Gilles Dorronsoro montre comment les guerres civiles transforment en profondeur les sociétés et les comportements individuels, sous l’effet notamment des interventions extérieures.

En mars 2025, un article du Journal du dimanche titre « Explosion de la violence, islamisme… 42 % des Français se préparent à une guerre civile » en se basant sur un sondage commandé pour Le Figaro   . Cet article s’inscrit pleinement dans une tendance que Gilles Dorronsoro relève dans son ouvrage : une forme de « fascination » pour les guerres civiles, particulièrement au sein des tendances politiques les plus réactionnaires. Le politiste ne se contente toutefois pas de démonter ces fantasmes politico-médiatiques de la guerre civile : il s’attelle dans Le plus grand des maux à proposer une analyse globale du phénomène. Financé par un contrat de recherche européen, l’ouvrage est le fruit du travail d’une large équipe enquêtant sur des terrains variés (Afghanistan, Mali, Ukraine, Côte d’Ivoire, etc.) et représente à certains égards une forme d’aboutissement de la longue carrière de Gilles Dorronsoro lui-même (spécialiste entre autres de l’Afghanistan et du Kurdistan).

Le chercheur propose donc une sociologie (contemporaine) des guerres civiles et en éclaire toutes les étapes : de leur déclenchement à leur fin en passant par les transformations qu’elles produisent (dans le rapport à la violence, les comportements individuels ou les rapports entre institutions). S’il n’est pas possible d’épuiser en une recension tout le contenu du livre, attardons-nous sur quelques points particulièrement saillants.

Des ordres sociaux en concurrence

Le premier axe de réflexion ouvert par l’ouvrage tient à la définition même de la guerre civile. Contrairement aux préjugés que l’on peut avoir sur le sujet, Gilles Dorronsoro ne considère pas que le degré de violence soit déterminant. Au début des années 2000, la Côte d’Ivoire est ainsi plongée dans une guerre civile et coupée en deux (le sud contrôlé par le gouvernement, le nord par les « Forces nouvelles »), mais cette guerre civile ne fait quasiment pas de morts après la phase initiale de combats, en raison de l’interposition de soldats français entre les deux camps. Le politiste définit en réalité les guerres civiles comme une « situation d’équilibre – instable et provisoire – entre des ordres sociaux en concurrence sur un même territoire national ». Concrètement, cela signifie que plusieurs groupes s’affrontent pour le contrôle d’un pays et mettent en place des administrations différentes pour gérer les populations sous leur contrôle. Pour autant, la séparation entre les différentes zones n’est pas toujours complètement hermétique : le système scolaire reste par exemple parfois plus ou moins national (comme en Afghanistan, qui voit une coordination informelle sur le sujet entre gouvernement et insurgés).

Par ailleurs, la guerre civile provoque une profonde transformation des groupes sociaux et des individus. L’importance des ressources économiques tend ainsi à diminuer comparativement à l’influence politique des individus, tandis que des compétences spécifiques peuvent inversement octroyer un rôle central à certaines personnes (par exemple la maîtrise de l’anglais qui permet d’interagir avec la communauté internationale ou les ONG présentes sur place). Chaque ordre social valorise également de façon très différente une même appartenance communautaire ou religieuse : ainsi des Alaouites en Syrie, associés au gouvernement de Bachar al-Assad et donc valorisés dans la zone gouvernementale, mais parfois persécutés dans celles contrôlées par l’opposition. Des groupes sociaux peuvent disparaître à l’occasion d’une guerre civile (les paysans au Vietnam) ou au contraire émerger (les anciens combattants en Bosnie-Herzégovine).

Gilles Dorronsoro s’inscrit ici clairement dans une sociologie bourdieusienne, mobilisant abondamment les concepts de capitaux (ressources diverses mobilisables par les individus) et de champs (domaine régi par des règles qui lui sont propres et dans lequel s’expriment des rapports de force), même s’il la critique ou prolonge ponctuellement.

Des guerres ancrées dans le système international

Plutôt que de proposer une sorte de grande théorie transhistorique ou philosophique de la guerre civile, Gilles Dorronsoro se restreint à la période post-Seconde Guerre mondiale. En effet, il estime qu’il faut prendre en compte le contexte historique pour pouvoir construire une analyse pertinente des guerres civiles. En l’occurrence, les années d’après-guerre sont marquées par l’instauration d’un nouveau système international (incarné notamment par l’Organisation des Nations unies) qui affirme le principe d’intangibilité des frontières. Depuis 1945, les annexions (ou tentatives) de territoire sont relativement rares et très coûteuses pour les États qui s’y engagent (l’Argentine en 1982, l’Irak en 1990).

Par ailleurs, Gilles Dorronsoro considère que l’une des logiques fondamentales derrière les guerres civiles contemporaines tient à la question de la reconnaissance internationale. Il opère d’ailleurs ici un pas de côté notable par rapport à la définition traditionnelle de l’État de Max Weber : plutôt qu’un « monopole de la violence physique légitime », c’est un monopole de la représentation internationale dont l’État dispose. C’est ce qui explique selon lui que les enjeux de l’affrontement se concentrent sur des biens non divisibles (la reconnaissance internationale donc, mais aussi la monnaie, par exemple) et que les compromis sont quasiment impossibles : la reconnaissance ne se divise pas (sauf quelques cas, assez exceptionnels, de sécessions acceptées par la communauté internationale).

Loin d’être une affaire uniquement interne à un pays, les guerres civiles ne peuvent se comprendre sans prendre en compte les acteurs internationaux. Ces derniers apparaissent déterminants à toutes les étapes : ils peuvent faire évoluer les rapports de force sur le terrain (par l’envoi d’armes notamment), pousser certains acteurs à adopter leurs objectifs ou répertoires d’action (tel le groupe Hayat Tahrir al-Cham en Syrie, qui rompt officiellement avec al-Qaïda et la tendance jihadiste en 2016 pour se ménager la communauté internationale), aider les populations affectées par la guerre ou encore faire pression pour des négociations entre belligérants. Gilles Dorronsoro met en avant toutes les ambiguïtés de ces interventions étrangères qui sont loin de contribuer systématiquement à apaiser la situation. Ainsi, l’aide internationale peut déstructurer profondément les sociétés, tandis que l’organisation de négociations peut paradoxalement provoquer un très fort accroissement de la violence envers les civils (comme en RDC en 2010 où les miliciens Maï-Maï Sheka violent des centaines de femmes pour attirer l’attention de la communauté internationale et être invités aux négociations).

Un plaidoyer pour une véritable sociologie de terrain

Enfin, cet ouvrage propose une réflexion très approfondie sur les enjeux épistémologiques et méthodologiques, mais aussi éthiques, de la recherche en sciences sociales. Gilles Dorronsoro démontre consciencieusement l’impasse que représente le paradigme dominant en science politique : le néopositivisme. La grande majorité des travaux produits ces dernières années sur les guerres civiles (peut-être moins en France que dans les pays anglo-saxons, cela dit) s’adosse sur deux éléments : la théorie du choix rationnel et la quantification. En estimant que chaque individu prend ses décisions de manière rationnelle en effectuant un calcul coûts-bénéfices, la théorie du choix rationnel mésestime complètement l’importance des émotions, des idéologies ou des contingences dans les actions humaines : le choix de rejoindre une insurrection ne peut pas se comprendre simplement en tenant compte des bénéfices (par exemple économiques) attendus. La quantification, par sa volonté de tout réduire à des causalités statistiques, pose quant à elle de nombreux problèmes : arbitraire des seuils choisis (1 000 morts pour définir une guerre civile, quelle que soit la population du territoire considéré), opacité des données statistiques utilisées (issues le plus souvent d’une unique base de données qui ne cite pas ses sources ou de l’armée états-unienne qui ne peut pas être considérée comme une source objective et fiable), difficultés de traitement (pour transformer une corrélation statistique en une véritable causalité) etc. Gilles Dorronsoro souligne par exemple que la quantification peut aboutir à des résultats complètement opposés : certains auteurs démontrent que le déclenchement d’une guerre civile s’explique par la rareté des matières premières, tandis que d’autres l’expliquent par l’abondance des mêmes matières premières.

A contrario du néopositivisme, le politiste défend donc une approche comparatiste résolument appuyée sur des enquêtes de terrain. Certes coûteuses (en argent et en temps), ces dernières permettent aux chercheurs de produire eux-mêmes leurs données et de comprendre véritablement les sociétés qu’ils étudient, deux conditions indispensables pour ensuite tenter de monter en généralité. Au-delà de ses apports théoriques sur les guerres civiles, l’ouvrage est donc aussi une ressource précieuse pour les étudiants en sciences sociales en général (puisque ce même paradigme néopositiviste s’est largement imposé en économie par exemple).

Le plus grand des maux peut s’avérer parfois ardu pour les néophytes et souffre de certains défauts inhérents à ce genre de synthèses globales (des typologies qui n’épuisent sans doute pas toutes les situations finement analysées, une mise en avant de la théorie au détriment des exemples concrets etc.). Gilles Dorronsoro est toutefois le premier à le regretter et s’attache à illustrer systématiquement son propos par un ou plusieurs exemples ; quelques encarts ponctuels permettent également d’approfondir certains cas. Celles et ceux qui restent sur leur faim pourront puiser de nombreux compléments dans les travaux précédents de Gilles Dorronsoro (Le gouvernement transnational de l’Afghanistan. Une si prévisible défaite, 2021 ou Syrie. Anatomie d’une guerre civile, 2020, co-écrit avec Adam Baczko et Arthur Quesnay) ainsi que dans un récent numéro de la Revue française de science politique (« La production transnationale des guerres civiles », 74/3, juillet-septembre 2024) ; sans doute s’agit-il aussi de textes plus accessibles au grand public.