Ernst Kaltenbrunner est un personnage méconnu du Troisième Reich. Pourtant, son fanatisme au service de l’Autriche nazie et comme bras droit d’Himmler en font un responsable majeur de la Shoah.

C’est à un sinistre personnage que Marie-Bénédicte Vincent, professeure à l’université de Franche-Comté, auteure de plusieurs ouvrages sur Les élites administratives en Prusse (Belin, 2006), La dénazification (Perrin, 2008), ainsi que d’une remarquée Nouvelle histoire de l’Allemagne (Perrin, 2020), s’attaque en faisant la biographie d’Ernst Kaltenbrunner, nazi autrichien devenu, en janvier 1943, le directeur du Reichssicherheitshauptamt (RHSA), l’une des principales organisations de répression du Troisième Reich.

« Éternel second »   , personnage au parcours faiblement documenté, il n’avait jusqu'ici fait l’objet que d’une biographie de référence par l’historien américain Peter Black, qui lui avait consacré sa thèse en 1984 — l’un des principaux matériaux de cet ouvrage. L’auteure y apporte de nouvelles sources, notamment les témoignages d’anciens criminels de guerre, ainsi que les analyses du docteur Leon Goldensohn, le psychiatre américain de la prison de Nuremberg. Forte de ces éléments, elle dresse le portrait de Kaltenbrunner et, en miroir, celui de l’Autriche nazie.

La matrice autrichienne

Ernst Kaltenbrunner est né à Ried-im-Innkreis, en Autriche, en 1903, à une quarantaine de kilomètres du lieu de naissance d’Hitler, de quelques années son aîné. Issu d’une famille bourgeoise, fils d’un avocat et petit-fils d’un maire, il adhère très rapidement au courant « national-allemand ». Il est inquiet, comme beaucoup d’Autrichiens, que la partie autrichienne de l’empire austro-hongrois « perde sa position hégémonique dans les institutions politiques face aux revendications des autres nationalités, principalement des Slaves »   .

Ses idées politiques se radicalisent lors de son passage dans les corporations étudiantes de la faculté de Graz, notamment la Burschenschaft Arminia, une société de duel, qui lui vaut un visage atrocement balafré — ce qui constitue un motif de fierté pour lui. Il intègre ensuite la Deutsch-Völkischer Turnverein, une association de gymnastes gravitant dans la mouvance völkisch, puis le parti nazi, en octobre 1930, et la SS, en août 1931. Il se fait alors remarquer comme orateur lors de réunions publiques et subit ses premières poursuites judiciaires, dont l'une le conduit même à un bref passage en prison, au début des années 1930. L’auteure souligne néanmoins que cette radicalisation d’un juriste de bonne famille « ne constitue pas un cas isolé »   , évoquant le Dr Josef Auinger, futur gestapiste et chef d’un Einsatzgruppe en Russie, ou le Dr Gerhard Bast, au même destin funeste.

De la clandestinité au pouvoir

Après le coup d’État manqué de juillet 1934, les nazis autrichiens entrent dans la clandestinité et Kaltenbrunner s’impose comme le chef de la SS d’Autriche, à la suite de l’arrestation de son supérieur. Brièvement emprisonné en 1937, il ne « se distingue [cependant] pas par de quelconques faits d’armes en mars 1938 »   , au moment de l’annexion de l’Autriche par l’Allemagne nazie (Anschluss). Secrétaire d’État à la Sûreté au ministère de l’Intérieur du nouveau régime, par ailleurs député autrichien au Reichstag, il n’en participe pas moins à « des vols d’objets précieux au bénéfice des collections des plus hauts dirigeants nazis »   et contribue à la mise en place du premier camp de concentration en Autriche, celui de Mauthausen, près de Linz, ouvert en août 1938.

Le personnage n’inspire toutefois pas la confiance des autorités nazies, ainsi de Reinhard Heydrich, le bras droit d’Himmler et le directeur du RHSA, qui « le fait surveiller »   . Au point que le périmètre des responsabilités de Kaltenbrunner s'en trouve réduit, en avril 1939, au seul Danube – le pays alpin autrichien étant alors confié à Alfred Rohdenbücher. Cela ne l’empêche pas, en raison de son « compagnonnage » historique à la cause nazie, de bénéficier d’une aide financière substantielle d’Himmler, qui lui verse régulièrement des subsides « issus des fonds secrets de son état-major personnel »   . L’homme vit au-dessus de ses moyens, ce qui lui vaut d’être dénoncé par la SS pour son train de vie dispendieux.

Le chef du RHSA

Après la mort d’Heydrich, à l’été 1942, et à la suite d’un long intérim d’Himmler, jusqu’en janvier 1943, Kaltenbrunner est promu chef du RHSA, ce qui peut surprendre au regard de son parcours et de l’inimitié de certains hauts responsables nazis. Himmler reconnaît pourtant son obéissance en toute circonstance, mais est aussi « impressionné par ses rapports sur les pays étrangers obtenus par différents canaux »   . C’est donc un maître de l’espionnage qu’il fait venir à Berlin, à ses côtés.

Serviteur zélé, Kaltenbrunner participe à « la radicalisation des politiques répressives du Troisième Reich »   à partir du printemps 1943, en particulier à la Shoah. C’est d’ailleurs lui qu’Hitler charge, après l’attentat raté de juillet 1944, de l’enquête sur les responsables nazis (plutôt qu’Himmler). L’homme se fait « le gardien d’une ligne dure »   et se rapproche du premier cercle du Führer, en raison de son amitié avec Hermann Fegelein, le beau-frère d'Eva Braun, la maîtresse d’Hitler.

 La fin

Face à l’effondrement du Reich, Kaltenbrunner tente plusieurs séries d’opérations pour sauver sa peau. Il entame des négociations avec les Alliés pour monnayer la libération de détenus danois et norvégiens, en janvier 1945, puis l’entrée de la Croix-Rouge dans le camp de Mauthausen, en mars 1945. Le même, duplice et d’une cruauté sans nom, ordonne pourtant au même moment l’exécution des prisonniers américains et canadiens enfermés à Mauthausen et Theresienstadt en janvier 1945, celle des opposants politiques autrichiens de Mauthausen en avril 1945 et sabote même un accord négocié par Himmler avec l’ancien président la Confédération suisse pour libérer des déportés juifs en échange de 20 millions de francs suisses réunis par des donateurs américains, en janvier 1945.

En avril 1945, Hitler lui ayant confié les pleins pouvoirs sur l’Autriche, la Bavière et le protectorat de Bohême-Moravie, Kaltenbrunner essaye de créer un État dissocié de l’Allemagne nazie pour négocier une paix séparée avec les Alliés, puis tente à nouveau de trouver une porte de sortie en proposant la remise des œuvres d’art cachées au dépôt d’Altaussee, en prenant contact avec la résistance autrichienne. Traqué, retrouvé puis jugé par le tribunal de Nuremberg, devant lequel il nie toute responsabilité et refuse d’exprimer le moindre remords, il est pendu le 16 octobre 1946. Le tribunal du peuple de Vienne le condamne, à titre posthume, en mars 1947, à la saisie de ses biens, sujet d’un litige avec sa veuve jusqu’en 1957.

C’est toute l’ambiguïté d’un dirigeant nazi peu connu, absent même des premiers ouvrages sur les cadres du Troisième Reich (ainsi Les maîtres du Troisième Reich de Joachim Fest, en 1963), que Marie-Bénédicte Vincent remet au cœur du dispositif, en rappelant son rôle sinistre, en Autriche puis au cœur de l’Allemagne nazie, comme bras droit d’Himmler. C'est lui qui, au courant des manœuvres désespérées de son chef, en 1945, a inversé le rapport de force, « Himmler devenant [carrément] dépendant de son subordonné »   .