Ni sacralisée ni dévalorisée, la notion de "modernité" est ici décrite comme un imaginaire de scissions multiples dont la compréhension nous aide à saisir ce que nous pouvons en faire aujourd'hui.
Parmi les concepts fondamentaux que notre époque interroge sans toujours les éclaircir, celui de modernité occupe une place à part. Trop souvent caricaturée – sacralisée par certains, rejetée en bloc par d'autres – elle demeure pourtant un cadre de pensée crucial pour comprendre les tensions du monde contemporain. C’est à une telle réévaluation que se consacre Danilo Martuccelli dans L’Esprit de la modernité.
Sociologue et membre du Centre de recherches sur les liens sociaux (Paris), il articule son analyse autour de trois axes – historique, analytique et actuel –, montrant que la modernité, au-delà d’une période aux contours incertains, peut être saisie comme un « imaginaire de la scission » : une manière de concevoir le monde en rompant avec les conceptions religieuses, cosmologiques ou politiques du passé.
Pour autant, l'auteur n'en reste pas aux interprétations simplificatrices, qui se contentent de souligner l'autonomie croissante des individus par rapport au divin ou au monarque, ou le déplacement du pouvoir politique dans un lieu radicalement nouveau, l’État, fondé sur l’égalité de droit, et déployant la liberté dans l’histoire. Plutôt qu'une époque ou un programme figé, Martuccelli fait de la modernité l’objet d’un travail critique, en lui reconnaissant une double valeur : celle d’un constat sur ce que nous sommes devenus, et celle d’une ouverture vers ce que nous pourrions encore devenir. En d'autre termes, quels que soient les victoires ou les défaites attribuées à la modernité, l'important est selon l'auteur de savoir ce que nous envisageons de faire avec telle ou telle de ses interprétations.
L’ouvrage se distingue par l’ampleur de ses lectures et par sa position critique vis-à-vis des grandes interprétations de la modernité (de l’École de Francfort à Foucault ou Weber). Il propose une riche bibliographie mais ne fournit malheureusement pas de lexique des notions centrales qui font l'objet d'analyses approfondies (nature, conscience, individu, technique, religion, progrès, marché, etc.), de sorte que certaines analyses présupposent une familiarité avec les questions discutées.
Imaginaire moderne
L’auteur développe sa thèse à partir de la notion d’« imaginaires de la société », entendus comme des représentations globales, des « visions du monde », à travers lesquelles les individus orientent leurs actions et donnent sens à leur existence. Ces imaginaires fonctionnent comme des boussoles symboliques, qui servient de repères pour l’action. Parmi eux, on trouve les mythes, les religions ou d’autres formes collectives de signification, qui permettent à chacun de situer sa présence au monde.
Dans ce cadre, la modernité constitue un imaginaire particulier : plus qu’une simple série d’événements, elle serait d’abord un esprit, une disposition, structurée par un imaginaire de la « scission ». Ainsi, la modernière se serait construite par rupture avec les imaginaires antérieurs fondés sur la totalité : systèmes religieux, visions mythiques, ordres cosmologiques. Elle instaure une distance fondatrice, une séparation essentielle avec ces modèles anciens.
Dans cette perspective, il aurait peut-être été pertinent d’interroger également le concept de « société », souvent perçu lui-même comme une totalité nouvelle, prolongeant sous une autre forme les anciennes formes de subordination – désormais à l’État plutôt qu’à l’Église –, et dont le moteur serait l’intégration, notion aux significations multiples.
La scission moderne s’est exprimée sous diverses figures : rupture, distance, division, désenchantement, existence (au sens de « sortir de »), chacune correspondant à un domaine d’activité – artistique, scientifique, psychologique, historique… Elle ne modifie pas seulement nos relations aux autres et au monde ; elle organise en profondeur notre rapport à l’existence, en rompant avec les visions holistes du passé et en introduisant des séparations fondamentales, notamment entre l’humain et la nature.
Les lignes de faille
Cependant, cet imaginaire de la scission continue de générer des tensions qui appellent un travail critique. Par exemple, la question de l’exception humaine face au reste du vivant reste discutée. De même, l’idée de singularité individuelle ne doit pas être confondue avec l’individualisme associé à l’essor de l’État libéral. En effet, la modernité s’est définie par le remplacement des transcendants religieux par un principe autonome, incarné notamment par le régime représentatif, qui donne un cadre d’expression au libre jeu des individus, en unifiant ce qui était épars et en réalisant ce qui était en devenir. L’auteur évoque aussi d’autres tensions : que faire du changement si on cesse de le penser sous l’unique prisme du progrès ? Il aborde en fin d’ouvrage divers enjeux, dont une remarque rapide sur l’art contemporain et la division entre avant-garde et postmodernité.
Même s’il est difficile de résumer ces dernières analyses, Martuccelli en identifie plusieurs pôles majeurs. La science moderne, par exemple, inaugure une première rupture avec l’ancien monde religieux, celui des miracles et de la création. Cette scission entraîne aussi une séparation entre l’homme et la nature, entre perception sensible et connaissance, entre sujet et objet – avant même que n’interviennent l’empirisme ou le rationalisme. Ces distinctions internes pourraient être discutées davantage, notamment à partir de Kant et de sa Critique du jugement ou de la phénoménologie. La psychanalyse, quant à elle, pousse encore plus loin cette logique en affirmant que le sujet est séparé de lui-même.
Sur le plan social, la rupture ne passe plus par un ordre hiérarchique d’inspiration divine, mais par une tension entre liberté et égalité. Une grande partie de ces transformations s’amorce à la Renaissance et est relayée par les Lumières. Toutefois, Martuccelli souligne que le programme des Lumières ne résume pas entièrement le projet moderne. Autrement dit, l’imaginaire moderne de la scission n’a jamais pris la forme d’un seul programme. Il se construit sans cesse dans l’équilibre instable entre rupture et certitude.
Enfin, il est essentiel de noter que la coupure avec l’esprit de totalité médiéval n’a pas été absolue : une part de l’aura religieuse a été transférée vers l’État. Parfois, la modernité s’est même pensée comme un bloc homogène, refoulant finalement l’imaginaire bâtisseur dont elle procède. Et dans certains cas, elle a pris conscience des effets négatifs qu’elle a pu engendrer.
En somme, quelle réponse cet ouvrage apporte-t-il aux inquiétudes contemporaines ? Car il ne cache pas son engagement : il s’inscrit dans une démarche soucieuse d’accompagner l’époque, voire de l’alléger de certaines de ses angoisses. Il reste profondément traversé par une préoccupation pour l’avenir. Mais cet avenir ne peut être envisagé sans tenir compte des expériences passées, des promesses déçues comme des fautes commises. L’auteur assume pleinement l’héritage de ces imperfections accumulées au fil des siècles, sans pour autant tomber dans des jugements binaires (bien/mal, progrès/regression, profit/perte, contrainte/sacrifice). Il insiste aussi sur un point fondamental : ne pas confondre la modernité elle-même, sa critique légitime, et des prises de position contre-moderne.