Philippa Foot, Elizabeth Anscombe, Mary Midgley et Iris Murdoch : quatre philosophes formées à Oxford ont défié le positivisme logique et changé le visage de la philosophie britannique.

Le Quartet d'Oxford est une étude croisée des vies de Philippa Foot, Elizabeth Anscombe, Mary Midgley et Iris Murdoch, dont les réflexions, formulées au cours de leurs études à Oxford pendant et après la Seconde Guerre mondiale ont durablement infléchi l’histoire de la philosophie anglaise. En se concentrant sur ces quatre figures féminines, les auteures Clare Mac Cumhaill et Rachael Wiseman mettent en lumière les obstacles auxquels se heurtaient les femmes souhaitant mener une carrière de professeure ; elles montrent aussi que les circonstances particulières qui ont permis à ces étudiantes de bénéficier de l’attention privilégiée de leurs professeurs révèlent, par contraste, les raisons de la faible féminisation de la philosophie britannique.

En exposant comment ces penseuses ont défendu leurs idées dans un contexte théorique particulier, marqué par la domination du positivisme logique, l’effacement de la métaphysique et le rejet de la philosophie morale classique, l'ouvrage propose finalement d'en brosser le paysage intellectuel.

Crise de la valeur et de la philosophie morale

Au début du XXe siècle, la philosophie anglaise était dominée par les métaphysiciens idéalistes, héritiers de Hegel, pour qui la conscience devait tendre vers la connaissance de l’Absolu. Avant la Première Guerre mondiale, ce courant avait été critiqué par des philosophes se réclamant du réalisme, comme Bertrand Russell et George Edward Moore, qui affirmaient que le sujet connaissant était distinct de l’objet connu. Il s’ensuivait, d’une part, qu’aucun Absolu englobant n’était atteignable et, d’autre part, que la philosophie, à l’instar de la science, devait découvrir une réalité indépendante de l’esprit qui l’étudie. L’observation devait dès lors remplacer la spéculation. En éthique, certains réalistes soutenaient que seule l’intuition permet de juger avec certitude de ce qui est bon ou mauvais. Pourtant, idéalistes et réalistes s’accordaient sur deux points : le fait que les jugements moraux ont un sens et l’idée que la réalité excède ce que peut observer ou mesurer les sciences de la nature.

En 1933, Alfred Jules Ayer commença à défendre une nouvelle philosophie, inspirée du positivisme logique, qui devait discréditer les idéalistes comme les réalistes. Il affirmait que l’analyse logique permettait de révéler la structure cachée du langage et du monde. Pour lui, les propositions ordinaires pouvaient être formalisées et clarifiées puis testées une par une en faisant appel à l'expérience. Toute proposition résistant à cette mise à l’épreuve ne formulait, selon lui, aucune pensée véritable. Il allait même jusqu'à proposer de réduire, par l'analyse, tout énoncé à des contenus sensoriels, seuls susceptibles de vérification. Ainsi, les énoncés métaphysiques des idéalistes, comme « L’Absolu entre dans l’évolution et le progrès », ou les énoncés moraux des réalistes fondés sur l'intuition, comme « Il faut aider son prochain », étaient à ses yeux dépourvus de sens. Ayer entendait en somme substituer à la philosophie traditionnelle une activité purement analytique, relevant de la logique et des sciences, reléguant les grandes questions existentielles telles que « quel est sens de la vie ? » ou « que devons-nous faire ? » à des confusions créées par le langage. Toute philosophie morale se voyait ainsi disqualifiée comme « non-sens ».

Richard Hare, dissident d’Ayer, fut profondément marqué par deux expériences vécues pendant la guerre : d’abord, le suicide de deux prisonniers japonais récemment libérés ; ensuite, le comportement d’un commandant envoyant sciemment ses hommes à une mort certaine. Pour Hare, une telle divergence radicale dans les intuitions morales montrait qu’elles ne pouvaient refléter une réalité morale objective. Aussi fut-il amené à conclure que les jugements moraux sont le produit d’une éducation particulière et non la perception d’un ordre moral indépendant. Il voulut alors maintenir la possibilité de tels jugements (contre le monde sans valeur conçu par Ayer) sans pour autant faire appel à des faits moraux objectifs. Selon lui, les énoncés moraux ne relèvent ni de la vérité ni de l’intuition, mais doivent être compris comme des prescriptions ou des impératifs visant à recommander (par ordre) ou à rejeter (par interdiction) certaines lignes de conduite. Contrairement à l'expression de simples émotions, les impératifs ont l'avantage de pourvoir entretenir des relations rationnelles les uns avec les autres : ainsi, pour reprendre l’exemple des auteures du livre, l'ordre de faire une omelette implique l'ordre de casser des œufs. Hare développa ainsi le prescriptivisme moral, soutenant qu'il pouvait y avoir une base rationnelle au désaccord moral.

Réponse au positivisme logique et au prescriptivisme moral

Les quatre penseuses étudiées dans le livre ont toutes cherché à contester le positivisme logique d'Ayer et de Hare. Car le danger de leur conception est de réduire l’existence humaine à la logique et au calcul, en déniant toute valeur à ce qui y échappe. Or, les êtres humains sont des «  animaux métaphysique  », selon l’expression de Schopenhauer, ouverts à l’infini et au transcendant – des notions sans signification pour Ayer.

Elizabeth Anscombe étudie l’action humaine en s’appuyant sur Aristote. Elle part du postulat qu’un homme est un corps organisé selon une forme spécifique, ce qui détermine un mode de vie spécifique. Il existe donc un schéma d’organisation et de développement qui caractérise l’être-homme, auquel participe tout être humain, correspondant à ce qu’on peut aussi appeler son essence. Anscombe entend étudier l’humain non pas à la manière de Descartes, par la conscience ou la psychologie individuelle, mais en observant la nature de l’animal humain. Elle souligne que certains énoncés biologiques échappent à la vérification empirique : dire que l’homme a trente-deux dents reste vrai même si certains en ont moins. Cela permet de penser une norme ou un idéal pour l’espèce, comprenant non seulement des caractéristiques physiques mais aussi des vertus. Une telle conception de l’homme rend l’évaluation morale possible. Mais, comme le soulignent les auteures, « tout comme beaucoup parmi nous n'ont pas une dentition complète, peu possèdent l'ensemble complet des vertus. Nous pouvons être patients mais non courageux ; être méticuleux mais manquer de gentillesse ». À l’aide de la philosophie de Wittgenstein, Anscombe conçoit l’être humain non comme une machine logique, mais comme un être social, créatif, curieux et spirituel. Elle s’intéresse au langage, dans la mesure où parler est un acte humain essentiel qui s’enracine dans les structures de nos vies. Ainsi, plutôt que d’étudier des individus particuliers, elle veut dégager la «  grammaire  » de la vie humaine en général : quelles pratiques, quels concepts comptent, comment la raison, l’instinct et le langage façonnent l’existence humaine. En d'autres termes, elle s'efforce « de comprendre quelles pratiques, quels concepts sont importants, quelles sont les différentes manières de poursuivre son existence, comment la nature, l'instinct, la raison et le langage sont façonnés par la vie humaine et la façonnent en retour », pour reprendre les mots des auteures.

Philippa Foot, de son côté, se consacre à la philosophie morale. Elle cherche à réfuter Ayer et Hare afin de rendre de nouveau possible les jugements moraux, en particulier pour légitimer la condamnation morale des crimes nazis. Comme nombre de ses contemporains, elle a en effet été marquée par l'existence des camps de concentration qui l’ont forcé à réviser le concept même de nature humaine. Or, selon Ayer et son positivisme logique, dire que les nazis ont eu tort est dépourvu de sens. Si la presse condamnait unanimement ces atrocités, « un tel langage n'avait aucune prise sur le monde dépourvu de valeurs qu'Ayer avait laissé aux philosophes », comme le résument les auteures. Face à cela, Foot s’attache à démontrer que les jugements moraux ont bien un contenu objectif. Elle conteste l’idée que le seul critère valable d’un jugement moral soit la cohérence interne, comme le pense Hare. Selon lui, si les principes d’un individu étaient cohérents entre eux et qu’il agissait conformément à eux, alors rien ne pouvait lui être reproché. En d'autres termes, on pouvait condamner des jugements incohérents ou irrationnels mais non des jugement injustes ou mauvais. Pour Foot, cela découle d’une opposition artificielle, établie dans la philosophie dont elle est contemporaine, entre des énoncés factuels et des jugements de valeur — ces derniers exprimant, pour Ayer, des émotions, pour Hare, des prescriptions. Sur la base de cette opposition, deux personnes peuvent, face aux mêmes faits, émettre des évaluations opposées sans que personne n'ait tort, ce qui empêche toute condamnation morale. Pour dépasser cette situation intenable, Foot remarque qu'en réalité, nos descriptions du monde par le langage sont tout autant descriptives qu'évaluatives : qualifier quelqu’un d’« impoli », c'est à la fois exprimer une désapprobation, une évaluation morale, et mettre ce jugement en rapport avec un fait (qui peut, avec cohérence, attester d'un geste d’impolitesse). Foot tente ainsi de reconnecter les valeurs et les faits, pour que la morale retrouve un ancrage dans la vie humaine.

Foot remarque aussi l’insuffisance du critère par lequel Hare fonde le prescriptivisme moral : ce dernier soutient qu'un principe de conduite devient moral dès lors qu’on lui attribue une portée universelle. Ce critère purement formel, n’évaluant aucunement le contenu de la moralité, est insuffisant aux yeux de Foot : si quelqu’un refuse de porter des vêtements colorés et pense que personne ne devrait en porter (de sorte qu’il attribuerait une portée universelle à ce principe), pour reprendre l’exemple des auteures, cela ne suffit pas à en faire un principe moral. En revanche, si cette attitude est justifiée par l’idée que le port de couleurs vives trahit une attitude ostentatoire, signe d’une prétention excessive, et donc constitue un vice, le jugement prend bel et bien un sens moral — quand bien même nous ne l’approuverions pas. Les termes de «  vertu  » et de «  vice  », que réhabilite Foot, renvoient à l’application des notions de «  bien  » ou de «  mal  ». Il y a pour elle une évidence en morale, à savoir qu’on ne peut pas qualifier n’importe quoi de bon ou de mauvais. Cela permet de justifier l’existence de valeurs et de reconnecter le langage moral à la vie humaine. Contre les tenants de l’éthique de la vertu, toutefois, Foot ne pense pas qu’il suffise de considérer un certain comportement comme une « vertu  » pour que celui-ci doive impérativement être observé. Pour elle, le vocabulaire de la vertu offre plutôt « une façon de regarder quelque chose », comme le formulent les auteures, une façon de juger des faits à la lumière de notre idée du bien humain.

Iris Murdoch, enfin, se confronte à l’existentialisme sartrien, qui, après la guerre, entend libérer la morale de toute référence à une nature humaine. Contre la perspective aristotélicienne d'Anscombe, Sartre affirme que l’être humain ne possède pas de forme de vie prédéfinie, propre à son espèce. Aussi, comme le résument les auteures, plutôt que de « chercher à suivre un critère du bien ou de valeur extérieur à nous, chacun, pris individuellement, est la source d'une image de l'homme tel qu'il doit être selon nous ». C’est par les actes que chacun façonne l'individu qu'il veut devenir. Mais Murdoch constate que cette liberté de choisir qui l’on est n’est pas la norme mais plutôt l'exception : dans certaines conditions, nos choix conditionnent effectivement qui nous sommes (comme entrer dans la Résistance, par exemple), mais cela n'est pas le cas en temps ordinaire. Murdoch critique donc l’idée, chez Sartre comme chez Hare, d’un sujet isolé, privé des fondements de notre pensée morale. En raison de leur expérience de personnelle et des changements apportés par la modernité, ces deux auteurs projettent l’être humain dans un monde sans valeurs communes ni structure éthique et métaphysique qui transcende les individus. Murdoch soutient, au contraire, que la liberté morale ne consiste pas à inventer ses propres principes moraux dans un monde vide de toute valeur, mais à s’orienter dans un monde déjà structuré par des valeurs. Pour elle, l’image de l’existence offerte par Sartre n’aide en rien, car elle n’est rattachée à rien d’extérieur ni de transcendant qui vienne la justifier.

Au-delà de leur relecture rigoureuse de l’histoire philosophique britannique, les auteures de l'ouvrage proposent aussi des éclairages biographiques marquants : la rencontre entre la jeune catholique Elizabeth Anscombe et le vieillissant Wittgenstein, son travail sur l’édition posthume des Investigations philosophiques, ou encore les remous causés par le fait qu’elle donnait ses cours en pantalon. On lit également son refus d’honorer Truman avec les professeurs d'Oxford. L’ouvrage, accessible et stimulant, donne à voir la difficulté pour ces femmes d’accéder à des postes académiques majeurs, tout en renouvelant notre regard sur un moment-clé de la philosophie du XXe siècle.