fonction protectrice des (ou par les) sens a coexisté avec d’autres fonctions du droit, qu’ensemble elles ont contribué à faire évoluer.

Des sens historiquement protecteurs

Aujourd’hui, l’une des fonctions primaires du droit, dans nos sociétés occidentales, est de protéger l’individu, contre les autres, contre lui-même, contre la société ou l’administration, mais aussi, au delà-même de lui conférer des droits sociaux ou des libertés fondamentales, de protéger ses sens. Dit autrement, entre autres exemples développés dans Le droit par les sens, le droit s'occupe aussi de protéger ses narines des odeurs incommodantes — à travers notamment les règles juridiques organisant la mitoyenneté ou la législation environnementale régissant l’implantation des installations classées —, de protéger sa personne ou sa propriété de la vue ou des constructions des autres, de protéger son ouïe des agressions sonores émanant de la personne du voisin direct — fût-il gallinacé à crête — ou émanant de son propre dispositif portatif d’écoute de musique. Le droit protège encore l'intégrité physique grâce aux répressions pénales du meurtre, de l’attouchement sexuel, du viol ou encore de la torture. Il protège enfin notre sens du goût grâce au développement du droit de la consommation et d’indicateurs tels le Nutri-score ou l’obligation d’indiquer la liste des ingrédients des produits ultra-transformés. Cette fonction protectrice a par ailleurs pris plusieurs autres formes. Ainsi des objets courants qui furent, à des époques diverses, exposés à la contrefaçon ; les exemples topiques de la monnaie et de la margarine sont étudiés au sein de deux articles étonnants.

On apprend ainsi que la monnaie antique était évaluée grâce à des manipulations spécifiques : l’essayeur d’argent (le nummularius) opérait un examen minutieux faisant intervenir un arsenal sensitif caractéristique. Chaque examen opéré successivement faisait en effet appel à un sens : outre les yeux, premier sens mobilisé, les mains constituaient un véritable outil de travail du nummularius, éventuellement complétées, à l’occasion, par des pierres de touche ou un trébuchet. Les nummularii auraient également utilisé leur ouïe — qui, si elle n’est certes pas le premier sens utilisé par l’essayeur de monnaie, est celui qui a le mieux traversé les âges puisque, associé au poids, il forme la célèbre expression d’une monnaie « sonnante et trébuchante » dont la paternité remonterait à Aristophane (405 av. J.-C.).

La protection juridique du beurre face à la margarine est, quant à elle, symptomatique de la volonté des pouvoirs publics de partir en croisade contre les contrefaçons. Si la margarine est connue aujourd’hui de tous, peu nombreux sont ceux qui connaissent l’histoire judiciaire mouvementée de sa commercialisation. Perçue comme « un véritable affront à la gastronomie française », pour reprendre les mots du Pr. Thérage, elle est née du souhait de Napoléon III de proposer aux classes populaires un produit de substitution au beurre, moitié moins cher. Hyppolite Mège-Mouriès obtient en avril 1872 le droit de mettre un succédané du beurre fabriqué à partir de graisses animales sur le marché. L’invention va rapidement échapper à son inventeur et des industriels peu scrupuleux, animés par un esprit de lucre, vont produire des quantités importantes de margarine de piètre qualité. Mais il est un fait plus grave : la margarine sera régulièrement mélangée au beurre, pour en diminuer les coûts de fabrication, tout en étant revendue au prix fort. La Cour de cassation connaîtra donc, à partir des années 1875, de nombreux cas de falsification du beurre par mélange avec de la margarine. Le Conseil d’État reconnaîtra lui aussi, en parallèle, des caractéristiques de plusieurs aliments. Ses jurisprudences contribueront même à « faire évoluer le contenu du rayon beurre-œuf-fromage des supermarchés », tout en faisant avancer la jurisprudence sur des points de droit totalement étrangers à la gastronomie.

Des rapports évolutifs entre les sens et le droit

Pour une pratique juridique identique, l’utilisation des sens a pu évoluer au cours du temps. Un article sur le toucher royal des écrouelles entre le XIIIe et le XVIIIe siècle interroge par exemple la postérité de cette pratique : que reste-t-il aujourd’hui de ce phénomène qui a tant marqué les siècles passés ? L’existence d’un contact physique entre le peuple et le chef de l’État perdure bel et bien : on se rappelle peut-être le bain de foule agité de Nicolas Sarkozy lors du salon de l’agriculture en 2008, qui avait débouché sur un très médiatisé « Casse toi, pov’ con ! », ou encore la gifle donnée à Emmanuel Macron. Mais la signification a changé. L’État contemporain serait donc devenu guérisseur, non pas des âmes mais du corps social.

La garde à vue illustre également le phénomène d’évolution au cours du temps d’une pratique juridique faisant intervenir les sens. Cette forme de contrainte permet de connaître l’endroit précis où se situe une personne, en la maintenant soit dans la résidence du gardien, soit dans celle du gardé à vue. Naturellement, la nécessité pour le gardien de voir le gardé à vue lui offre également la possibilité d’entendre ses déclarations, voire d’obtenir des aveux ; les deux sens sont donc intimement liés. Qu’en est-il aujourd’hui ? Si la pratique est codifiée depuis 1958, elle consiste surtout en l’audition du suspect, ce qui lui confère un aspect éminemment réducteur, puisque l’aspect de surveillance visuelle de son intitulé est totalement passé sous silence par le code de procédure pénale — ce qui laisse à penser que la définition de 1958 « détourne manifestement le sens (originel) de la garde à vue » en sollicitant prioritairement un autre sens que la vue, en l’occurrence celui de l’ouïe.

L’évolution des rapports entre le droit et les sens se perçoit également au sujet de législations édictées au nom de la protection des sens par le droit. Tel est le cas pour la protection des monuments historiques à Paris. À la suite des destructions de la Révolution, Paris renaît. Napoléon Ier initie de grands travaux (Arc du Carrousel, Arc de Triomphe, colonne Vendôme) mais c’est sous Napoléon III, le neveu, que sa métamorphose aura lieu. Avec l’aide du baron Haussmann, le prince bâtisseur transforme en profondeur la ville, grâce à l’assainissement des rues médiévales, l’établissement d’un vaste réseau viaire et la mise en place de la procédure d’alignement. Ainsi, « à la fin du Second Empire, chacun contemple des siècles d’histoire et l’ineffable beauté de Paris ». Toutefois, à la Belle Époque, Paris change de visage sous la férule de promoteurs « sans vergogne » et d’architectes réformateurs, auxquels les règles d’urbanisme permettent désormais d’innover en autorisant davantage de surélévation et des débords importants. L’uniformité cesse d’être de mise. La présence de la Tour Eiffel, cette « ferraille inutile de 300 mètres », ajoute même aux crispations.

Selon Anne-Sophie Condette-Marcant, deux écoles s’affrontent alors : celle des thuriféraires d’Haussmann, admirant la symétrie et la simplicité de ses réalisations reléguant la Ville Lumière à l’état d’œuvre d’art, et celle de ses détracteurs, qui dénoncent un « caporalisme architectural », avec son lot de monotonie et de sécheresse dans le paysage. Après que la presse a eu alerté l’opinion publique sur le phénomène « d’enlaidissement de la capitale », certains hommes politiques, s’émouvant de ces mutations, se mobilisent pour mettre un terme aux agissements de la « horde de bâtisseurs sauvages qui s’est emparée de Paris ». Faut-il alors construire en respectant l’héritage du passé ou au contraire s’en émanciper ? La décision est prise de préserver l’histoire et le Parlement confie au Conseil d’État la mission de surveiller l’action de l’administration en charge de la délivrance des autorisations d’urbanisme, ce qu’il s’emploiera à faire en vérifiant les vues et en contrôlant l’appréciation des perspectives monumentales par le préfet.

La ritualisation du droit au prisme des sens

Sous l’Antiquité, la connaissance des choses passe par la vue et le toucher. « Le doute s’efface », écrivait Cicéron, « quand on a vu de ses yeux et touché de ses mains ». La main est alors considérée comme le siège de la puissance d’action d’un individu ; ainsi, l’action de toucher permet rituellement d’engager sa propre personne. En effet, c’est parce que sa main, et plus précisément sa main droite (dextra), est siège de sa capacité d’agir que l’auteur d’un toucher rituel peut, par le contact avec cette main, engager sa volonté. Le rituel tactile permet ainsi d’établir un statut juridique, soit que l’auteur de l’acte de toucher souhaite agir sur lui même grâce à la puissance de contamination de ce qu’il touche, soit qu’il souhaite agir sur l’objet touché — chose ou personne — afin de la « re-créer » rituellement par la contamination de ce qu’il est lui-même. Toucher de la main permet alors de changer rituellement la nature ou le statut de la chose ou de la personne touchée, d’affranchir ou d’asservir selon les cas, en produisant des effets invisibles sur une réalité juridique visible.

De même, en droit romain, la privation d’un ou de plusieurs repères sensoriels accompagne les condamnations réservées aux crimes les plus odieux, les summa supplicia. Cette agonie-spectacle peut prendre cinq formes : le feu, la crucifixion, la mise en fourche, l’envoi aux bêtes et la « peine du sac » (poena cullei). Cette dernière peine fait l’objet d’un article particulièrement instructif du point de vue de la symbolique des sens. La poena cullei était prévue par la lex Pompeia (53 av. J.-C.) contre le coupable de parricide lato sensu. Concrètement, il s’agit de « fouetter le coupable de parricide jusqu’à effusion de sang, puis de lui voiler le visage d’une peau de loup, de lui passer des souliers de bois, de l’enfermer dans un sac de cuir avec un chien, un singe, un coq et une vipère, puis de le conduire à l’aide d’un char attelé de bœufs noirs à la mer ou au cours d’eau le plus proche afin de l’y jeter. Privé de sépulture, le coupable, noyé, ne pourra plus jamais revenir sur terre ». La privation de contact avec le sol est corrélée avec la perte du toucher ; il faut également éviter le contact entre le parricide et les éléments (terre, air et eau) — d’où la condamnation à être cousu dans un sac hermétique.

Tout bien considéré, le toucher a donc eu de multiples fonctions au cours de l’histoire, dont celle de créer le droit. Exemple est pris, au sein d’un article particulièrement intéressant, du « toucher des écrouelles », pratique aux origines obscures que les rois de France ont assumée avec zèle et constance pendant plusieurs siècles. Une maladie d’origine tuberculeuse était supposée disparaître, presque miraculeusement, par le seul contact avec la main du monarque. Au-delà même de ses implications médicales, ce rituel a été doté de puissantes significations religieuses, politiques et philosophiques.

La théâtralisation des sens durant le procès

La théâtralisation des sens s’observe surtout au stade du procès. De façon presque contre-intuitive (la Justice n’est-elle pas traditionnellement représentée « les yeux bandés », voire même privée de main sous l’Égypte antique ?), la vue est régulièrement valorisée — « les yeux sont des témoins plus précis que les oreilles » — dans l’univers du tribunal. Les observateurs nous expliquent que « les tribunaux athéniens sont un univers sensoriel », un véritable espace de spectacle. Si le tribunal est en principe conçu comme l’endroit des « joutes oratoires », où l’ouïe serait le sens roi, le tribunal antique nous apparaît comme le lieu où la vision des juges est dirigée par les plaignants comme des metteurs en scène au théâtre.

Les juges — les héliastes — sont placés en position d’auditeurs et peuvent même, à l’occasion, devenir de véritables spectateurs de certains faits grâce à plusieurs procédés permis par le fonctionnement judiciaire. Les historiens ont bien mis en évidence le vacarme qui régnait dans les enceintes judiciaires à cette époque : « les juges n’écoutent pas tranquillement les discours prononcés, mais participent en acclamant ou en huant les individus à la tribune. » Du reste, de nombreux spectateurs, massés sur des gradins, sont présents lors des procès importants — la publicité de la justice est un principe fondamental dans l’Athènes classique — et les orateurs ne doivent pas oublier ce public particulier, qui va peser de façon indirecte dans le choix des arguments prononcés par les parties et dans les décisions des jurés.

Aujourd’hui, le procès est toujours — mais différemment — théâtralisé. Le jargon juridique utilisé dans l’enceinte judiciaire est en rapport étroit avec le champ lexical de la parole, audition, audience, témoignage, plaidoirie, débats ou « ténor du barreau »… L’ouïe permet aussi de pouvoir écouter les débats judiciaires afin d’y prendre part. Que se passe-t-il, alors, lorsque l’accusé ou le prévenu est dépourvu de ce sens ? Cela concerne en France quelques dizaines de personnes, soit moins de 1% de la population carcérale. En principe, la loi impose que des moyens spécifiques soient mis en place pour compenser ce handicap « invisible ». C’est le cas, par exemple, de la présence d’un interprète, et ce dès le stade de la garde à vue, sous peine de nullité de la procédure. Un article nous informe alors sur le fait que le déroulement des procédures pénales révèle une relative indifférence de la justice à l’égard des personnes poursuivies malentendantes.

En définitive, de tout temps, les sens — qu’ils soient celui de la raison ou ceux de la perception (autrement dit les « cinq sens ») — ont modelé le droit. Ces sens sont « à l’origine de l’expérience humaine alors que le droit en constitue l’un des aboutissements, en gouvernant les passions pour rendre la vie en communauté possible ». Les contributeurs au Droit par les sens, qui ne sont pas uniquement juristes, font astucieusement dialoguer la science juridique avec les expériences humaines et certains éléments provenant d’un autre milieu, qu’il soit culturel, scientifique ou épistémologique. Confronter ainsi le droit aux autres champs du savoir permet incontestablement d'enrichir la compréhension du théâtre judiciaire.